Parole aux aînés: « On ressent qu’on ne sert plus à grand-chose. Pourtant, je ne me suis jamais sentie vieille »
Aux yeux d’une grande partie de la société, la personne âgée présente la fâcheuse caractéristique de n’être plus économiquement active. Dès lors, elle devient, pour la collectivité, un poids. Le Vif a voulu donner la parole aux aînés, pour avoir leur avis sur la question.
Léon, 89 ans: « Le fauteuil, c’est mauvais »
C’est un rebelle. Bien décidé à rendre visite à sa belle, en maison de repos depuis quelques années, y compris en temps de coronavirus, Léon n’a pas hésité à escalader grilles et barrières pour se faufiler chez elle… en entrant par la fenêtre. Tous deux sont mariés depuis soixante-et-un ans. Quelqu’un a dû le voir et le dénoncer, puisqu’il s’est fait pincer. La direction lui a demandé de quitter les lieux sur-le-champ. « Je partirai, a-t-il tranquillement répondu. Mais dans dix ou quinze minutes. Je ne suis pas un petit chien qui obéit aux ordres. » Sans surprise, cet ancien agriculteur se définit comme un casse-cou. Adepte de la marche nordique, il s’occupe aussi de son potager.
« Je ne suis pas vieux, assure-t-il. Je suis superactif et ne suis absolument pas près de partir en maison de repos. Dans certains de ces lieux, on entretient les gens mais on ne les stimule pas. Je pense, moi, qu’il faut rester ouvert et participatif. Sans quoi, on se recroqueville… Je ne tire pas de plan sur la comète pour la suite de ma vie. Je laisse couler, au jour le jour. On verra bien. J’ai déjà connu des renoncements, comme le fait d’arrêter de rouler à vélo pour limiter les risques de chute et de fracture du col du fémur. C’est un petit deuil. Alors je compense, par exemple par la marche. Je me sens heureux de la vie que je mène. Le fauteuil en journée, c’est très mauvais! D’ailleurs, je vous demanderai de ne pas rester trop longtemps. » Et Léon éclate de rire.
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Jeanne et Pierre, 90 et 84 ans: « Il faut avoir un intérêt à rester en vie »
Ils viennent de fêter leurs 59 ans de mariage dans leur maison du Namurois. Le Covid, ils l’ont à peine vu. Ils sortaient dans leur jardin et ont entretenu le lien avec leurs enfants, petits-enfants et fratrie par vidéoconférence. Ils ont même découvert, près de chez eux, des fermes qui leur permettaient de s’approvisionner en produits locaux. « On a appris à faire nos courses ici, disent-ils. L’atmosphère était lourde, mais pas pour nous. » La fermeture des maisons de repos leur a semblé raisonnable, pour protéger les résidents. Mais « on ne fait pas fort attention aux personnes âgées en général, regrette Jeanne, ni en maison de repos ni ailleurs. C’est vrai que, parfois, on les infantilise. Il faut trouver l’équilibre entre leur liberté et la prudence. D’ailleurs, on devrait parler de tout cela avec nos enfants. N’est-ce pas, Pierre ? Nous ne nous sommes jamais posé la question de la place des aînés parce que nous avons toujours fait ce que nous voulions. On a eu de la chance, mais on l’a suscitée aussi. »
Le temps passant, ils n’ont jamais cessé de se former, d’être curieux, utiles. « Il faut allier l’utilité et le plaisir, assure Pierre. C’est ce qui nous maintient. » « Avoir un intérêt à rester en vie, embraie Jeanne, avoir envie de faire ce qui n’a pas pu être fait plus tôt. » L’entretien du jardin commence à être lourd. Mais demander de l’aide n’est pas simple non plus. « Nos limites physiques sont comme un deuil que l’on doit accepter, reconnaît Jeanne. On sait que ça se terminera, mais quand ? Tant que ça va… »
Marthe, 83 ans: « C’est à des petits détails que l’on comprend que l’on vieillit »
« Jadis, estime Marthe, on avait plus de considération pour les personnes âgées. A présent, ce que l’on ressent quand on atteint un certain âge, c’est qu’on ne sert plus à grand-chose. » Pour autant, Marthe ne s’est jamais sentie vieille. Même si son corps, vrillé par des crises de polyarthrite, le lui rappelle parfois. Elle soulève doucement un pan de sa chemise à fleurs et découvre un petit appareil à poussoir : le fameux dispositif Télé-Secours. « Ce sont mes enfants qui m’ont obligée à le prendre parce qu’ils ont peur que je tombe, sourit-elle. Moi, je ne l’aurais pas fait, mais cela les rassure. Quand je pars en promenade dans un lieu où cet appareil ne capte plus de réseau, je prends mon téléphone pour pouvoir les appeler au cas où… » C’est à ces petites choses que Marthe perçoit le temps qui passe. « Oui, ce sont des petits détails qui montrent que l’on vieillit. Par exemple, dans le journal auquel je suis abonnée, il y a des mots anglais à toutes les pages. Cela me met en rage ! Que les journalistes utilisent des mots anglais, soit, mais qu’ils mettent au moins la traduction entre parenthèses ! Je n’ai pas non plus d’ordinateur, juste un petit téléphone portable, très simple. Quand on reçoit un courrier qui appelle une réponse, par exemple à l’administration, on ne renseigne plus un numéro de téléphone à contacter mais une adresse de courriel. Alors on fait quoi, nous qui n’avons pas d’ordinateur ? »
Du haut de ses 83 ans, Marthe, ancienne agricultrice, veut bien qu’on la questionne sur sa vieillesse, mais le mot « vieux », elle ne l’aime pas. « On pourrait nous appeler « les adultes », non ? Après tout, nous le sommes aussi ! » Elle rit, sous sa chemise à fleurettes. Elle est coquette et ne s’en cache pas. « Je trouve que même en prenant de l’âge, on doit prendre soin de soi. Je me teins les cheveux, par exemple. Je ne pourrais pas me voir grise. C’est comme ça. » Marthe est au clair avec l’idée de ne jamais aller vivre chez ses enfants. « Je ne veux pas les embêter. S’il le faut, je partirai en maison de repos. Je préférerais que ce soient mes enfants qui le décident. On a peut-être tort de parler de cela trop tard… » Pour Marthe, réussir sa vieillesse, c’est rester en accord avec ses proches, famille, amis, voisins. « La vie m’a appris que le bonheur, on l’a en soi. Il ne faut pas se poser mille questions mais se contenter de ce qu’on a. Bien sûr, c’est plus facile à dire quand on n’a pas de soucis pour boucler ses fins de mois. Mais être riche n’en a pas empêché certains d’être emportés par le Covid. Il faut pouvoir s’émerveiller devant une pâquerette. Le bonheur est simple. »
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Chantal, 82 ans: « Chaque matin, c’est cadeau ! »
« C’est moi qui ai choisi la maison de repos dans laquelle je vis depuis trois ans. J’ai quitté mon domicile en raison d’importants problèmes d’arthrose aux genoux. Ma famille s’est étonnée de mon choix. Mais je vis seule et mes frères et soeurs n’habitent pas dans ma région. Ici, j’ai quelques relations qui comptent mais je ne parlerais pas d’amitié. Il y a une résidente bientôt centenaire, que je considère presque comme ma grand-mère. Je la vouvoie. Elle me tutoie. Comme elle reçoit plus de visites que moi, elle partage souvent avec moi, ensuite, une friandise ou un biscuit qu’elle a reçu de ses hôtes. Si je ne la vois pas descendre à l’heure au restaurant, je m’inquiète pour elle.
On considère toujours que les plus âgés forment un bloc homogène. Ce n’est pas exact. L’âge n’a pas d’importance. J’ai 82 ans et je ne me sens pas vieille. C’est dans la tête que ça se passe. Je marche tous les jours et je fais quatre ou cinq kilomètres sur mon vélo d’appartement, en écoutant de la musique classique. Je chante volontiers. Réussir sa vieillesse, c’est accepter son âge et son état de santé. Rien d’autre. Je ne pense pas à la suite. Je vis au jour le jour. Plus on vieillit, plus on se rapproche de l’essentiel. Je partirai quand je partirai. Je ne crains pas la mort. Je suis sereine. Il y a quelque temps, je suis allée m’asseoir au chevet d’une résidente qui déclinait. Je n’ai pas dit un mot. Je sentais pourtant que quelque chose passait entre nous. Une présence, même silencieuse, c’est beaucoup. Je suis heureuse. L’existence, c’est un don. Chaque matin, c’est cadeau. La vie est belle. »
Luigi, 98 ans: « Pour être respecté, il faut soi-même respecter »
Il faut l’entendre lancer un franc « Pas encore ! », quand on lui demande à partir de quand il s’est senti vieux. A 98 ans, Luigi-le-pimpant, alerte et chaleureux, est jeune. Arrivé en Belgique depuis l’Italie en 1951, ce fils de tailleur, tailleur lui même, vit désormais dans une maison de repos bruxelloise. « C’est moi qui ai choisi de venir m’installer ici. Ma fille était d’ailleurs contente que je prenne moi-même cette décision. Assurer seul le ménage et les repas dans mon ancien lieu de vie devenait fatiguant. Même si je suis en bonne santé. Parfois, je me dis que j’aurais dû tenir encore un peu et y rester plus longtemps… Mais enfin, ici, où je suis arrivé l’an dernier – un jeudi -, je me suis adapté. » Jusqu’à répondre poliment mais fermement aux policiers venus lui demander pourquoi il ne se faisait pas vacciner contre le coronavirus…
Dans son joli pull en V vert, assorti à son pantalon, Luigi est de ceux pour qui la vie doit être prise du bon côté. « C’est-à-dire essayer de s’entendre à tout prix, au lieu de se faire la guerre. » Il sait de quoi il parle, lui qui l’a vécue, en Italie. « Je sais ce que vaut un homme en temps de guerre : rien. J’étais content qu’il n’y en ait pas eue pendant septante-cinq ans, mais voilà que ça recommence ! Nous sommes sept milliards sur cette Terre. Et je dois le respect à chacun. Contrairement à avant, les aînés ne sont plus considérés comme supérieurs aujourd’hui. Les jeunes et les vieux se valent. Donc pour être respecté, il faut donner l’exemple ! C’est mon principe de vie : le respect humain. Si je peux faire du bien, tant mieux. Mais sans attendre de récompense en retour, sinon cela ne vaut rien. » Supporter seul, chez lui, l’épreuve du Covid et de ses contraintes ne lui a pas pesé. « Dans toutes les circonstances de la vie, je trouve une façon d’exister qui me convienne et qui ne me fasse pas souffrir. Se mettre en colère, par exemple, cela fait du tort à l’esprit. La haine aussi ou un trop grand enthousiasme. Quand on ne peut rien changer à une situation – je suis seul et vieux, par exemple -, il faut changer d’idées. C’est comme ça qu’on peut bien vieillir. Bien sûr, il y a des moments où je sens le poids de certaines faiblesses physiques. Je dois être attentif à ne pas tomber. A prendre mes vitamines. Sinon, je ne pense pas à la suite. Je vis au jour le jour, c’est plus prudent. »
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