Frédéric Van Leeuw

« On est confronté à des mafias de type plus sud-américain, qui fonctionnent comme des syndicats du crime »

Le dossier Sky ECC, du nom de cette messagerie cryptée qui était très prisée des milieux de la drogue, occupe actuellement un quart de la capacité d’enquête de la police judiciaire fédérale. La vaste opération menée ce mardi, contre des barons de la cocaïne, en est l’une des illustrations. Des centaines d’enquêtes ont été ouvertes aux Pays-Bas, en Belgique et dans de nombreux autres pays après l’interception d’un milliard de communications mafieuses cryptées par Sky ECC. « Une mine d’or à ciel ouvert, il n’y a plus qu’à puiser, mais il ne faut pas que la grue tombe dessus », avertit le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw.

La découverte des messages cryptés par Sky ECC a permis notamment de cartographier la criminalité en lien avec la drogue…

A Anvers, c’est toutes les nuits que les téléphones cryptés se baladaient sur les quais du port, principalement là où débarquent les bateaux venant d’Amérique latine. Nous avons observé une grosse bulle sur Bruxelles. Le phénomène n’est donc pas propre aux Pays-Bas. Il y a, en Belgique, une forte augmentation du très lucratif trafic de drogue, d’armes et parfois d’êtres humains, avec des règlements de compte, de la corruption, du blanchiment d’argent. Le trafic de cocaïne est en train d’exploser. D’énormes capacités policières sont consacrées à la poursuite du décryptage des communications, à la recherche d’autres éléments de preuve, à faire des dossiers… Dans une phase urgente, nous sommes intervenus directement pour intercepter des chargements de drogue et mettre fin à de la corruption, des fuites d’information et même de la violence, car des exécutions étaient programmées. Il a fallu ensuite s’assurer que nos trois pays, Belgique, France et Pays-Bas, ne travaillaient pas sur les mêmes groupes criminels. Ce qui avait un impact plus local a été identifié, à Anvers, Bruxelles, Liège ou le Limbourg. Les 14 PJF du pays lisent le dossier Sky ECC. Un quart des capacités d’enquête de la police judiciaire fédérale est mobilisé actuellement sur cette affaire et ce pourcentage va aller en augmentant à mesure que nous interviendrons, quand les dossiers seront prêts.

Après le terrorisme, c’est la nouvelle priorité du parquet fédéral. Pourquoi ?

On le sait peu, mais la lutte contre la criminalité organisée est l’une des tâches principale de mon parquet. La criminalité liée aux stupéfiants a un impact sur la société. Si un fait mineur détecté en décryptant Sky ECC était commis par un terroriste, la nouvelle ferait le tour du monde. Mais quand il s’agit de criminalité organisée, l’information passe souvent après celle consacrée au gens scandalisés par deux heures de file pour acheter un hamburger à Plopsaland. On se dit que ce sont des criminels qui se tuent entre eux, qu’il n’y a pas de victimes innocentes, mais c’est faux ! Il y a énormément de pression sur des gens qui occupent des positions intéressantes pour les activités criminelles et qui ne souhaitent pas pour autant être impliquées dans le trafic. On fait parfois venir des gens de l’étranger pour les intimider, les menacer. Le niveau de la violence augmente et cela a un impact plus systémique qu’on ne le pense. Le prix d’une vie baisse considérablement. Nous avons plusieurs dossiers à travers différents pays où des gens sont tués pour quelques dizaines de milliers d’euros. Il ne faut pas croire que la saisie d’une cargaison de plusieurs millions d’euros décourage les criminels. Il en vient d’autres derrière. Beaucoup de l’argent ainsi gagné est réinvesti dans l’économie réelle. En s’y attaquant, on va mettre inévitablement en difficulté des gens qui n’ont rien à voir avec la criminalité organisée, mais qui profitent sans le savoir de cet argent blanchi. Ce qui rend notre action parfois peu populaire, et les criminels le savent.

L’organisation de la criminalité organisée en lien avec les stupéfiants a-t-elle évolué ?

On est confronté à des mafias de type plus sud-américain, qui fonctionnent comme des syndicats du crime. Des organisations distinctes collaborent entre elles sur certains projets, s’opposent parfois sur d’autres. Il y a des spécialisations pour le blanchiment, les règlements de compte, les routes… Nous sommes plus sur un modèle de criminalité basée sur la violence, qu’on ne connaissait pas en Europe. Cela s’est vu avec l’apparition de la « mocro maffia » (NDLR: nom donné aux organisations de type mafieux tenues par des Marocains ou Marocains d’origine aux Pays-Bas et en Belgique). Un certain groupe s’est imposé après un combat contre d’autres aux Pays-Bas et en Belgique. Des gens prennent le dessus par la violence. On n’est pas loin du narco-terrorisme. L’objectif est de faire peur et d’intimider pour avoir les mains libres. Aux Pays-Bas, le frère et l’avocat d’un repenti, dont le témoignage a permis de confondre un baron de la drogue actuellement en procès, ont été assassinés, ainsi que le journaliste Peter R.de Vries, qui enquêtait sur le phénomène. Depuis lors, les avocats, même chez nous, réfléchissent à deux fois avant de proposer à leur client d’être repenti et certain journalistes évitent d’écrire sur le sujet. C’est une violence dont nous ne voulons pas ici. C’est pourquoi il est important qu’il y ait suffisamment de capacité à la police fédérale pour enquêter et mais aussi pour protéger. Les Pays-Bas ont par exemple revu toutes leurs procédures et consacré un budget de 71 millions d’euros à la protection.

Les enquêteurs sont très occupés pour l’instant. Habituellement, dans une enquête judiciaire, on cherche la pépite d’or à dix ou quinze mètres de profondeur. Ici, on a une mine d’or à ciel ouvert. Il n’y a plus qu’à puiser, mais il ne faut pas que la grue s’effondre parce qu’il y a trop. C’est une responsabilité énorme que nous avons. On insiste pour avoir des renforts malgré les économies budgétaires qui impactent la police fédérale. Le Ministre de la Justice a déjà autorisé des frais de justice considérables. Si on veut maintenir notre modèle de vivre ensemble qui fait partie de notre richesse, sans que les gens qui se baladent dans la rue risquent de se faire tuer, il faut vraiment intervenir maintenant pour exploiter les données de Sky ECC.

La corruption est endémique dans ce type de dossier où circulent des sommes d’argent gigantesques...

Les dossiers sont traités, selon les circonstances, par l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) ou la PJF locale concernée. Le nombre et la variété des cas nous a étonnés. Il ne s’agit pas nécessairement de personnes qui avaient un téléphone Sky ECC en main, mais qui, par exemple, acceptaient de rechercher des domiciles dans le Registre national, ce qui permettait aux criminels de localiser certains individus en vue de les influencer ou de les menacer. En continuant à analyser ces conversations, on découvre de nouveaux indices de corruption.

Les chiffres de Sky ECC donnent le tournis. Rien que pour la Belgique, en date du 15/10, près de 2 000 suspects, 433 arrestations, plus de 77 tonnes de cocaïne brute saisies. Pour un prix de vente au consommateur final de cinquante euros le gramme de cocaïne on arrive à une valeur de près de 4 milliard à multiplier par 2 ou trois parce que cette cocaïne ne sera fort heureusement pas pure mais coupée. C’est dire combien ce marché est juteux.

A-t-on identifié la ou les têtes de réseaux ?

Aujourd’hui, il n’y a plus d’intermédiaires entre les dirigeants qui se trouvent en Amérique latine et l’Europe. Clairement, depuis la paix en Colombie, les mafias sud-américaines inondent le marché européen, car le marché y est en pleine croissance tandis que les Etats-Unis sont saturés. Certains dirigeants se trouvent à Dubaï. C’est la raison pour laquelle on essaie d’avoir des accords policiers avec les Emirats arabes unis pour échanger des informations et des accords d’extradition. Cela demande un très grand investissement de la part du Ministre de la Justice aussi. Eurojust et Europol viennent en appui pour le partage d’information avec les autres pays et la « déconfliction », c’est-à-dire pour s’assurer que le travail d’un pays n’empiète pas sur celui d’un autre et que nous ne gaspillons pas de l’énergie en enquêtant à plusieurs sur les mêmes entités. Le parquet fédéral fait de même au niveau belge ; ce qui demande beaucoup de travail. Tout le Ministère public soit les quatorze procureurs du Roi, les cinq procureurs généraux et le parquet fédéral s’investissent considérablement dans ce dossier à des degrés divers. C’est du jamais vu en Belgique. Cela montre à quel point tout le monde est conscient qu’il était plus que temps de prendre le problème à bras le corps. Ce type de criminalité organisée est extrêmement dangereux pour nos pays. J’espère de tout coeur que tout le monde en est conscient

Plus de 2 000 personnes considérées comme suspectes, en Belgique

En mars dernier, le parquet fédéral et la police fédérale (DGJ) réalisaient la plus grosse opération policière jamais organisée en Belgique et dévoilaient les résultats provisoires d’une enquête menée au départ de la Belgique, des Pays-Bas et de la France et impactant des pays en Europe et ailleurs dans le monde, grâce au décryptage d’un milliard de communications dissimulées par le logiciel canadien Sky ECC. En Belgique, à la date du 15 octobre dernier, jour de l’interview, 273 dossiers ont été activés. Il s’agit de dossiers soit enrichis par les nouvelles données (80), soit totalement nouveaux (193). La majorité (161) concernent le trafic de drogue. Arrivent ensuite les infractions financières, les faits de violence, de corruption et d’infractions à la loi sur les armes. 433 personnes ont été arrêtées. Plus de 2 000 personnes sont considérées comme suspectes . L’investissement de la police fédérale est énorme. Mais les moyens restent insuffisants.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire