Ce 26 mars sera le jour du « Earth Hour »: à 20h30, des millions de personnes éteindront la lumière durant une heure. L’occasion pour Antoine Lebrun (directeur général du WWF-Belgique) de revenir sur ce constat: il faudrait plus de 4 planètes pour soutenir le mode de vie des Belges. La question n’est pas de savoir s’il est nécessaire de modifier ses habitudes ou de compter sur la technologie, mais de faire les deux. Et vite.
Plus de 4, c’est le nombre de planètes nécessaires pour soutenir le mode de vie des Belges si toute l’humanité vivait comme nous. Mais concevoir la taille, le poids ou la superficie d’une planète nous échappe tant les ordres de grandeur nous dépassent. Les choses deviennent déjà un peu plus tangibles quand on pense aux conséquences de la surexploitation des ressources naturelles : hausse des températures et du niveau des mers, effondrement de la biodiversité, etc. Mais cela reste toujours un peu loin, concerne souvent quelqu’un d’autre, demain ou ailleurs.
Or aujourd’hui, nous sommes déjà confrontés à la rareté des ressources, suite logique d’une surexploitation de longue date. L’humanité a dépassé depuis 1971 la biocapacité de la Terre, c’est-à-dire sa capacité à régénérer ce que nous consommons : carbone, nourriture, eau, bois, etc. Ce dépassement était identifié dès 1972 par quatre jeunes scientifiques du MIT dans un rapport intitulé « Les limites de la croissance », mieux connu sous le nom « Rapport Meadows« . On parlait déjà à l’époque de la décennie de l’indispensable action…
Cinquante ans plus tard, la biocapacité[1] est passée de 2,6 à 1,6 hectares globaux (hag) par habitant, tandis que l’empreinte écologique[2] restait relativement stable, à 2,7 hag par habitant. En résumé, nous consommons chaque année davantage que ce que la planète est capable de régénérer. Au niveau mondial, il faudrait 1,75 planète pour soutenir durablement notre consommation, ce qui signifie que nous accumulons une immense dette naturelle pour les générations futures…
La situation décrite alors comme intenable en 1972 l’est encore davantage aujourd’hui. L’épuisement des ressources après 50 ans de surexploitation crée une tension de plus en plus grande entre l’offre et la demande pour plusieurs biens de base comme la nourriture, l’eau ou l’énergie, laisse craindre des pénuries dans les pays à faibles et moyens revenus et alimente de fortes variations de prix. Malheureusement, ces crises risquent d’être de plus en plus fréquentes et vont, en plus d’alimenter des hausses de prix, hypothéquer notre indépendance géopolitique et notre capacité de défendre nos intérêts. C’est ce que nous pouvons observer aujourd’hui sur le marché de l’énergie où la tension sur les prix, exacerbée par l’invasion de l’Ukraine, nous met en grande dépendance par rapport à la Russie et nous prive de la capacité de réaction dont nous voudrions disposer.
Mais revenons à ce que nous pouvons observer directement, de nos yeux de simples citoyens. Bien avant la montée du niveau des océans, la hausse des températures ou encore l’effondrement de la biodiversité, phénomènes que seuls les scientifiques sont à même de constater et de nous décrire, nous serons les témoins de ces crises qui vont nourrir les inégalités, frapper les plus pauvres, alimenter des troubles sociaux et politiques, et parfois se transformer en guerres et en drames pour les populations civiles les poussant sur les routes de l’exode. Au final, les réfugiés et les migrants sont le visage de l’épuisement des ressources naturelles que nous ne voulons pas voir depuis 50 ans.
Notre extraordinaire niveau de vie est également en jeu
Il est à ce titre urgent que nous prenions tous conscience que les problèmes que nous décrivent la communauté scientifique depuis 50 ans sont bien plus que l’affaire des climatologues et des biologistes, c’est notre problème à tous. Bien davantage que protéger le climat et la biodiversité, il s’agit de préserver notre planète et les conditions de vie hors norme que nous avons réussi à bâtir. Car sur le long terme, l’état de développement atteint en ce début de XXIème siècle représente parmi les meilleures conditions jamais offertes à l’humanité, que l’on regarde l’espérance de vie, les opportunités de développement économique, les possibilités d’éducation, de mobilité sociale ou géographique. Bien sûr, il reste des régions où ces conditions ne sont pas accessibles au plus grand nombre ; bien sûr, certaines choses doivent encore être améliorées, tandis que d’autres se dégradent. Mais le progrès est indéniable et la période que nous vivons est tout à fait exceptionnelle à la lumière des conditions d’épanouissement qu’elle offre à chaque individu. Et pour permettre à l’humanité de continuer à bénéficier de ces conditions de vie, il est impératif de rétablir un équilibre entre notre utilisation des ressources naturelles et la capacité de la planète à les régénérer.
Restaurer cet équilibre passe d’abord par la protection et la restauration de la biocapacité. Cette dernière est indispensable pour produire la nourriture, le bois et les fibres, pour absorber nos déchets comme le carbone, pour nous donner de l’eau douce et de l’oxygène, etc. Protéger et restaurer la biocapacité de la Terre, c’est protéger les écosystèmes qui capturent notre carbone, produisent notre oxygène, et nous fournissent l’eau douce et de nombreuses autres ressources donc nous dépendons. La lutte contre la destruction des forêts ou contre la surexploitation des océans sont deux combats exemplatifs parmi d’autres de la protection de la biocapacité.
Restaurer cet équilibre passe ensuite par la réduction de notre empreinte écologique, ce qui passe avant tout par la réduction des quantités consommées et le choix des technologies les plus efficientes. Nous n’avons pas le choix de l’un ou de l’autre. Dans le domaine de l’agriculture en Belgique par exemple, seul près d’un quart (23%) des céréales est destiné à l’alimentation humaine, le reste est consacré à la nourriture des animaux d’élevage (56%) et aux agro-carburants (21%). Manger moins de produits d’origine animale est donc un facteur majeur pour faire diminuer notre empreinte. Dans le secteur du transport, le choix des technologies les moins émettrices de carbone et des véhicules les plus légers peuvent nous permettre de diminuer drastiquement notre empreinte.
Pas besoin de slogans, mais de lucidité et de courage
Malheureusement, nous constatons une polarisation du débat public autour de deux positions, l’une plaidant la nécessité de faire moins tandis que l’autre nous fait miroiter un sauvetage par la technologie. Mais si l’on se repose sur les données sérieuses collectées par les scientifiques, il n’y a aucun doute qu’il ne s’agit pas de faire l’un ou l’autre mais bien l’un et l’autre. Et ne pas anticiper la rareté croissante des ressources serait irresponsable. Tandis que les mieux lotis verraient leur pouvoir d’achat diminuer, d’autres seraient exclus par les prix de l’accès à certains biens de base. Dans les régions où les Etats et les systèmes de protection sociale sont faibles, cela alimenterait des conflits sociaux et politiques, et mènerait parfois à la guerre qui pousserait, contre leur gré, des millions de personnes à l’exode. Ne pas anticiper et se préparer à un monde où les ressources sont rares, c’est choisir le chaos…. Le pire n’est jamais certain, mais ne pas s’y préparer nous y mène certainement.
Avec une empreinte écologique supérieure à 4 planètes par habitant, la Belgique pourrait se morfondre de sa position de presque dernier de la classe. Mais la Belgique a toujours vécu d’une position géographique centrale sur la carte de l’Europe, elle a toujours vécu des échanges avec ses voisins et l’étranger plus lointain. Cette dépendance est en réalité une opportunité pour la Belgique de faire preuve de leadership en s’affranchissant au maximum de la dépendance aux ressources naturelles et en particulier aux énergies fossiles qui représentent les deux tiers de son empreinte tout en misant sur les technologies les plus efficientes. Mais ne nous voilons pas la face, les choix seront difficiles et ce dont nous avons le plus besoin aujourd’hui, ce ne sont pas des slogans mais de la lucidité et du courage.
Antoine Lebrun, directeur général du WWF-Belgique
[1] La biocapacité représente le capital naturel disponible et s’exprime en hectares globaux par habitant.
[2] L’empreinte écologique représente la consommation (ce que nous prélevons et émettons : carbone, bois, nourriture, eau, etc.) et s’exprime en hectares globaux par habitant.
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