Ministre de l’Enseignement, le poste le plus dangereux du gouvernement (analyse)
Le portefeuille de l’Education est décrit comme un ministère singulier, technique et redoutable. Parce que s’il demeure convoité, son occupant risque de voir la mort politique de près.
Le 12 septembre 2019, tard, Elio Di Rupo, son président de parti, l’appelle: «Tu vas prêter serment. Comme ministre de l’Enseignement.» Caroline Désir affirme ne pas avoir eu peur. Malgré tout, elle n’en a pas dormi. Elle ne l’avait pas vraiment réclamé, ce maroquin. Mais il était légitime qu’il lui revienne, ayant été une députée active en commission de l’Education au parlement bruxellois et échevine de l’instruction publique à Ixelles. Selon elle, c’est le «plus beau portefeuille», que l’on n’a guère le choix de refuser. Tous ceux qui ont endossé la compétence l’affirment d’emblée. C’est sans doute sincère: à ce ministère, on manie le plus grand nombre de matières, le savoir, l’avenir, l’esprit citoyen. Et les dossiers les plus roboratifs: réformes du primaire, du secondaire, des référentiels, de la formation des profs, revalorisation des carrières…
Un ministère qui s’appuie sur une machine administrative bien huilée et qui est aussi très politique, car il touche à ce que les gens ont de plus important, leurs enfants. «C’est l’un des portefeuilles les plus délicats, parce que chez nous, et davantage qu’en Flandre, on se montre très critique envers l’école», déclarait ainsi Christian Dupont, en poste durant un an, entre 2008 et 2009. Un ministère où l’on récolte beaucoup de coups et peu de gloire. Où l’on noue une relation particulière avec les syndicats. Où l’on gère le premier budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Où l’on a la charge de quelque 125 000 âmes inconnues et suspicieuses, enseignants et administratifs. De quoi offrir à l’occupant une grande visibilité, de la notoriété. De quoi lui réserver, surtout, de multiples chausse-trapes. On en sort vivant, évidemment, mais plusieurs ex-ministres ont vu la mort politique de près. Ainsi, bien avant Caroline Désir, Elio Di Rupo a lui-même occupé cette fonction à haut risque. Un «cadeau empoisonné» reçu de son président, Guy Spitaels: «La première année, j’ai vécu l’enfer. Vraiment l’enfer», confie-t-il dans Elio Di Rupo: une vie, une vision (éd. Racines, 2011). Il n’y restera que deux ans, comme son prédécesseur, Yvan Ylieff, et comme lui, affrontera six semaines de grève consécutives.
« La première année, j’ai vécu l’enfer. Vraiment l’enfer »
Les autres ministres ne se maintiennent pas plus longtemps, au regard de la liste des titulaires – treize, dont à peine deux issus du terrain, Christian Dupont (PS), et Marie-Martine Schyns (Les Engagés) – qui ont défilé en trente ans, soit depuis la communautarisation de la matière, en 1989. La longévité moyenne dans la fonction ne dépasse guère trois rentrées scolaires, même si Laurette Onkelinx (PS) en a tenu quatre, le duo Jean-Marc Nollet (Ecolo) et Pierre Hazette (MR), cinq, et Marie-Dominique Simonet (Les Engagés), quatre. Qui se souvient, par exemple, de Philippe Mahoux (PS), qui remplaça Elio Di Rupo, parachuté au fédéral? En 1995, déjà, il proposait de déplacer les congés de Toussaint et de Pâques, ainsi que d’avancer la rentrée scolaire à la fin du mois d’août. Ce fut la bronca de toutes parts, les coups de gueule des parents, des profs, des pouvoirs organisateurs des écoles. Et ce fut, pour le ministre de l’Enseignement, la marche arrière. «C’est un département compliqué. C’était vraiment dur avec les syndicats», poursuit Elio Di Rupo. A propos de cette période mouvementée où elle était en charge de l’Enseignement, entre 1995 et 1999, Laurette Onkelinx assure qu’elle n’ignorait pas que l’expérience serait «très difficile» et que celle-ci n’allait pas la rendre «très populaire»: «Ça fait partie du métier.»
Cela suffit-il à faire de ce ministère la place du mort au sein d’un gouvernement? Sans doute pas. Certains, rares, ont su conserver une forme de sympathie… Quitte parfois à caresser la profession dans le sens du poil, tel Pierre Hazette, en restaurant la possibilité de redoubler au 1er degré du secondaire, en plaidant beaucoup les vertus du travail, le respect de l’autorité. Les profs ont aimé l’entendre. La difficulté, à ce poste, consiste à s’adresser à la fois à différentes opinions, à parler au grand public, aux parents d’élèves, à l’administration, aux professeurs et, bien sûr, à leurs syndicats. Donc, prudence, parce que son titulaire risque de se mettre les uns à dos s’il «bichonne» davantage les autres, et inversement. L’ équation à résoudre s’avère complexe car les attentes de chaque côté ne correspondent pas toujours. Ainsi, une partie des enseignants et leurs syndicats, inquiets alors de la propagation du Covid-19, cherchaient à renforcer le protocole sanitaire, quand les parents restaient, au fond, favorables au vœu du gouvernement: maintenir le plus possible les écoles ouvertes. Résultat: Caroline Désir s’est vu reprocher d’avoir favorisé les parents et les élèves, de façon à faire tourner le monde économique, au mépris des professeurs.
Une dispersion du pouvoir
L’ autre difficulté réside dans une espèce de «dispersion» du pouvoir. En résumé, dans le monde scolaire, personne n’a tous les pouvoirs. Il y a autant d’avis que de participants. Derrière chaque réseau, on trouve une vision politique de ce que doit être l’école et ces visions sont antagonistes. Par ailleurs, des décisions se prennent aussi dans d’autres ministères (les bâtiments scolaires, par exemple) et à d’autres échelons (au fédéral, pour les pensions). «Il n’y a pas 10 000 méthodes, trente-six solutions. Il faut prendre le temps de comprendre, d’écouter, de déjouer, d’arriver sans prétention», rappelle Caroline Désir. On qualifie cela de «concertation». Avec le recul, Régis Dohogne, ancien leader de la CSC-enseignement, estime qu’une des conséquences des grèves de 1996 a été d’instaurer un rapport de force nouveau. Selon le militant, retraité aujourd’hui, depuis, plus aucun texte législatif n’est publié sans que les syndicats n’aient été préalablement consultés. «Je veux une vraie relation de confiance avec les acteurs de l’enseignement. Je ne vais jamais faire les choses sans les avoir prévenus», répond ainsi la ministre.
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Une qualité indispensable si l’on veut survivre comme ministre de l’Enseignement. Ainsi Jean-Marc Nollet, en charge du fondamental de 1999 à 2004, signa son entrée au ministère par un volontarisme exacerbé. Parfois cassant et sûr de lui, son impatience l’a mené à l’imprudence et forcé à reculer de façon spectaculaire. En disant vouloir interdire les devoirs à domicile, il s’est mis tout le monde à dos. Il s’est finalement borné à les réguler. En voulant imposer aux profs des heures de recyclage en dehors des heures de cours, il a brisé la complicité, née dans les années 1990, entre son parti et les syndicats d’enseignants. Et quitté la fonction avec un bilan en demi-teinte.
« Je veux une vraie relation de confiance avec les acteurs de l’enseignement. Je ne vais jamais faire les choses sans les avoir prévenus. »
«On ne fait pas évoluer le système éducatif en prenant des décisions autoritaires qui ne seraient pas comprises par les enseignants», plaide Christian Dupont. Cela revient-il à affirmer que pour ne pas se mettre tout le monde à dos, le ministre ne disposerait au fond que de deux options? Celle des petits pas, menée par Marie-Dominique Simonet et Marie-Martine Schyns, et qui consiste à piloter intelligemment le système sans faire trop de vagues, en pariant sur la durée pour laisser mûrir les évolutions nécessaires, même si cette approche ascendante basée sur des expérimentations évaluées est lente et risque de patiner. Ou celle, conduite par Caroline Désir, qui revient à laisser la main aux acteurs du Pacte, à plaider leur autonomie, à renvoyer ceux-ci à leurs responsabilités – ce qui permet d’éviter, la plupart du temps, le face-à-face – mais à faire de la prudence une politique.
Un exercice solitaire
Enfin, l’exercice est assez solitaire. Car l’école sert mal ses ministres, tenus pour responsables de tout – le manque de places, le Pisa prétendument moyen, le CEB prétendument trop facile, le niveau en baisse, sans oublier la pluie, le verglas et la grêle. Le meilleur allié peut devenir le pire ennemi. Quand la foudre frappe, on ne compte plus alors les volte-face. Selon la théorie du «fusible», les ministres de l’Education prennent les coups et leur sort peut basculer. Il y a eu, par exemple, celle de Gérard Deprez (PSC) sur la réforme des rythmes scolaires, portée par Philippe Mahoux. Une réforme qu’il avait souscrite, avec le PS, et qu’il condamne publiquement de bout en bout, devant les protestations conjointes des patrons de l’école libre, des enseignants et des parents. Il y a eu, aussi, celle de Benoît Lutgen (Les Engagés) sur le décret inscriptions ficelé par Marie Arena (PS), face aux vifs reproches de la part du réseau libre qui s’estimait particulièrement visé par le texte. Ou encore celle de Joëlle Milquet (Les Engagés) lâchant Christian Dupont, auteur du décret mixité sociale. «On est assis en permanence sur une bombe», déclare Christian Dupont.
Le maroquin a été le toboggan que certains lui prédisaient. Même destin, au fond, pour Marie Arena (PS), débarquée de l’Enseignement pour les Pensions au fédéral, pour Yvan Ylieff (PS), envoyé à la Politique scientifique, ou Philippe Mahoux (PS), au Sénat. Le portefeuille n’est pas non plus le tremplin parfois escompté. Il s’est rarement trouvé un ministre qui ait quitté ce département autrement que sous les critiques. On peut expliquer cela par une résistance aux trop fréquents changements ou aux trop nombreuses réformes – la plupart des enseignants n’aiment jamais autant l’innovation que lorsqu’ils en sont les initiateurs. On peut aussi expliquer cela parce que ce ministère se révèle particulièrement celui du temps long: il se passe des années entre le moment où une réforme est décidée et celui où elle produit des effets. Une réforme dont on aura alors oublié le nom de son auteur.
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