« Nier ce qui distingue les sexes nuit à l’enfant »
Leonard Sax est devenu célèbre aux Etats-Unis en écrivant qu’un garçon et une fille ne devraient pas être traités à l’identique et demanderaient chacun une attention particulière. Diplômé en biologie et nanti d’un doctorat en psychologie, ce médecin généraliste d’une banlieue de Washington a su se documenter, parcourant la planète, visitant des dizaines d’écoles et suivant personnellement des enfants pendant des années, avant de devenir un consultant pédagogique prisé dans le monde anglophone. Son dernier ouvrage, Pourquoi les garçons perdent pied et les filles se mettent en danger (JC Lattès), pose un regard neuf sur l’éducation. Sans craindre la polémique.
Le Vif/L’Express : Vos livres sur les différences naturelles entre les sexes sont des best-sellers aux Etats-Unis. Ils vous ont valu les Unes de la presse américaine, dont celle de Time Magazine, mais aussi des attaques violentes. On vous a mal compris ?
Leonard Sax : On m’a accusé d’être rétrograde, sexiste, adepte des stéréotypes. Tout cela parce que je cite des différences entre hommes et femmes. Différence ne veut pas dire inégalité. Egalité ne veut pas dire uniformité. Or des intellectuels, des psychologues et des enseignants s’acharnent à nier la notion même de genre. Certains préconisent même de bannir l’usage des mots « fille » et « garçon » dans les écoles élémentaires, parce qu’ils évoquent des stéréotypes discriminatoires ! En niant, en occultant ces distinctions entre sexes, on nuit à l’enfant. Chez lui comme à l’école, il se sent incompris, laissé en plan, sommé de se débrouiller seul face à une société qui, elle, fourmille de préjugés sexistes absurdes et se chargera de le façonner de manière malsaine.
En France, le gouvernement a été à l’initiative d’une campagne contre les stéréotypes fille-garçon dans les rayons jouets des grands magasins. Qu’en pensez-vous ?
A la fac, pendant mes études de psychologie, j’étais convaincu, comme tout le monde, que le choix d’un jouet était une construction sociale. Le garçon prend plutôt le camion et la fille la poupée parce qu’il ou elle sent qu’on lui en intime l’ordre. Il y a du vrai, mais cela n’explique pas tout. Des chercheurs de l’université Yale ont donné ces mêmes jouets à des petits singes bonobos, nos plus proches cousins. Ces primates ignorent le signifiant masculin ou féminin de ces objets. Or une petite majorité des mâles a choisi les camions. Voilà pour l’inné : des recherches démontrent qu’en raison de petites différences cérébrales les garçons sont plus intéressés par le mouvement d’un objet, et les filles, par sa texture et sa couleur. Mais les petits humains sont considérablement plus nombreux à choisir le camion que les petits singes. En raison de la pression sociale. La culture amplifie la biologie.
Il y a donc du vrai dans les stéréotypes ?
Entendons-nous bien sur une évidence : hommes et femmes ont exactement les mêmes capacités intellectuelles, la même capacité d’acquérir une connaissance. Du point de vue de la psychologie cognitive, qui domine toutes les études depuis des décennies, il n’y a pas la moindre différence. Les hommes et les femmes se distinguent, en revanche, par leurs motivations. Par ce qu’ils ont envie d’apprendre, par ce qui suscite leur intérêt lors d’un apprentissage. En prenant en compte ces particularités dans l’enseignement, au lieu de les ignorer, on peut corriger le tir, éviter de perpétuer des aberrations et des inégalités professionnelles. Pourquoi trouve-t-on aujourd’hui si peu de femmes dans le domaine de la programmation informatique, alors qu’elles étaient majoritaires au début de l’ère des ordinateurs ? A mesure que ce job gagnait en prestige et en salaire, il s’est masculinisé. Et l’enseignement des bases de cette discipline est maintenant plus adapté, par sa pédagogie, à la psychologie et à la culture des garçons. Prenez la physique, une autre discipline boudée par les filles : même les couvertures des manuels américains annoncent la couleur : elles montrent presque toujours un garçon faisant une acrobatie à skateboard. Dans plusieurs écoles de filles que j’ai visitées, les profs ont considérablement augmenté l’intérêt et le niveau de leurs élèves en changeant tout simplement l’ordre du programme, pour aborder un peu plus tard, par exemple, l’étude de la vélocité, du mouvement, tout le vroum-vroum, boum-boum qui peut barber les filles mais captive les garçons.
Vous faites grand cas de l’hypersexualisation des toutes jeunes filles. L’école pourrait-elle les en préserver ?
Elle pourrait au moins aider nombre d’entre elles à se forger une identité en paix. L’une des mouvances du féminisme des années 1960-1970 récusait la pudeur sexuelle comme un diktat du patriarcat. Cette libération s’est muée, quarante ans plus tard, en hypersexualisation de la culture, qui opprime les adolescentes, les façonne très jeunes en objets sexuels au service des ados. Je considère comme avéré que la plupart des femmes s’épanouissent mieux sexuellement dans le cadre d’une relation affective. Or, à un âge immature, elles singent sans les comprendre des fantasmes purement masculins. Elles vivent une sexualité sans affection ni lendemain pour le seul plaisir des jeunes garçons. Elles se définissent essentiellement dans le regard de l’homme et oublient qui elles sont.
Vous en voulez beaucoup aux réseaux sociaux. N’exagérez-vous pas un peu ?
Au Moyen Age, c’est-à-dire en 1990, les jeunes filles trouvaient encore dans leurs journées un moment de réflexion, de retour à leur réalité, ne serait-ce que dans un journal intime. Maintenant, elles sont sur Facebook, non pour se raconter mais pour continuer à mettre en scène leur personnage public. Elles omettent leurs goûts réels en matière de musique ou de cinéma de crainte de déplaire, et ne se préoccupent, une fois encore, que de leur apparence. Elles y aggravent leur vide identitaire.
Quel est le rôle des parents ?
J’ai commencé à écrire mes livres quand j’étais médecin de famille dans la banlieue de Washington. J’avais rencontré des parents qui étaient très préoccupés par le je-m’en-foutisme de leur fils à l’école. Leur fille ? Aucun problème. Ses résultats étaient excellents. En fait, nous avons découvert dans mon cabinet que la jeune fille modèle se tailladait secrètement à la lame de rasoir. Les filles sont plus studieuses, ce qui rassure leurs parents et les conduit parfois à passer à côté de leurs malaises identitaires profonds, rançon de l’image illusoire de perfection qu’elles croient devoir maintenir en permanence dans la société actuelle. L’automutilation, l’anorexie atteignent des niveaux préoccupants aux Etats-Unis, qui tiennent avant tout à ce culte des apparences, à leur désir forcené de devenir femmes avant l’heure, et à une profonde insécurité sous-jacente.
Et les garçons, dans tout cela ?
Beaucoup d’entre eux jouent trop aux jeux vidéo. Leur extraordinaire réalisme, la richesse de sensations qu’ils procurent contribuent au pouvoir d’addiction sans précédent de ce monde virtuel. L’ado qui passe ses nuits à massacrer des méchants à la torpille à photons affiche certainement une volonté de puissance nietzschéenne irréalisable dans un monde réel plein de contraintes et de cours barbants. Et irréalisable aussi dans une société où le rôle du genre masculin est de plus en plus mal défini et son avenir professionnel, toujours plus incertain. En France, l’Académie des sciences a déclaré en 2013 que les jeux pouvaient avoir un effet positif, « stimuler l’apprentissage de compétences : la capacité de concentration, d’innovation, de décision rapide et de résolution collective des problèmes et des tâches ». Je pense plutôt qu’à haute dose ils isolent les ados du monde extérieur. Ce facteur pourrait contribuer à la régression du niveau intellectuel des jeunes garçons constatée dans divers pays occidentaux. Le Pr Michael Shayer, du King’s College de Londres, a fait passer des tests à plus de 10 000 enfants de 11 et 12 ans sur des notions mathématiques et physiques liées à la vie quotidienne, et noté une chute importante des résultats des garçons, comparés aux tests effectués il y a trente ans. En Norvège et au Danemark, des études sur des centaines de milliers de conscrits du service militaire révèlent un recul comparable à partir de 1994. Shayer y voit la conséquence du manque de jeux d’expérimentation pratique à l’école primaire et leur remplacement par la télévision et les jeux vidéo. En prime, ces derniers peuvent encourager les comportements machistes. Le Pr Pasquier, du CNRS, à Paris, constate que les jeunes garçons préfèrent les jeux vidéo qui apportent des émotions confortant une identité masculine dominante. Plus ils s’y adonnent, plus ils déclarent répugner aux pratiques culturelles féminines. Enfin, ces jeux exacerbent les pulsions violentes : dans un film, vous regardez des acteurs simuler un acte violent. Dans un jeu vidéo, c’est vous-même qui tirez une balle ou maniez la machette. Des chercheurs de Yale ont ainsi remarqué, sans ambiguïté, que ces jeunes développaient une image violente d’eux-mêmes, qui les incite à se comporter brutalement.
Comment éviter cette addiction ?
En rendant d’autres activités attrayantes ou accessibles. Un exemple américain : Dylan Klebold, l’un des ados tueurs de Columbine, avait été refusé par l’équipe de football américain de l’école, car il n’atteignait pas le niveau élevé requis. Il y a trente ans, dans un monde moins obsédé par la compétition et les résultats, on l’aurait fait jouer. Au lieu de cela, il a continué à trouver un exutoire à sa violence dans les jeux vidéo, jusqu’à s’y immerger totalement.
L’école peut-elle être plus attirante pour les garçons ?
On a presque criminalisé la masculinité des ados. J’ai appris qu’un gamin qui avait écrit une rédaction jugée trop sanglante sur la bataille de Stalingrad avait été exclu temporairement de l’école, le temps de subir une évaluation psychiatrique ! Au lieu de s’adapter au tempérament plus actif, plus dissipé aussi, des garçons, on les assagit à outrance, alors que c’est leur tendance naturelle. Chez les singes, tandis que les femelles apprennent sagement de leurs aînées à fouiller les termitières avec des tiges de plantes, les petits mâles préfèrent crapahuter dans les arbres.
Dans votre livre, vous mentionnez la polémique sur la prétendue invasion de la France par les plombiers polonais. Quel rapport avec l’éducation des garçons ?
Le problème spécifique des garçons, c’est le décrochage scolaire. Or le développement de l’apprentissage peut y remédier. D’où l’exemple du plombier. Aux Etats-Unis aussi, peu de jeunes Américains choisissent ce métier, pourtant vital et bien rémunéré, car il ne semble pas assez noble. L’école, les parents, évaluent trop la réussite sociale par l’accès aux études supérieures, qui ne sont pas adaptées à tout le monde. Or des pays comme l’Allemagne et la Suisse développent des programmes d’apprentissage excellents, qui prouvent leur respect du travail manuel, et plus profondément, leur compréhension de l’identité masculine. Je vois dans ces formations techniques un reflet de la transmission du savoir qui s’opérait entre hommes dans les sociétés traditionnelles. Une affirmation masculine revigorante à une époque où les hommes, principales victimes des bouleversements du monde du travail, semblent avoir quelques problèmes d’identité…
Philippe Coste
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