Panama Papers : Les responsabilités politiques en Belgique
Fraude fiscale, argent du crime, blanchiment, sociétés offshores… On ne peut pas dire que nos dirigeants n’étaient pas au courant. Cela fait des années que les révélations se multiplient. Or, malgré les promesses, rien n’a changé ou si peu. Complices, les politiques ?
Que n’avait-on déjà entendu au lendemain de la crise bancaire mondiale de 2007-2008… Le monde de la finance allait être mis au pas. Le mot régulation était scandé comme un leitmotiv par les politiques. Le secret bancaire allait disparaître. Les paradis fiscaux seraient impitoyablement combattus. Les pays du G20 brandissaient des sanctions au nez des Etats qui menacent la démocratie en hébergeant des fraudeurs de tous bords. Les dirigeants se sont-ils donné les moyens d’agir conformément à leurs promesses ? Aujourd’hui, rien qu’au sein de l’Europe des 28, c’est plus de 1 000 milliards d’euros qui échappent encore chaque année aux administrations fiscales des Etats membres alors que les déficits publics de ceux-ci frisent les 420 milliards.
Depuis la crise, les « leaks » – fuites de données financières -, se succèdent et se ressemblent, suscitant des déclarations politiques fortes avant que le soufflé ne retombe invariablement. Une première salve date de la fin des années 2000, avec le WikiLeaks de Julian Assange, dont les révélations portaient sur des câbles diplomatiques mais aussi sur les noms de clients de banques possédant des trusts ou des offshores dans des paradis fiscaux. Ensuite, en 2013, 86 journalistes de 46 pays, réunis au sein de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), ont épluché et publié les documents de l’OffshoreLeaks : plus de 2,5 millions de fichiers concernant près de 120 000 sociétés offshores, datant des années 1990 et 2000, permettant aux fraudeurs et aux criminels de dissimuler de l’argent sale puis de le blanchir en lui donnant une apparence de légalité. Dans le tas, une centaine de Belges sont cités, dont de nombreux diamantaires anversois. Parmi les principales banques concernées : UBS.
Deux ans plus tard, le SwissLeaks remet le couvert avec la révélation des comptes de 100 000 clients et de 20 000 sociétés offshores dans un système de fraude fiscale mis en place par la banque HSBC depuis la Suisse. Les archives traitées par l’ICIJ datent de novembre 2006 à mars 2007, soit juste avant la déflagration bancaire. Cette fois, 3 000 clients belges sont épinglés, dont 900 diamantaires d’Anvers. On découvre qu’HSBC dissimulait les fonds de ses clients principalement au Panama et aux Iles Vierges britanniques. Consternation : dans la liste de l’OffshoreLeaks, figurent des Saoudiens, parrains financiers d’Oussama Ben Laden. Selon le quotidien suisse Le Temps, dans au moins trois cas, HSBC a poursuivi une relation bancaire avec des clients soupçonnés publiquement d’avoir financé le terrorisme.
Il faut aussi ajouter dans la liste des « leaks », le LuxLeaks qui, fin 2014, a révélé des accords fiscaux très avantageux conclus, via de grands cabinets d’audit, entre le fisc luxembourgeois et 340 multinationales (Apple, Amazon, Pepsi, Ikea, Deutsche Bank…). Dont 26 sociétés belges, parmi lesquelles le géant brassicole AB Inbev et la famille de Spoelberch, son principal actionnaire, mais aussi le Groupe Bruxelles Lambert d’Albert Frère ou… Belgacom.
Enfin, avril 2016 : les Panama Papers. Il y a un air de déjà vu dans ces nouvelles révélations concernant des avoirs cachés dans des sociétés offshores au Panama. Mais cette fois, c’est l’ampleur et la fraîcheur des documents qui frappent. La fuite concerne 11,5 millions de fichiers dont les derniers datent de 2015. Ce qui laisse à penser que, depuis les années 1990 auxquelles remontent l’OffshoreLeaks et depuis 2007 surtout (date des documents SwissLeaks), rien n’a vraiment changé… On y retrouve les mêmes organisateurs : les banques UBS et HSBC. Parmi les noms cités : outre des trafiquants de drogue et d’armes, 12 chefs d’Etat et de gouvernement, dont le président d’Azerbaïdjan déjà éclaboussé dans l’OffshoreLeaks. Parmi les 732 Belges bénéficiaires de ces offshores, la famille de Spoelberch et des diamantaires anversois.
Ici, c’est le Panama qui se retrouve dans la tourmente. Avec plus de 100 000 sociétés dotées du statut offshore d’International Business Corporation, ce petit Etat d’Amérique centrale est considéré comme l’un des plus grands trous noirs financiers de la planète. En moins d’une décennie, Panama-City, la capitale, s’est couverte de gratte-ciel blancs qui lui donnent des allures hongkongaises. Le tout-puissant cabinet-conseil Mossack Fonseca (lire page 42), d’où est partie la fuite des 11,5 millions de fichiers, y a pignon sur rue, dans le quartier des affaires. Avec huit bureaux à travers le monde, il est un des plus grands spécialistes de la domiciliation de sociétés-écrans offshore dans des paradis fiscaux.
Belgique-Panama : liaisons dangereuses
On sait depuis longtemps que le Panama est le repaire de grosses fortunes, notamment belges. En 2013, le PTB avait publié une liste suspecte. Il avait été alerté par les révélations sur le secrétaire communal de Mons, Pierre Urbain, poursuivi notamment pour fraude fiscale via deux sociétés panaméennes. Le parti du travail avait alors fouillé dans le fichier Company Register, mis en ligne par un hacker en 2009 et y avait trouvé les noms de la moitié du top 15 des plus grandes fortunes du pays. Parmi celles-ci, les de Spoelberch et les Saverys, aujourd’hui cités dans les Panama Papers.
Ce parfum de soufre qui plane sur le Panama n’a pas empêché la Belgique de signer avec ce pays, le 12 novembre dernier, un accord encourageant et protégeant les investissements. Un accord critiqué par l’opposition qui soulignait qu’il s’agissait d’un paradis fiscal reconnu. « Un accord bilatéral afin de stimuler les investissements dans un tel pays risque de contribuer à l’évasion fiscale d’entreprises belges au Panama », prévenait le député PTB Marco Van Hees qui renvoyait à son étude de 2013. En outre, comme l’a souligné le CNCD (11.11.11.), cet accord prévoit un mécanisme d’arbitrage, comme dans le TTIP (partenariat transatlantique), via lequel des entreprises panaméennes peuvent attaquer la Belgique si l’action de celle-ci porte atteinte à leurs intérêts.
Par ailleurs, en décembre dernier, le gouvernement n’a pas inclus le Panama dans la liste enfin actualisée des paradis fiscaux, dont l’arrêté royal « fantôme » adopté en 2010 avait été perdu (Le Vif/L’Express du 5 avril 2013). Une liste qui permet au fisc de refuser des déductions pour double imposition, lorsque les revenus proviennent d’un pays où le régime fiscal est nettement plus avantageux qu’en Belgique, ce qui est clairement le cas au Panama. Il n’existe d’ailleurs aucune convention en vigueur ni aucun arrangement d’échange d’informations entre les deux Etats. Idem d’ailleurs pour les Iles Vierges britanniques, citées dans les Panama Papers. Celles-ci ont signé 15 accords bilatéraux (dont la France et les pays scandinaves), mais aucun avec la Belgique.
Aujourd’hui, on attend beaucoup de l’échange automatique d’informations financières entre autorités fiscales compétentes, lancé par l’OCDE et auquel ont adhéré 94 Etats. Ce système, qui prévoit un échange annuel de renseignements sur les comptes financiers détenus à l’étranger, devrait être mis en place à partir de 2017. Les leaders du G20 font pression sur le Panama pour qu’il s’engage à y participer, comme d’autres places fortes du secret bancaire (Suisse, Liechtenstein, Andorre, Saint-Marin…). Mais, après avoir accepté en novembre 2015, celui-ci s’est rétracté en février dernier. Or, jusqu’en mars dernier, le principal dirigeant du désormais célèbre cabinet Mossack Fonseca, Ramon Fonseca, vice-président du parti nationaliste au pouvoir depuis 2014, était ministre-conseiller du président panaméen et assistait au conseil des ministres…
Il reste tant à faire
De manière plus générale, on peut aussi se demander si les dirigeants belges ont tout fait pour lutter contre l’hémorragie fiscale révélée par les « leaks » et qu’on promettait déjà de juguler, en 2008. La réponse est clairement non. Certes, les derniers exécutifs ont pris des mesures comme l’obligation de déclarer ses comptes à l’étranger (depuis 2012), ce qui dépend de la bonne foi des contribuables, ou la taxe Caïman qui, depuis janvier 2015, vise à taxer les trusts et constructions juridiques que des contribuables belges ont établis à l’étranger.
Mais force est de constater que, sur les 108 recommandations de la Commission parlementaire spéciale sur la grande fraude fiscale de 2009, qui auguraient un vrai tournant, beaucoup n’ont jamais été exécutées. Ces recommandations ont pourtant été adoptées à l’unanimité des partis démocratiques, à l’issue d’un travail acharné qui fut une opportunité exceptionnelle dans l’histoire parlementaire belge. Dans l’équipe Di Rupo, le secrétaire d’Etat à la lutte contre la fraude John Crombez (SP.A) a bien tenté de faire avancer les choses, avec un certain succès. Mais le changement de majorité en 2014 semble avoir renversé la vapeur. Le juge financier bruxellois Michel Claise, qui a inculpé la filiale suisse d’HSBC il y a deux ans, ne cesse de répéter que le gouvernement Michel s’échine à casser ce que Crombez a construit. On ne peut pas vraiment lui donner tort. Le secrétariat d’Etat a en tout cas disparu.
C’est également l’équipe suédoise qui a adopté, il y a moins d’un an, la fameuse taxe carat, taillée sur mesure pour et par le secteur diamantaire. Avec ce nouveau régime fiscal, les sociétés diamantaires ne sont plus imposées sur leurs bénéfices mais sur la base d’un taux forfaitaire de 0,55 % de leur volume d’affaires. Conséquences : en pratique, les contrôleurs fiscaux auront mois l’occasion d’aller fourrer leur nez dans la comptabilité des diamantaires qui ne sont pas devenus plus vertueux sur le plan fiscal pour autant, comme les Panama Papers viennent encore de le montrer. Pas encore appliquée, la taxe carat est suspendue à une décision de l’UE qui doit déterminer s’il ne s’agit pas là d’une aide d’Etat déguisée au secteur.
Pour le reste, il est troublant de constater qu’il n’y a toujours pas en Belgique de parquet spécifiquement dédié à la criminalité financière et à la fraude fiscale, comme en France, ni de police fiscale, comme en Italie ou aux Pays-Bas. Une des 108 recommandations prévoyait pourtant d’accorder un statut d’officier de police judiciaire à certains fonctionnaires des Finances. En vain. L’Inspection spéciale des impôts (ISI), qui enquête sur les dossiers de fraude fiscale importants et significatifs, a néanmoins obtenu 99 agents supplémentaires, en 2015, après que son patron Frank Philipsen soit venu supplier le Parlement de le soutenir. Il en avait d’autant plus besoin que les deux années précédentes l’ISI avait vu ses effectifs diminuer de 40 hommes sur 600.
Bémol : austérité oblige, il n’y a pas eu de budget supplémentaire pour ces 99 recrutements (sauf pour 6 d’entre eux, de niveau A2), le SPF Finances fonctionnant avec une enveloppe fermée. Les autres administrations en pâtissent, en particulier l’Administration générale de la fiscalité (Agefisc) dont les effectifs ont déjà chuté de 20 % en dix ans. Or c’est celle-ci qui sera compétente pour traiter les données que la Belgique recevra, dès 2017, dans le cadre de l’échange automatique des informations financières. C’est elle qui assurera, pour la grande majorité des dossiers, le contrôle des contribuables qui n’ont pas déclaré leurs revenus à l’étranger et qui seront détectés par cet échange automatique.
On peut encore citer la demande de l’OCDE à ses pays membres d’adopter une politique administrative spécifique et opérationnelle pour les contribuables à haut potentiel de revenus, en d’autres termes, les grosses fortunes, celles qu’on retrouve dans les « leaks ». La France et le Royaume-Uni l’ont fait. Pas la Belgique. Or la demande date de 2005… Arrêtons ici la litanie. La liste est encore longue. Combien de nouveaux « leaks » faudra-t-il pour que les grands fraudeurs sentent enfin le vent tourner ? Tant que les dirigeants politiques ne prendront pas leurs responsabilités en la matière et décideront de faire des économies sur la sécurité sociale sans accentuer drastiquement la lutte contre la fraude fiscale, ils ne devront pas s’étonner d’être soupçonnés d’être les complices des contribuables fortunés dont les noms s’égrènent au fil des révélations de l’ICIJ.
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