Caroline De Bock
Nouveau PDG à l’ULB : l’université, une entreprise comme une autre?
L’entrée en fonction en tant que directeur général de l’ULB de Michel Loebs, ancien président de Chiquita Europe, en septembre 2014, inscrivait déjà un tournant historique dans la « gouvernance » de l’ULB. Ce lundi 18 janvier marquait un pas de plus dans cette direction, avec l’entrée en fonction en tant que président du conseil d’administration de l’ULB de Pierre Gurdjian, ex- directeur général du bureau belge de McKinsey, multinationale de management et de consulting[1]. Pour la première fois depuis mai 68 – deux dirigeants d’entreprises auront les rênes de l’ULB.
L’université, gérée comme une entreprise
Un directeur d’entreprise a pour objectif de faire fructifier son entreprise et de réaliser des bénéfices, afin de pouvoir réinvestir dans l’amélioration ou la création de nouveaux produits, en concurrence avec les autres entreprises du secteur. L’entreprise doit chercher à être la meilleure du marché, à être compétitive, et rentable.
Cette exigence de compétitivité se retrouve également dans les textes de l’Union européenne, qui déclare vouloir faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde »[2], en développant la concurrence entre les institutions d’enseignement supérieur, afin d’attirer les meilleurs chercheurs et les meilleurs étudiants, et de ce fait le plus d’investisseurs privés.
Une direction de notre système d’enseignement mise sur papier avec la Déclaration de Bologne de 1999 : « nous devons en particulier rechercher une meilleure compétitivité du système européen d’enseignement supérieur »[3]. Déclaration qui insiste, pour ce faire, sur la nécessité de la mise en place de « critères et de méthodologies comparables » au niveau des systèmes éducatifs européens, pour en définir la qualité. L’exposé des motifs du Décret Paysage va également dans ce sens : « Aujourd’hui donc, il convient à la fois de consolider l’excellence de notre enseignement supérieur et de notre recherche […] et de renforcer sa visibilité internationale […] »[4].
Notre université semble bien se retrouver dans cette dynamique, puisque « Conformément aux statuts de l’Université, le président du Conseil d’administration de l’ULB devait être une personnalité extérieure à l’Université, capable d’animer les débats stratégiques et de renforcer encore le rayonnement local et international de l’institution. »[5]
La Table Ronde des Industriels Européens (ERT), un groupe de lobby qui réunit une quarantaine de PDG des plus importantes multinationales européennes, comme Nestlé, Siemens, Unilever ou encore Total, déclarait déjà en 1995 « une assurance de qualité et de comparaison, des outils largement utilisés dans l’industrie devraient être utilisés dans les systèmes éducatifs »[6]
C’est cette logique qui a donc amené à créer les rankings, ces classements internationaux qui mesurent la « performance » des universités. Mais qu’est-ce qui définit la qualité des institutions d’enseignement supérieur d’après ces rankings ? Quels en sont les critères ?
Il existe plusieurs classement internationaux, comme le Academic Ranking of World Universities, où six critères prédominent pour le classement des institutions : le nombre de prix Nobel et médailles Fields, le nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline, le nombre de publications dans les revues scientifiques Nature et Science, le nombre de chercheurs répertoriés et la performance moyenne des professeurs.[7]
En pratique ? Des chercheurs qui sont mobilisés pour toujours plus publier, dans des revues toujours plus prestigieuses, espérant être cités dans de nombreux documents et obtenir des prix prestigieux … peu importe leur action pédagogique. Mais la compétitivité des établissements d’enseignement supérieur a également pour conséquences de considérer certaines filières comme « non rentables » (des master spécialisés en langues anciennes, par exemple), et d’amener tout simplement à leur suppression.
La compétitivité des universités et grandes écoles, visant l’enseignement d’ « excellence » ne vise visiblement pas à le rendre plus accessible
Il est intéressant de souligner que les « meilleures » universités selon ces rankings, Harvard, le MIT, Oxford, Standford ou encore Cambridge, sont celles dont les frais d’inscription sont les plus élevés. Par exemple, un cursus à Harvard coûte annuellement 29 000 euros[8], il y a seulement un peu plus de 21 000 étudiants qui y ont accès, et près de 2 500 professeurs (ce qui donne un ratio approximatif d’un professeur pour huit étudiants).
La compétitivité des universités et grandes écoles, visant l’enseignement d’ « excellence » ne vise visiblement pas à le rendre plus accessible. Seuls des étudiants dont les parents sont fort aisés peuvent se permettre un cursus de cette envergure financière, à l’exception des meilleurs étudiants, triés sur le volet, qui ont alors la possibilité d’obtenir une bourse.
En conclusion donc, des frais de scolarité très élevés, qui ne permettent qu’à une extrême minorité favorisée de suivre ces cursus, comme une entreprise qui produit de la très haute qualité très chère. Si les critères d’actualité sont ceux des rankings, si nos universités sont gérées comme des entreprises, qui doivent être concurrentes et « rayonner », cela risque de se faire au détriment d’un enseignement émancipateur et accessible à tous, de renforcer l’élistisme et les inégalités.
Un enseignement supérieur calqué sur les besoins des entreprises
Nous pouvons d’ailleurs avoir une idée de la vision de notre nouveau président en examinant les publications concernant l’éducation de McKinsey, l’entreprise qu’il a dirigée pendant plusieurs années, et qui est largement active dans la consultance en éducation dans 50 pays différents : « Lorsqu’ils étudient, les jeunes n’acquièrent souvent pas une palette suffisante de compétences générales, les employeurs déclarent une pénurie particulière de compétences de base, comme la communication orale ou l’éthique de travail. » « Les employeurs ne peuvent pas attendre que les bons candidats frappent à leur porte. Dans les interventions les plus efficaces, les employeurs et les prestataires d’éducation travaillent étroitement pour développer des programmes qui correspondent aux besoins des entreprises ; les employeurs peuvent même participer à l’enseignement, en fournissant des instructeurs »[9]
McKinsey préconise donc une intervention accrue du secteur privé dans l’éducation, dans l’objectif de faire correspondre les compétences acquises par les étudiants avec les besoins sur le marché du travail.
Ce constat est partagé par l’ERT : « Dans les pays européens, il y a un écart toujours plus grand entre l’éducation dont les gens ont besoin pour le monde complexe d’aujourd’hui et l’éducation qu’ils reçoivent. »[10]
Ces directives se transposent à grands pas dans les textes officiels concernant l’éducation : la déclaration de Bologne en 1999 : « créer un espace européen de l’enseignement supérieur, comme moyen privilégié pour favoriser la mobilité et l’employabilité des citoyens », appliquée en Belgique notamment via la Décret Paysage, qui institue un nouvel organe chapeautant les institutions d’enseignement supérieur, l’Académie de Recherche et d’Enseignement supérieur (ARES). Son Conseil d’Orientation, composé notamment de huit représentants des milieux socio-économiques (sur trente-trois sièges), a pour but de « contribuer à une meilleure organisation du système d’enseignement supérieur en Communauté française et une offre d’études la plus en harmonie avec les missions générales de l’enseignement supérieur, en fonction des réalités socio-économiques et socioculturelles et des besoins à long terme estimés en compétences »[11]
Mais quelles sont donc ces compétences générales indispensables pour développer l’employabilité des jeunes en Europe et satisfaire la demande de main-d’oeuvre des entreprises? Quels sont les besoins de ce « nouveau monde complexe » ? Deux niveaux de compétences sont nécessaires. Tout d’abord, selon l’ERT, il est nécessaire d’avoir une partie de la population qui soit experte dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques. Les détenteurs de ces compétences sont ceux qui vont pouvoir créer des produits toujours plus innovants, qui vont rendre les entreprises plus compétitives. Le deuxième niveau concerne une large couche de la population, qui doit avoir les « compétences générales » dont McKinsey parle: des compétences en langues, en particulier l’Anglais et des compétences de base dans les nouvelles technologiques. En effet, lorsqu’on est employé dans une entreprise, et d’autant plus dans une multinationale, il devient absolument indispensable de pouvoir communiquer avec ses collègues étrangers et de pouvoir utiliser un ordinateurs, des programmes de bases, des tablettes ou autres.
Avec un enseignement de plus en plus tourné vers les besoins des entreprises, se forme une dualité dans le système éducatif : d’un côté, des universités d’élite, d’excellence, qui attirent les meilleurs chercheurs, les meilleurs étudiants et les investissements, et de l’autre, un enseignement supérieur de « seconde zone ». Une logique qui se transpose également dans l’enseignement obligatoire.
Ces besoins sont ceux des entreprises, qui fonctionnent dans une logique de rentabilité et de compétitivité. Elles qui vont donc investir dans les marchés rentables, qui correspondent à leurs objectifs. Mais les besoins pour notre société sont tout autres.
Les besoins du marché ou ceux de la société ?
Ces besoins sont ceux des entreprises, qui fonctionnent dans une logique de rentabilité et de compétitivité. Elles qui vont donc investir dans les marchés rentables, qui correspondent à leurs objectifs.
Mais les besoins pour notre société sont tout autres. Dès aujourd’hui, il est nécessaire d’investir dans la santé, pour que chacun.e puisse avoir accès gratuitement à des soins de première ligne peu importe son niveau socio-économique, dans une transition énergétique durable, dans des logements sociaux en suffisance et de qualité, dans un enseignement accessible à tous. Notre société a besoin d’enseignants, de psychologues, de transports en communs publics de qualité.
Mais ce n’est pas forcément rentable.
Pourtant, un tout autre enseignement est possible, et même nécessaire. Un enseignement tourné vers les réels besoins de la société, un enseignement qui combat les inégalités en tendant vers la gratuité au lieu de les renforcer en imposant des frais d’inscription exorbitants. Qui forme des ingénieurs, des informaticiens, mais aussi des enseignants et des psychologues de qualité. Un enseignement qui permette à chaque citoyen de s’émanciper, d’avoir accès aux clés pour comprendre le monde qui l’entoure et développer sa participation active et critique à la vie sociale, économique, culturelle et politique de la société. Un enseignement refinancé, publiquement donc, à hauteur de 7% du PIB. Accompagné d’un investissement par les pouvoirs publics pour créer et revaloriser les emplois qui sont plus que nécessaires pour combattre les inégalités dans la perspective d’un enseignement, et une société, des gens d’abord, pas du profit.
En plaçant les hommes d’affaires Loeb et Gurdjian à sa tête, ce n’est clairement pas la direction que prend notre université aujourd’hui.
[1] http://www.mckinsey.com/about_us
[2] http://www.europe-en-franche-comte.eu/L-Europe-en-Franche-Comte/Les-priorites-de-l-Europe/De-la-strategie-de-Lisbonne-a-l-Europe-2020
[3] Déclaration de Bologne, 1999, p.1
[4] Décret définissant le paysage de l’enseignement supérieur et l’organisation académique des études. Exposé des motifs. P.2
[5] http://www.ulb.ac.be/newsletters/newsletter.php?d=1&c=1&nl=231&cat=13
[6] Education for Europeans. Towards the Learning Society. 1995, ERT.P.30
[7] http://www.shanghairanking.com/fr/aboutarwu.html
[8] http://orientation.blog.lemonde.fr/2011/09/09/universites-qui-sont-les-plus-cheres-dans-le-monde/
[9] http://www.mckinsey.com/insights/social_sector/converting_education_to_employment_in_europe
[10] Education for Europeans. Towards the Learning Society. 1995, ERT.
[11] Déclaration de Bologne, 1999, p.19
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