Migrants, Carrefour : jamais la Belgique n’a été à ce point clivée
La société se fracture au sujet des migrations ou des enjeux socio-économiques. Une polarisation contre-productive, disent en choeur les acteurs de terrain et des penseurs comme Paul Jorion ou Bruno Colmant. Pour en sortir, il faut oser tout remettre à plat.
» Depuis trois ans, nous sommes seuls face à cinq partis d’opposition, trois syndicats et de nombreuses associations. » La petite phrase lâchée par Olivier Chastel, président du MR, à l’occasion des voeux de son parti, jeudi 25 janvier, résume cette législature particulière, marquée par les conséquences de l’alliance MR – N-VA et du rejet du PS dans l’opposition : seul parti francophone au pouvoir fédéral, les libéraux agissent dans l’adversité. Mais en ce début 2018, qui amorce deux années électorales aux relents de soufre, ce constat prend encore une autre dimension, sur fond de confrontations stériles et d’injures échangées publiquement.
La polarisation du paysage politique atteint des sommets dans notre pays, habitué au compromis. Les nationalistes flamands ne cessent de souffler sur les braises. La défiance citoyenne se transforme en résistance et accentue un sentiment de jamais-vu. Deux dossiers cristallisent ces tensions : la question migratoire, surtout, mais aussi l’évolution socio-économique, les licenciements chez Carrefour renforçant l’acrimonie de syndicats de plus en plus politisés. Dans ce contexte agité, au beau milieu des expressions multiples de la société civile, des francs-maçons aux politologues, les premiers signes de fragilité se manifestent. A l’image de ce vote symbolique de la libérale Christine Defraigne au conseil communal de Liège en faveur d’une motion contre le projet gouvernemental controversé sur les visites domiciliaires. » Un geste de courage politique « , salue Zakia Khattabi, coprésidente d’Ecolo. » Il n’est pas question de criminaliser la solidarité humanitaire » se défend Olivier Chastel. Qui rappelle : ce n’est pas la position du MR national.
L’opinion publique est peut-être en train de basculer », reconnaît un ténor libéral
Le doute s’installe. Nous serions à un tournant. » L’opinion publique est peut-être en train de basculer « , reconnaît un ténor libéral. Ce n’est pas seulement l’atmosphère de la fin de la législature qui est en jeu. Mais, aussi, une façon de faire de la politique, à coups de provocations et de déclarations à la hussarde. » Lors d’un récent débat avec l’économiste Bruno Colmant, nous en sommes arrivés à nous demander s’il ne serait pas opportun de recréer une grande force du milieu « , dit au Vif/L’Express l’anthropologue Paul Jorion, auteur d’essais remarqués sur l’extinction de l’humanité ou la nécessité de créer un nouveau monde. Cela permettrait de regarder avec nuance les vrais enjeux.
« On vous range directement dans un camp »
C’est loin d’être évident, dans notre société spectacle. Le flot des images, qui s’entrechoquent, nous inscrit dans ce qu’on appelle l’émocratie. La chaîne humaine spontanée formée par trois mille citoyens pour empêcher l’arrestation de migrants, gare du Nord à Bruxelles, dimanche 21 janvier, était de cet ordre. Ce fut une démonstration de force d’envergure face à la politique menée par les N-VA Jan Jambon (Intérieur) et Theo Francken (Asile), ainsi qu’une réponse aux charges à répétition des nationalistes contre cette » industrie de gauche » qui serait à l’oeuvre au parc Maximilien à Bruxelles.
» Il faut sortir de ce clivage gauche – droite complètement stérile, clame Mehdi Kassou, ce cadre d’une multinationale devenu le flamboyant porte-parole de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. On nous caricature trop facilement. Je reçois tous les jours des dizaines de candidatures pour héberger des migrants, aucune n’a de profil politique type. C’était peut-être le cas il y a une dizaine d’années, quand c’étaient surtout les cercles de gauche qui plaidaient en faveur d’une régularisation. Mais aujourd’hui, il y a des gens de gauche, de droite, du centre, des laïques, des catholiques… Tous s’opposent au cynisme de la N-VA et au manque de courage du MR. » Parmi eux, on trouve même d’anciens ministres libéraux en rupture, qui hébergent des réfugiés chez eux. S’il fallait trouver un ancrage politique aux citoyens du parc Maximilien, peut-être faudrait-il le chercher du côté de ces » guerriers écologistes « , comme Mehdi Kassou les nomment, qui mettent opportunément la priorité sur le soutien à la » génération E « , celle de l’engagement citoyen.
» La parole conservatrice s’est libérée, appuie Arnaud Zacharie, secrétaire général du Centre national de coopération au développement (CNCD). Il y a quelques années, la défense des droits fondamentaux allait de soi. Maintenant, il faut rappeler des principes de base. La N-VA fait beaucoup de dégâts. Aujourd’hui, dès que vous dites quelque chose, on vous range dans un camp ou dans l’autre. On essaie de nous mettre des étiquettes comme cette « gauche Maximilien ». Cela confine parfois à l’absurde. On en vient même à qualifier, au Parlement, l’Union des classes moyennes d’Union des classes communistes. Il devient extrêmement compliqué de parler de faits. C’est malsain, car cela empêche tout débat démocratique. On répercute des idées fausses, mais qui passent bien dans l’opinion publique. Cette pratique risque de sacrifier nos droits fondamentaux ! »
L’annonce de la restructuration faite par Carrefour en Belgique, qui coûtera jusqu’à 1 233 emplois, a elle aussi renforcé le sentiment d’une société belge coupée en deux, avec des acteurs incapables de se parler sereinement. D’autant qu’elle est tombée au moment où le Premier ministre, Charles Michel (MR), et son vice-Premier Kris Peeters (CD&V) se trouvaient au Forum économique mondial pour vanter les mérites de notre pays. La cible est toute trouvée. Marie-Hélène Ska (CSC) dénonce à la RTBF cette » fracture entre celles et ceux qui sont à Davos et celles et ceux qui n’y sont pas. Les responsables politiques et économiques qui sont là-bas gagnent simplement en quatre jours jusqu’à deux ans du salaire moyen des travailleurs belges. On ne peut pas dire qu’ils soient très représentatifs. Ce que nous vivons en Belgique, en Europe et dans le monde, c’est une fracture croissante entre un nombre limité de personnes, souvent éduquées, un milieu socio-culturel favorisé, qui ont perdu tout lien, tout contact, toute préoccupation sur ce qui fait la vie des travailleurs et des travailleuses. »
Le gouvernement Michel a tendu la main pour apporter son soutien aux travailleurs de Carrefour, mais a été sèchement renvoyé à ses études. » De l’hypocrisie complète, s’emporte Delphine Latawiec, secrétaire nationale CSC commerce, au micro de Bel RTL. Quand il crée des flexi-jobs début janvier, qu’il ne vienne pas pleurer sur les pertes d’emplois dans le commerce trois semaines après. » » On ne peut pas faire confiance à ce gouvernement qui a multiplié les mesures de dérégulation, confirme, au Vif/L’Express, Myriam Delmée, son homologue de la FGTB. Je n’attends plus rien de cette droite décomplexée qui ne cherche à aucun moment le consensus. La seule chose que j’espère, désormais, ce sont les élections et une éventuelle majorité alternative. » Depuis des mois, le syndicat socialiste plaide pour une future alliance de gauche entre le PS, le PTB et Ecolo. Pas sûr que ce soit de nature à réduire les clivages actuels.
« Le débat est devenu irrationnel »
Tout cela en dit long sur la santé de notre système démocratique. » Il y a de nombreux signaux d’alarme, estime Bruno Colmant, professeur d’économie à l’UCL et à l’ULB, ancien chef de cabinet MR et observateur attentif de la société. Quand les syndicats se mettent à jouer un rôle politique, c’est significatif. Il en va de même quand la magistrature commence à poser des questions morales. Ou quand les mouvements citoyens se posent en dissidents politiques. » Il s’agit, selon lui, de réponses à cette dualisation exacerbée qui empêche toute nuance et tue dans l’oeuf la moindre réflexion à long terme. » Les clivages idéologiques sont bien plus prononcés, déplore-t-il. Notre modèle social-démocrate se délite. Le système particratique domine tout et la mort clinique du système bicaméral, avec la quasi-suppression du Sénat, renforce cet état de fait. Dans beaucoup de domaines, le débat politique se situe désormais hors des endroits où il devrait avoir lieu. Et les réseaux sociaux n’y sont pas étrangers. Le résultat, c’est une polarisation instantanée, qui n’est absolument pas réfléchie. » Une poule sans tête.
Ce n’est pas un hasard si cette cristallisation des opinions s’enracine autour de la migration et des questions socioéconomiques. Ce sont des réceptacles de notre temps. » Voilà plusieurs années que je m’inquiète de voir le fossé se creuser entre les citoyens et le monde politique, remarque Arnaud Zacharie. D’une part, il y a une perte de foi en la capacité du politique à réguler le monde économique. De l’autre, la classe moyenne est la principale visée par le recul économique et, pour la première fois, les nouvelles générations pensent qu’elles vivront moins bien que celles qui les ont précédées. A côté de cela, le débat sur la migration est devenu irrationnel. La question de l’ouverture ou de la fermeture à l’autre est devenue un des grands clivages de notre temps, qui dépasse celui entre gauche et droite. » » Les populistes jouent avec les peurs pour faire passer une vision fermée de nos sociétés, déplore, quant à lui, Paul Jorion. Et les deux camps se nourrissent l’un l’autre car on leur répond trop souvent sur le mode du « regardez ces crétins de populistes ! » Ce qui ne faire guère avancer le débat. »
« La technique de l’écran de fumée »
Il fut un temps où l’on rêvait dans les cercles politiques d’un système à la française, bipolaire, avec des positions tranchées, clairement énoncées. Nous y sommes. Cette confrontation est à l’oeuvre depuis 2014, avec des manipulations en cascade. Mais l’enthousiasme espéré n’est pas forcément au rendez-vous : cela empêcherait de mener les vrais débats de fond. C’est du moins le sentiment qui s’exprime du côté du parc Maximilien, où l’on déplore les amalgames faits par le MR quand il critique les partisans des frontières ouvertes ou à la N-VA quand Bart De Wever affirme que l’afflux de migrants risque de couler la sécurité sociale. » Un mensonge absolu, critique d’ailleurs Bruno Colmant. La seule chose qui menace le système aujourd’hui, ce sont les pensions. Quand on projette l’état du monde dans vingt ou trente ans, les problèmes climatiques et la question hydraulique vont mener à d’importantes vagues migratoires qui pourraient saturer la Méditerranée. On manque d’un débat politique intelligent à ce sujet. Dire que cela va faire exploser le système, c’est une posture. Il y a de l’imprévision sociétale. »
» C’est la technique bien connue de l’écran de fumée, enchaîne Arnaud Zacharie. C’est complètement hors de propos alors qu’il s’agit uniquement d’appliquer au cas par cas l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (celui-ci prévoit que » nul ne peut faire l’objet de torture ou de traitement dégradant « , un droit absolu pour les Etats, et induit dès lors de ne pas refouler des candidats réfugiés en cas de menace de ce type). » » Il ne s’agit pas nécessairement d’évoquer une politique des frontières ouvertes, acquiesce Mehdi Kassou. Mais il y a d’autres débats à mener, au niveau européen, comme celui de la relocalisation des réfugiés d’un pays à l’autre ou de l’opportunité de créer des couloirs humanitaires. » Des questions certes plus complexes que le » pour ou contre » que l’on nous vend en permanence.
En ce qui concerne Carrefour et les restructurations d’entreprises, le débat peine à s’élever au-delà d’un dialogue de sourds entre le » jobs, jobs, jobs » du gouvernement Michel qui se vante d’avoir créé 170 000 emplois et le » misère, misère, misère » d’une opposition, appuyée par les syndicats, qui dénonce une précarisation sans cesse croissante. » Cela fait plusieurs années que nous tirions la sonnette d’alarme au sujet des mutations connues par le secteur de la grande distribution « , soulignent Delphine Latawiec et Myriam Delmée, qui évoquent les changements d’habitude des consommateurs, avec l’e-commerce, le circuit court et la robotisation des métiers. Mais nous n’avons obtenu aucune réponse. » » Ils ont raison, il y a un manque de vision à long terme et de courage politique pour oser l’assumer « , rétorque Bruno Colmant, qui insiste lui aussi, depuis des années, sur l’impact destructeur d’emplois des nouvelles technologies et la nécessité d’y apporter des réponses, notamment en matière d’éducation. » Nous devons oser un débat qui va au fond des choses, plaide-t-il. Personnellement, je regrette l’abandon du modèle de réflexion né après la guerre avec des organismes comme le Conseil central de l’économie ou le Conseil national du travail. » Les lobbies ont pris le pouvoir, pour défendre des intérêts particuliers.
« Il faut oser mettre ces questions à plat »
Pour sortir de ce marécage, il est temps de prendre du recul et de retrouver un juste milieu. » Le seul remède serait de mettre toutes ces questions à plat, sans tabous, approuve Paul Jorion, aussi connu pour avoir prédit avant tout le monde la crise des subprimes. En matière d’emploi, les politiques ignorent totalement les rapports sérieux publiés ces dernières années qui annoncent une disparition rapide du travail tel qu’on l’a connu. Ou alors, on essaie de contourner cela par des propositions sur le temps de travail. Les syndicats continuent à présenter cette discussion en termes de rapports de force, mais ils vont perdre de plus en plus de pouvoir avec les disparitions d’emploi. De vraies discussions devraient avoir lieu au sujet du revenu universel ou de l’extension de la gratuité aux transports ou à l’alimentation de base. »
De même, en matière de migrations, nous devrions oser un débat sur l’immigration économique dans nos sociétés vieillissantes ou sur l’opportunité pour la Belgique de perpétuer une tradition d’accueil et d’amour. » Les Jorion étaient des migrants, qui sont arrivés avec les Francs « , illustre-t-il. » Nous ne sommes pas obligés d’avoir des positions tranchées sur la question des migrants, abonde Bruno Colmant. Un de mes ancêtres, il y a cinq générations, était un juif de Moldavie arrivé ici pour sauver sa peau. A l’époque, c’était un damné de la terre. Son petit-fils est devenu bourgmestre de Verviers. La réalité d’un jour n’est pas toujours celle du lendemain. » Mais pour le voir, il faut scruter l’avenir avec des jumelles.
Le débat public, tendu comme jamais, retrouvera-t-il un peu de sagesse permettant de forger de nouveaux consensus pour l’avenir ? Une force politique nouvelle, comme cet E-Change en gestation, viendra-t-elle capter ce besoin de courage et de vision ? L’enjeu n’est pas mince : éviter que la politique belge ne se transforme en champ de bataille.
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