Molenbeek, miroir du monde
Sarah Turine a pris racine à Molenbeek avec son bagage tiers-mondiste, un fond bourgeois, des valeurs de gauche et le goût des autres. Elle sort un livre-témoignage, entre document politique et confession.
Ce pourrait être un livre de circonstance, classiquement préélectoral, mais Molenbeek, miroir du monde (1) est écrit par l’Ecolo Sarah Turine, 44 ans, qui a vécu de près les attentats de Paris et de Bruxelles en tant qu’échevine de Molenbeek chargée de la jeunesse, de la cohésion sociale et du dialogue interculturel. Un intitulé de compétences scabinales qui sent l’arnaque à la lueur des événements de 2015 et 2016. Comment garder la » foi » devant un tel désastre ? Le mot » foi « , ici, n’est pas de trop. » Depuis mon plus jeune âge, autant que je m’en souvienne, j’ai toujours voulu « sauver » le monde « , confie Sarah Turine.
Une enfance de petite Bruxelloise implantée en province de Namur par des parents » intellos de gauche « , le choc du Rwanda juste avant la guerre civile, un fort tropisme arabo-musulman qui la mène à travailler deux ans en Palestine avec son diplôme d’historienne de l’art et d’islamologue (UCL), un engagement associatif chez Oxfam, une fibre musicale : elle était la violoniste du groupe La Vierge du chancelier Rolin (rock-pop-new wave). Un parfait profil bio baba bobo, complété par une expérience politique de terrain et des convictions de gauche, malgré les doutes et les désillusions, plus vives après le 22 mars 2016.
Ses yeux bleus très bleus ont fait la paire avec ceux de Jean-Michel Javaux à la coprésidence d’Ecolo (2009-2012). Elle est élue à Molenbeek depuis 2007. Dix années plutôt agitées. Elle ne cache pas son admiration pour Philippe Moureaux (PS) qui l’a initiée énergiquement à l’opposition où elle a contribué à le renvoyer en 2012. Elle dit son estime pour Françoise Schepmans (MR), l’actuelle bourgmestre au-dessus de la mêlée. Elle aime par-dessus tout les habitants de sa commune, ses jeunes (près de 30 % des Molenbeekois avaient moins de 18 ans en 2015) bourrés d’énergie inemployée ou mal employée (43,4 % des moins de 25 ans sont sans emploi). Elle se désole de leur manque d’appétence pour la beauté, rêve de façades décorées, d’une liaison par tram ou bus entre le Scheutbos et la place communale, berceau de nombreux djihadistes. Elle parle aussi de ses expériences de citoyenne, avec pudeur, quand elle accueille chez elle une jeune fille en difficulté ou qu’elle choisit de scolariser ses jumeaux à Molenbeek, alors que ses amis font d’autres choix. Elle évoque des blessures : les attaques contre son compagnon pour une basse affaire commerciale, ses propres démêlés avec une consoeur Groen. Un va-et-vient entre l’idéal et la réalité qui est scandé par les témoignages d’habitants de Molenbeek engagés dans l’animation socio-culturelle. Molenbeek, une addiction politique.
EXTRAITS – Le clientélisme, un système en soi
Pendant des années, la vie politique molenbeekoise a été gangrenée par des pratiques politiques indignes d’une démocratie : paternalisme et assistanat à outrance pouvant dévier vers du clientélisme. Chez certains candidats et mandataires, ces pratiques gouvernent même l’action politique. L’idée d’un débat politique opposant démocratiquement des projets différents leur est presque saugrenue. […] La campagne de 2012 m’est donc apparue, dans le chef de certains élus sortants, comme une lutte violente et acharnée pour le contrôle des ressources que sont les marchés publics, les subsides associatifs et les emplois dans l’administration. L’accession au pouvoir n’est plus le moyen de réaliser un projet, mais celui qui permet de se constituer une clientèle d’électeurs fidèles qui assureront les réélections futures. Evidemment, cette triste réalité n’est pas propre à Molenbeek. Elle est présente autant dans les communes populaires que dans les plus nanties. A la différence qu’à Molenbeek, nous devons parfois faire face à un clientélisme décomplexé qui ne prend même pas la peine de se cacher. » Un logement, un emploi ? Téléphonez-moi. » Voilà ce que l’on pouvait lire sur un tract distribué par un candidat socialiste lors des élections communales de 2012. Ce candidat occupait la fonction d’administrateur délégué d’une société gérant plus de 3 000 logements sociaux.
La fin du règne de Philippe Moureaux
Nous sommes allés nous coucher dans l’espoir que la nuit porterait conseil. Mais le lendemain matin, nous nous réveillons groggy. Le lundi midi, au moment de nous rassembler avec les militants pour valider ou non notre entrée en négociation, je reçois un appel d’Ahmed El Khannouss m’informant qu’au CDH molenbeekois, il y a de fortes réticences à entrer en négociation dans le schéma actuel, ce qui rouvre automatiquement le jeu. A partir de ce moment-là, les téléphones chauffent, les consultations en interne ainsi qu’avec le PS, le CDH et le MR se multiplient. Je me souviens de ma dernière conversation téléphonique avec Philippe Moureaux, alors que je me trouve avec les membres de la locale. Il tente de me convaincre de ne pas bouger, me dit que si le PS et Ecolo restent soudés, le MR et le CDH ne pourront rien faire. Ma crainte, à cet instant, est que le PS et le MR en viennent finalement à reconduire la majorité sortante, c’est-à-dire à privilégier l’option de l’immobilisme. J’avais besoin d’une garantie que le PS ne retournerait pas vers son meilleur ennemi, le MR. La réponse de Philippe Moureaux fut décisive dans la suite des événements. Il m’a dit, en substance, qu’il pouvait s’engager pour lui, mais qu’il ne pouvait le faire pour son parti.
[…] Nous savions que la situation n’était pas bonne. En fin de législature, Philippe Moureaux avait laissé entendre de manière informelle que la prochaine législature serait difficile d’un point de vue financier. Mais à aucun moment, je ne m’étais imaginée l’ampleur de la catastrophe. Depuis 2012, les salaires des fonctionnaires communaux étaient payés à crédit. La commune vivait depuis des années largement au-dessus de ses moyens, non pas parce que le souci de justice sociale était si important qu’il requérait d’importantes dépenses, mais parce que les deniers publics étaient mal gérés ou carrément utilisés à des fins politiciennes, voire clientélistes, avec une sous-budgétisation constante des dépenses, surtout de personnel. Un fond de réserve de près de 10 millions d’euros a été ainsi petit à petit grignoté entre 2007 et 2012. Lors des années électorales, les dépenses de personnel explosaient ; en 2010 et 2012, elles ont dépassé de plus de 4 millions d’euros les prévisions budgétaires. Un nombre important de postes dans l’administration ont manifestement été créés et attribués à l’approche des élections à des fins électoralistes.
L’emprise de Daech
En janvier 2015, les attaques contre la rédaction de Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont été un immense choc et, il faut le dire, l’objet de polémiques et de débats tendus, notamment pour celles et ceux en contact avec les jeunes. Il s’agissait, dans l’émotion du moment, de choisir son camp : être Charlie ou ne pas l’être. C’était presque irrationnel, la nuance n’avait plus voix au chapitre. Je me souviens de la profonde incompréhension de nos enseignants, de nos éducateurs et des acteurs de première ligne face à l’attitude de jeunes qui réagissaient à contre-courant et dont certains semblaient presque justifier l’attaque contre l’hebdomadaire satirique. Chacun a alors pris conscience qu’il était fondamental d’agir, de mieux comprendre, de s’outiller et, par conséquent, de quitter les postures moralisatrices, compréhensibles mais inefficaces.
[…] Il est un phénomène important, à Molenbeek, et plus largement dans les quartiers populaires, dont on parle peu, mais qu’il s’agit de bien saisir pour comprendre l’attitude de certains complices ; c’est la loyauté. On peut tous être loyal envers une communauté à laquelle on s’identifie. Cela peut être notre pays, cela peut être notre famille, cela peut être notre communauté religieuse. Pour certains, cette identification se construit au travers de la complicité dans la petite délinquance. De cette complicité naît une loyauté durable. Une loyauté qui fait qu’on ne dénonce pas les autres si on se fait pincer, on ne balance pas quitte à payer pour les autres. Et même si, depuis, on s’est rangés, on peut rendre un service sans poser de questions. Ainsi pourrait-on se retrouver à conduire un pote de Molenbeek à Paris, se rendre compte le lendemain que celui-ci a participé à une attaque terroriste et devenir ainsi complice d’un attentat. C’est le basculement.
Avant le 22 mars 2016, l’arrestation de Salah Abdeslam
Ainsi, heureusement, la manière dont l’intervention a été menée était très éloignée du déchaînement de violence constaté lors de l’intervention du Raid à Saint-Denis, le lendemain des attentats de Paris, qui a mené à la mort d’Abdelhamid Abaaoud et de ses complices. Cette intervention a créé la polémique, mais a aussi alimenté les thèses complotistes selon lesquelles s’ils avaient été tués, c’est que l’Etat n’avait pas intérêt à ce qu’ils parlent. Une telle intervention à Molenbeek aurait été une catastrophe pour le quartier, cela aurait considérablement affecté les liens entre la population et les institutions, au premier rang desquelles la police.
[…] Ce 22 mars, la mort dans le métro, à l’aéroport, les blessés, me font vaciller. Ecrire ces lignes un an après, se replonger dans cette période, cela m’est impossible sans pleurer. Cela fait quinze ans que j’habite Molenbeek. Devenir échevine m’a permis de connaître au plus près cette commune qui, depuis lors, occupe une place importante dans mon coeur. Certes, les difficultés sont immenses, le pire y côtoie le meilleur, mais mon attachement n’en est que plus fort. Les conversations que j’ai pu avoir avec les habitants, et en particulier les jeunes, y compris et surtout ceux dont les parcours de vie sont les plus difficiles, me les ont rendus très attachants. Mais ces conversations ont surtout constitué un rappel violent pour la démocrate éprise de justice que je suis : nous ne naissons pas tous égaux, notre naissance conditionne le cours de notre vie.
Polémique avec Annalisa Gadaleta (Groen)
La parution de l’ouvrage de ma collègue échevine Annalisa Gadaleta (NDLR : Entretien à Molenbeek, entretien avec un sociologue italien) a été un exemple frappant de la violence des réactions qu’un livre peut provoquer auprès d’une partie de la population. Sans toujours avoir été lu, il a cristallisé autour de lui l’expression du ras-le-bol et de la colère de nombreux citoyens. Certains se sont sentis insultés, salis, stigmatisés par des passages et ont eu d’autant plus de mal à contenir leur colère qu’ils ne comprenaient pas que cela puisse être le fait d’une élue d’un parti progressiste à Molenbeek. D’autres, à l’opposé, se sont emportés contre les critiques formulées à l’égard de l’échevine car, disaient-ils, elle mettait le doigt sur les vrais problèmes, elle disait tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas.
Mes prises de distance publiques par rapport au contenu du livre d’Annalisa, décidées avec les membres de la locale et le parti, m’ont valu de nombreuses réactions négatives et quelques lettres d’insultes. Annalisa, elle, s’est vue insultée, traitée de raciste, accusée de tenir des propos violents et injustes. Je me suis fait taxée d’islamo-gauchiste, d’amie des Frères musulmans et j’en passe. Cette controverse a nourri mes doutes et mes questionnements. Moi qui ai axé une grande partie de mon action politique sur le dialogue, dont le discours a été reconnu comme nuancé, je me suis retrouvée en conflit ouvert avec une échevine, amie et complice.
Les intertitres sont de la rédaction.
(1) Molenbeek, miroir du monde. Au coeur d’une action politique, par Sarah Turine (avec la participation de Mohssin El Ghabri et Emmanuel De Loeul), Luc Pire Editions, 190 p.
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