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Olivia Venet, présidente de la Ligue des droits humains : « La pandémie est un moment démocratique raté » (entretien)

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Pour lutter contre le coronavirus, les politiques n’ont trouvé qu’un seul vaccin : la restriction des libertés. De se déplacer, de se réunir, de visiter, de faire la fête… Remède de cheval ? La présidente de la Ligue des droits humains pose la question de la proportionnalité de ces mesures et du risque de s’habituer à la limitation de nos droits. Elle regrette la voie choisie par les autorités : l’infantilisation.

On a beaucoup parlé de menaces sur les droits et libertés, ces dernières semaines. On a pourtant peu entendu La Ligue des droits humains.

Ce n’était pas complètement volontaire. Nous avons été très actifs pendant la crise ; nous avons été alertés sur beaucoup de questions. Sur le traçage, la réorganisation de la justice, les pouvoirs spéciaux… Nous avons introduit un recours devant le Conseil d’Etat contre des arrêtés ministériels anti-Covid qui recourent de manière abusive au droit pénal. Nous avons aussi beaucoup hésité à introduire d’autres recours, par exemple concernant l’arrêté d’organisation de la justice. L’idée que le pouvoir exécutif organise la société est très interpellante. Nous ne l’avons finalement pas fait parce que ces mesures étaient temporaires et le recours risquait d’être sans objet. Puis il y a eu une réouverture de nos droits, avec le déconfinement. Mais on sent désormais que cela se referme et qu’il peut être nécessaire de réagir.

Le politique a créé une opposition entre « eux et nous ». Alors qu’il s’agit de « notre société », tous ensemble.

Dans une carte blanche (1), la Ligue écrit que « si des limitations aux libertés fondamentales peuvent se justifier dans certains cas, elles doivent toujours être proportionnées aux objectifs poursuivis et limitées dans le temps. Il s’agirait de ne pas l’oublier ». Nos dirigeants l’ont-ils oublié ?

Il est permis de s’interroger, et les réponses peuvent être variables d’une mesure à l’autre. Le principe de base de la société doit être la liberté. Plus le temps passe et plus celle-ci est limitée, plus la question de la proportionnalité doit se poser avec acuité. Je trouve que le risque majeur est une forme d’habitude à ces restrictions de libertés. Il y a bien sûr le droit à la santé, mais il n’y a pas que celui-là. Une mise en balance doit être faite. La règle doit être la liberté, pas l’interdit.

Quelle mesure vous semble la plus problématique ?

Sans doute la limitation de l’accès à certains lieux. Ce qui signifie, en fait, la limitation à certaines catégories de la population. Je peux comprendre les préoccupations des bourgmestres, mais je voudrais placer le débat à un niveau plus global. Les populations les plus précarisées ont aussi besoin de lieux de nature, d’espaces de libertés. Plutôt que d’interdire, les pouvoirs publics devraient proposer des choses. C’est ça, le rôle de l’Etat. Le risque, actuellement, est que toute une série de personnes se sentent exclues de la société et n’adhèrent plus aux mesures. Pour qu’il y ait adhésion, il faut que les mesures soient justes. Or, ce n’est pas le cas.

Les mesures anti-Covid affectent-elles davantage les plus précarisés ?

L’impact se fait clairement ressentir sur ceux qui ont moins de moyens. Ça, je ne l’accepte pas. Prenez la petite plage de Renipont, à Lasne. Depuis le 12 juillet, l’accès est limité à la population locale. Je peux concevoir que la bourgmestre (NDLR : la libérale Laurence Rotthier) veuille régenter l’ordre public. Mais les habitants ont déjà accès à davantage d’espaces verts que dans les communes urbaines. On aurait peut-être pu trouver une solution pour répartir les jours d’accès et en réserver certains aux personnes habitant hors de l’entité. Aujourd’hui, à Bruxelles, ceux qui n’ont ni jardin, ni balcon, ne peuvent plus sortir nulle part sans masque !

Le port du masque, a fortiori dans l’espace public, est-ce liberticide ?

Je ne suis ni médecin, ni virologue. Le port du masque poursuit un objectif légitime. Mais on peut s’interroger sur l’opportunité de devoir le porter partout, tout le temps. Tous les lieux ne sont pas équivalents. Je pense par ailleurs que le masque peut aussi nous permettre plus de libertés. Mais plutôt que de faire preuve de pédagogie, de responsabiliser, les autorités préfèrent avoir recours à la criminalisation. Une amende de 250 euros ! C’est complètement disproportionné par rapport aux moyens des plus défavorisés. Et ce n’est pas seulement dissuasif, lorsque l’on voit le nombre de PV dressés. Il faut arrêter de prendre les citoyens pour de mauvais élèves.

A Bruxelles, ceux qui n'ont ni jardin, ni balcon ne peuvent plus sortir nulle part sans masque. Une discrimination, pointe Olivia Venet.
A Bruxelles, ceux qui n’ont ni jardin, ni balcon ne peuvent plus sortir nulle part sans masque. Une discrimination, pointe Olivia Venet.© DEBBY TERMONIA

La Belgique aurait-elle fait le choix de l’infantilisation, là où d’autres pays ayant adopté bien moins de mesures contraignantes, comme les Pays-Bas, ont opté pour la responsabilisation ?

Tout à fait. La Ligue des droits humains le dit depuis le premier jour : il n’y a pas besoin de sanctions pénales. Il existera toujours des gens qui ne respecteront pas les règles. Mais quand les citoyens font face à des recommandations claires, ils sont capables de les suivre. Le politique a créé une opposition entre  » eux et nous « . Alors qu’il s’agit de  » notre société « , tous ensemble, la société du peuple que le politique doit gérer. Cette infantilisation est extrêmement dommageable. C’est un moment démocratique qu’on rate.

S’agit-il de l’avènement d’une gouvernance par la peur ?

Ça me laisse circonspecte, car ça induirait l’idée qu’il y aurait une forme d’agenda caché, de manipulation volontaire. Je ne pense pas que ce soit le cas. Par contre, dans un moment de peur, on peut accepter des restrictions de nos libertés et, sur le long terme, le risque est de s’y habituer.

Dans nos démocraties, le principal moyen d’action du citoyen reste le vote. Or, a priori, pas d’élections prévues ces prochains mois. Comment se faire entendre ?

On est masqué, pas bâillonné ! La crise sanitaire aurait pu être l’occasion de développer des espaces de démocratie participative, d’impliquer davantage le citoyen, d’élargir le débat. Je remarque tout de même beaucoup d’expressions via des associations, des publications, des cartes blanches… Que les gens demandent à être entendus au Parlement, écrivent aux ministres, manifestent ! C’est encore possible. Pour Black Lives Matter, 10 000 personnes ont défilé à Bruxelles. Beaucoup ont alors crié au scandale, à l’irresponsabilité. Mais les manifestants ont défilé en respectant les règles sanitaires et, quinze jours plus tard, il n’y a pas eu de hausse des contaminations. Personne ne l’a souligné…

Plutôt que le terreau des extrêmes, je préfère y voir celui de la mobilisation de ceux qui oeuvrent pour qu’on puisse réinventer notre société.

Après le déconfinement, le politique a craint une judiciarisation de la pandémie. Que des familles de personnes décédées dans les homes, ceux qui avaient reçu des amendes, ceux qui avaient fait faillite, etc. attaquent les pouvoirs publics. Cela n’a pas eu lieu. L’intervention de la justice aurait-elle été souhaitable ?

Il y a quelques procès en cours mais, c’est vrai, pas des milliards de procédures. La justice aura son mot à dire. Pas immédiatement, et c’est peut-être sain aussi. On n’est sans doute pas encore à même de tirer des enseignements. Il sera important, peut-être pas de chercher des responsables, mais de pouvoir identifier là où ça n’a pas fonctionné. Prendre la responsabilité de nos erreurs. Ce ne serait pas grave d’entendre un politique dire :  » Nous avons pris telle mesure et, finalement, il s’avère que ce n’était pas la chose à faire.  »

Vous avez déclaré (2) : « Moi, si on m’appelle parce que j’ai été en contact avec un malade, je ne donne pas d’infos car je ne fais pas confiance. Avec le traçage, les dirigeants de notre pays disposent d’un outil hallucinant de contrôle sur les citoyens ». Vous êtes toujours effrayée ?

Ce dossier m’effare. Lorsqu’un projet de loi présentant le traçage a été présenté au Parlement, la Ligue des droits humains a énormément travaillé – dans un dossier complexe, très technique – pour présenter un projet de loi alternatif. Nous l’avons envoyé à tous les chefs de groupe, l’accueil a été favorable… et pourtant le texte initial n’a pas bougé d’une ligne. Je ne me l’explique pas vraiment, si ce n’est par le pouvoir en coulisse de la Smals (NDLR : asbl qui développe l’informatisation des services publics) et de son patron, Frank Robben. Il serait temps d’enquêter là-dessus. Les enjeux financiers, de transparence, de respect de la vie privée sont énormes.

Le coronavirus, plutôt que cause de problèmes, n’est-il finalement pas juste un déclencheur ? L’élément qui fait exploser tous les maux préalables de la société : libéralisme économique exacerbé, défiance des citoyens envers leurs représentants politiques, polarisation des débats, désinformation…

Tout à fait. On peut aussi ajouter l’isolement des personnes âgées, les discriminations entre les différentes classes sociales, les failles de l’enseignement… Si la crise exacerbe un certain nombre de problèmes, je crois toujours en la capacité de relever ces défis, de mieux comprendre pour mieux agir. L’épidémie a aussi révélé de la solidarité, encouragé à la rencontre de son voisinage, réaffirmé la nécessité de revaloriser les soins de santé, de protéger les plus vulnérables… Plutôt que le terreau des extrêmes, je préfère y voir celui de la mobilisation de ceux qui oeuvrent pour qu’on puisse réinventer notre société. Peut-être que c’est cette leçon-là qui doit être tirée. Lorsqu’on ne regarde que les côtés sombres, quelque part, on les rapproche de nous.

(1) Lire : Coronavirus : il faut veiller au respect des droits et libertés

(2) Dans le magazine Wilfried, juin 2020.

Bio express

  • 1976 : Naissance à Bruxelles.
  • 2000 : Licence en droit à l’ULB, après avoir tenté la médecine.
  • 2003 : Juriste en droit des conflits armés à la Croix-Rouge.
  • 2006 : Intègre le cabinet bruxellois d’avocats Vergauwen comme spécialiste du droit pénal. Elle y deviendra ensuite associée.
  • 2006-2013 : Présidence de la commission justice de la Ligue des droits de l’homme.
  • 2018 : Elue présidente de la Ligue des droits humains, à la suite d’Alexis Deswaef. La troisième femme à occuper ce poste existant depuis 1901.
  • 2020 : Reconduction à la tête de la Ligue.

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