Métis du Congo belge: crimes contre l’humanité? Les experts sont divisés (débat)
Cinq femmes nées au Congo sous la colonisation, de pères blancs et de mères noires, assignent l’Etat belge pour crimes contre l’humanité, ont révélé Le Vif/L’Express, Le Soir et la RTBF.
Cinq femmes nées au Congo sous la colonisation, de pères blancs et de mères noires, assignent l’Etat belge pour crimes contre l’humanité, ont révélé Le Vif/L’Express, Le Soir et la RTBF. Arrachées à leurs familles alors qu’elles avaient entre 2 et 4 ans, placées de force dans une institution catholique, abandonnées avec une soixantaine d’autres enfants au moment de l’évacuation vers la Belgique des religieuses qui en avaient la charge (juste après l’Indépendance du 30 juin 1960), victimes dès lors de violences sexuelles de la part de milices armées, elles réclament justice et réparation devant le triunal de première instance de Bruxelles.
Comment considérer leur démarche, soixante ans après les faits ? Peut-on qualifier le traitement des milliers de Métis, à l’époque coloniale (1908-1960) de crime contre l’humanité ? Quid de la question des indemnisations ? L’avis, plutôt opposé, de deux juristes, experts en droit international : la Française Céline Bardet et le Belge Eric David.
u0022La qualification de crime contre l’humanité peut être envisagéeu0022
Diplômée en droit international et européen (Université de Rouen), Céline Bardet est spécialisée dans les crimes de guerre, les crimes internationaux, la justice et les questions de sécurité. Elle a fondé en 2014 l’ONG We Are NOT Weapons Of War (WWoW), qui « tend à transformer les techniques de travail sur le terrain auprès des victimes de viol de guerre ». Elle en est aujourd’hui la présidente.
- 1. La qualification des faits
L’action engagée et le contexte qu’elle adresse doit tout d’abord être qualifiée de crime contre l’humanité pour pouvoir envisager une possibilité de réparation pour les victimes de ces enlèvements, victimes de ségrégation systémique mise en place par l’Etat au Congo belge dans les années 60. Il est en effet impératif de pouvoir donner une qualification juridique aux évènements, pour pouvoir ensuite y inscrire ce qu’ont vécu de façon directe et personnelle ces victimes, quand elles étaient enfants.
La reconnaissance de l’existence de la ségrégation a été établie de façon officielle dans le cadre de la résolution du 29 mars 2018 adoptée par la Chambre des Représentants belges. Cette résolution est un pas énorme dans la possible qualification juridique de crime contre l’humanité puisqu’elle revêt un caractère officiel et pose sans aucune ambiguïté l’existence et la reconnaissance de l’existence d’une ségrégation ciblée dont les métis ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge ainsi que la politique d’enlèvements forcés y afférente. En votant cette résolution, l’Etat belge reconnait sa responsabilité, sa connaissance de ces faits et son implication à l’époque. De plus, la résolution demande explicitement de regarder les possibilités de mettre en place des réparations. Ceci est essentiel puisque, dans ce type d’affaire, nous avons rarement un Etat qui a lui-même reconnu l’existence de la politique systémique ciblée à l’encontre d’individus en raison de leur race.
Le contexte est clairement établi, la forme de la politique elle aussi et les faits qui y sont reliés – enlèvements, disparitions forcées, ségrégation, forme d’esclavage. Tous ces éléments, dans un contexte institutionnalisé, revêtent suffisamment de faits pour qualifier la situation et les crimes qui la composent de crime contre l’humanité.
Sans une analyse profonde du dossier que je ne possède pas, je ne peux pas m’exprimer plus en avant, néanmoins il m’apparaît qu’au regard du contexte, des éléments, du cadre officiel reconnu, la qualification de crime contre l’humanité puisse être envisagée.
Ceci étant dit, cela signifie aussi que l’action au civil devra certainement commencer par se prononcer sur la nature du crime évoqué par les plaignantes et donc qualifier le crime de crime contre l’humanité, ensuite relier la situation des victimes comme ayant été victimes directes de ce crime contre l’humanité pour pouvoir enfin décider si l’Etat belge est responsable et donc répondre aux demandes des plaignantes, à savoir des réparations. Le fait que la question des réparations soit elle-même directement évoquée dans la résolution de la Chambre des Représentants est déjà un élément en faveur des plaignantes. Un élément énorme !
- 2. L’action pour des faits remontant à soixante ans
L’approche juridique me parait extrêmement valable tant d’un point de vue légitime évidemment que d’un point de vue juridique. Il est de plus extrêmement intéressant de voir un Etat poursuivi pour des faits datant de presque soixante ans mais qui, si qualifiés de crimes contre l’humanité, sont en effet imprescriptibles d’où l’intérêt de l’action judiciaire en l’espèce.
Au-delà de la légitimité et de la justesse de l’approche juridique, il est évident que si cette affaire était recevable, elle ouvrirait une profonde réflexion déjà sur cette histoire et poserait des jalons pour rappeler qu’un Etat peut être poursuivi pour ses actions coloniales.
La situation des cinq parties citantes semble totalement établie et j’imagine qu’elles ont été capables d’apporter, tant dans leurs témoignages que dans de possibles documents, les preuves qu’elles était bien avec ces soeurs, qu’elles ont bien étaient arrachées à leur famille du fait de leur nature de Métis, etc. Cinq plaignantes représentent déjà un « pattern » ; si, de plus, l’action juridique apporte des éléments permettant de montrer la systématisation voire peut être qu’il existe aujourd’hui encore d’autres victimes du même type de crimes, alors, si tout cela est clairement établie, le lien direct est lui aussi établi.
De ce que je perçois, la situation personnelle de chacune des plaignantes semble ne pas poser de questions concernant leur lien direct avec le contexte, et comment leur vie ont été bouleversée par ce même contexte. Arrachées enfants à leurs familles : ces cas peuvent se qualifier de disparitions forcées ou d’enlèvement par agent de l’Etat, ce dernier étant le représentant officiel dans le cadre de la politique coloniale avec un système institutionnel géré par lui, à travers des agents au Congo belge à l’époque.
- 3. Les indemnisations réclamées
Enfin, les réparations sont un enjeu extrêmement important, pas tant d’un point de vue financier même si c’est essentiel pour les victimes et leurs familles mais aussi d’un point de vue symbolique. La question des réparations est au coeur des débats depuis quelques temps, notamment concernant les crimes de guerre, crimes contre l’humanité mais aussi, dans ce cadre, en particulier la question des violences sexuelles liées aux conflits. Que ce soit l’Union européenne, la communauté internationale ou de plus en plus de pays au niveau national, la question des réparations est de plus en plus prégnante et montre à quel point il est essentiel de remettre au coeur des processus de justice, les victimes en premier lieu. Une action criminelle peut et doit être condamnée mais elle doit et surtout, permettre aux victimes de pouvoir, autant que faire se peut, se réparer. Et cela ne peut pas se produire si elles ne sont pas reconnues dans le processus, que la justice ne dit pas que ce qui s’est passé, le contexte, la qualification des crimes, etc,. les concernent individuellement. A ce titre, la justice se doit de leur dire « je vous ai entendu, je dis que ces évènements étaient un crime et je demande à celui qui en est responsable de réparer ce que vous avez subi ». C’est tout cela aussi le symbole et l’objectif d’une telle démarche.
- 4. La défense de l’Etat belge
La résolution de la Chambre des représentants est incroyablement explicite ! « Reconnai?t la se?gre?gation cible?e dont les me?tis ont e?te?victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Ruanda-Urundi jusqu’en 1962 et suite a? la de?colonisation, ainsi que la politique d’enle?vements force?s y affe?rente. »
Il faut toutefois, et c’est peut-être le défi le plus complexe dans la qualification elle-même de crime contre l’humanité, que l’on puisse avoir suffisamment d’éléments pour montrer que ces pratiques étaient généralisées et donc systématisées. C’est peut-être là où l’on risque de rencontrer le plus de difficultés en ce que l’action des cinq plaignantes pourraient être réduite à une situation certes établie, avec des actions perpétrées par les agent de l’Etat, donc ultimement l’Etat lui-même, dans un cadre de politique mise en place de ségrégation dans le contexte colonial ou postcolonial, mais restant le cas de cinq personnes isolées.
Pour être plus claire : si j’étais l’avocate de l’Etat belge, c’est certainement sur ce point que je m’appuierais (le reste étant largement établi, notamment avec la résolution de la Chambre) en disant que même si ces faits sont avérés et qu’il y a donc une lésion pour ces personnes en tant que plaignantes légitimes, la situation en elle-même ne peut pas être qualifiée de crime contre l’humanité parce qu’elle n’a pas été perpétrée de manière généralisée.
Il serait donc intéressant de voir aussi si, par exemple dans d’autres lieux, les mêmes pratiques ont eu lieu ou si des documents officiels existent relatant le caractère systématique et généralisé de ces pratiques à l’encontre de tous les enfants métis à l’époque.
u0022Parler de crime contre l’humanité revient à en affaiblir la portée philosophique, politique et moraleu0022
Professeur émérite de droit international à l’Université libre de Bruxelles, Eric David enseigne le droit des conflits armés à l’ULB et pratique le droit international comme conseil de certains Etats dans des affaires portées devant la Cour internationale de Justice (CIJ).
- 1. La qualification des faits
Juridiquement, cette action en justice fondée sur une norme de droit international – le crime contre l’humanité – soulève la question de ce qu’on appelle le droit international transitoire ou intertemporel. A savoir : la règle selon laquelle un fait doit être évalué au regard du droit en vigueur à l’époque où ce fait a eu lieu.
C’est à juste titre qu’aujourd’hui, on est scandalisé par ces rapts d’enfants fondés pour l’essentiel sur leur origine biraciale si tant est qu’on puisse parler de race en raison de la différence de couleur de peau des parents. Il reste que, dans le Congo belge de l’époque, ce placement d’enfants mulâtres était admis, semble-t-il, par le droit applicable sur ce territoire et, probablement (hélas), par les moeurs. Aujourd’hui, un tel placement serait évidemment un scandale (violation, notamment, du droit au respect de la vue privée, Convention européenne des Droits de l’homme, article 8). Mais à l’époque (les années 1940-1950), ce ne l’était pas. Il me semble donc difficile de parler de crime contre l’humanité au regard du droit positif en vigueur dans ces années-là. Les crimes contre l’humanité jugés à Nuremberg en 1945-46 n’avaient rien de comparable avec le placement forcé d’enfants métis dans des institutions religieuses. Il est vrai que les mots utilisés pour définir la notion de crime contre l’humanité dans les Statuts, jadis, du Tribunal militaire international de Nuremberg (article 6, c) et, aujourd’hui, de la Cour pénale internationale (article 7), peuvent donner lieu à des interprétations plus étendues que ce à quoi l’on pensait à l’époque où l’incrimination a été créée. Mais peut-on dire que la signification extensive qu’en donnent les requérants fait désormais partie du droit en vigueur aujourd’hui ? Une réponse affirmative semble difficile eu égard au manque de précédent pour les faits considérés.
En outre, la qualification de crime contre l’humanité a toujours été associée à des faits d’une horreur sans commune mesure avec les faits en cause; à titre d’exemple, je citerai l’extermination des Héréros et des Namas dans le Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie) en 1904-1907, le massacre des Arméniens en 1915 (qu’on peut parfaitement qualifier, aujourd’hui de « génocide » même si le terme n’existait pas à l’époque), le génocide des Juifs et des Tziganes ainsi que l’extermination des homosexuels par les Nazis en 1940-45, les massacres commis par les Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979, les massacres commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés au Rwanda entre avril et juillet 1994, etc.
Au-delà du droit, parler ici de crime contre l’humanité revient à en étendre considérablement le sens commun et, du coup, à en affaiblir la portée philosophique, politique et morale.
- La demande de réparation
L’Histoire fourmille d’injustices qui suscitent l’indignation et la révolte, des injustices qu’on est parfaitement fondé à condamner. Peut-on, pour autant, en demander réparation judiciaire ? Certes, rien ne l’interdit mais le juge doit appliquer le droit et il ne peut le faire que sur la base des règles juridiques dont il dispose. L’article 1382 du Code civil (NDLR : qu’utilise la défense des cinq parties assignant l’Etat belge en justice : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel est arrivé à le réparer ») est pertinent à cet égard mais, ici, la prescription fait obstacle à son application, d’où le recours au crime contre l’humanité qui, lui, est imprescriptible (Statut de la Cour pénale internationale, article 29) mais qui, pour les raisons expliquées ci-dessus, semble inapplicable à l’espèce.
- La défense de l’Etat belge
Il n’en reste pas moins une blessure morale, insupportable pour les victimes. Si le droit ne peut y répondre, il appartient au politique d’agir pour tenter de réparer ce qui peut l’être. Les excuses de Charles Michel, comme Premier ministre, en 2019, au Parlement, sont une première étape, bienvenue, sans préjudice d’autres formes de réparation qui éviteraient aux victimes les aléas d’une procédure judiciaire.
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