Pour Marnix Beyen, il est temps de rompre avec quelques réflexes en vigueur depuis la naissance du pays au XIXe siècle © Aurélie Geurts

Marnix Beyen: «L’orientation à gauche de la Wallonie n’est pas une loi historique»

A l’issue des élections, l’historien Marnix Beyen n’est pas inquiet pour l’avenir de la Belgique. Même s’il plaide pour donner davantage de place à la démocratie participative au fédéral et l’institutionnalisation d’une opinion publique commune entre Flandre et Wallonie.

Prospectiviste et historien, professeur à l’UAntwerp spécialisé dans l’histoire politique de la Belgique, Marnix Beyen inscrit les élections du 9 juin dans un temps long. Les résultats ne sont pas inquiétants pour l’avenir de la Belgique. Mais il est nécessaire, insiste-t-il, de rompre avec quelques réflexes en vigueur depuis la naissance du pays au XIXe siècle.

D’une manière générale et d’un point de vue historique, que vous inspirent les résultats des élections et que révèlent-ils de l’état du pays?

Tout d’abord, les dernières élections montrent que les tendances historiques –sur lesquelles nous reviendrons– sont fortes mais qu’elles ne sont pas des fatalités. La Flandre de droite s’est évidemment renforcée, mais les différences au sein de la Flandre se sont également articulées. Dans le canton d’Anvers, par exemple, le PVDA-PTB est beaucoup plus fort que le Vlaams Belang. Du côté francophone, on a pu constater que l’orientation à gauche de la Wallonie n’est pas une loi historique. Pour le futur de la Belgique, et à première vue, ça semble un constat positif. En effet, il y aura une sorte de terrain commun sur lequel une politique pourra être tracée avec le support d’une majorité dans les deux parties du pays. Cela ne devrait pas nécessairement impliquer, même si c’est probable, que soient abandonnés au profit d’une politique pleinement néolibérale les acquis sociaux sur lesquels l’orientation traditionnelle de la Belgique francophone à gauche était basée. Ironiquement, les socialistes flamands semblent avoir la clé en main à cet égard. Enfin, il nous manque encore beaucoup d’analyses pour pouvoir bien comprendre ces résultats. Par exemple, je n’ai entendu aucune analyse genrée des élections.

Qu’entendez-vous par là?

Si on regarde les résultats personnels des candidats de Groen, par exemple, on s’aperçoit rapidement que les femmes ont obtenu de bien meilleurs scores que les hommes. Il n’est pas invraisemblable que cela reflète également un taux d’électrices beaucoup plus élevé que d’électeurs pour ce parti. Si c’est vrai, et si on peut le constater également pour les autres partis de gauche, la Flandre de droite est en premier lieu une Flandre masculine. De telles analyses nous manquent aussi à propos de la diversité culturelle. Cette diversité, qu’on voit tous les jours dans les villes, et même les villages, continue d’être tellement absente dans les listes de candidats et encore plus dans les débats après les élections. Il y a là encore de grands défis, tant pour la recherche que pour la politique.

On présente schématiquement le paysage politique belge divisé en deux: le nord acquis à la droite et à l’extrême droite; le sud à la gauche et la gauche radicale. Cette lecture vous semble-t-elle pertinente?

Cette lecture, évidemment, est trop généralisatrice, et nie les différences au sein des deux communautés. Plusieurs des grandes villes flamandes, par exemple, sont gouvernées par une coalition plutôt de gauche. A Bruxelles, Groen est le plus grand parti flamand. Cela ne nous autorise cependant pas à négliger cette longue histoire qui a engendré des majorités de gauche en Belgique francophone, de droite en Flandre. On peut retracer ces tendances jusqu’à la fin du XIXe siècle. Avec la démocratisation, la voix des masses paysannes flamandes devenait importante. Afin de gagner leur support, les élites urbaines répandaient un discours dans lequel la Flandre était présentée comme une région éminemment catholique à protéger de cette modernité importée avec la langue française. Le parti catholique étant le défenseur «naturel» de ces traditions flamandes, il sauvegardait sa prédominance dans les provinces de Flandre pour plusieurs décennies. En réaction, l’image se forgeait d’une Wallonie progressiste et moderne, menacée par cette Flandre obscurantiste. Par la suite, ces tendances se sont transformées, entre autres, par le développement d’un nationalisme flamand, qui «déconfessionnalisait» une partie de cette droite flamande. Le fait qu’une partie considérable du nationalisme flamand optait pour une collaboration avec l’Allemagne impérialiste pendant la Première Guerre mondiale, et avec l’Allemagne nazie durant la Deuxième Guerre mondiale, renforçait la peur envers cette Flandre d’extrême droite dans la Belgique francophone, et dès lors aussi la domination du parti socialiste. Le fédéralisme qui se développait depuis les années 1970 était donc basé sur une méfiance réciproque qui élargissait les différences politiques entre la Flandre et la Belgique francophone, jusqu’à un point où même des partis nationaux ne paraissaient plus être possibles. Au cours de ces processus, les voix de gauche en Flandre, et de droite en Belgique francophone, étaient minorisées. Depuis les années 1970, une variante «néolibérale» de cette droite flamande s’est également développée, mais elle soulevait les mêmes résistances parmi la gauche en Belgique francophone.

Vous avez déclaré que ces élections pourraient acter la victoire «finale» de la Flandre de droite qu’on a vu émerger depuis la fin du XIXe siècle. Pouvez-vous développer?

Même si la N-VA se distancie (probablement sincèrement) des discours xénophobes du Vlaams Belang, leurs visions du futur de la Belgique sont fondamentalement les mêmes: il faut que la Flandre se débarrasse de cette Wallonie de gauche, qui empêche la Flandre de se développer économiquement et culturellement. Depuis un certain temps, Bart De Wever traduit cette idée dans la formule judicieuse des «deux démocraties» –judicieuse parce qu’elle présente une Flandre plus autonome comme la solution d’un déficit démocratique plutôt que comme le triomphe du nationalisme flamand. Il est clair que ce diagnostic est partagé par une large partie des Flamands. Avec les résultats de la N-VA et du Vlaams Belang, on peut parler du triomphe de cette «Flandre de droite» dont j’ai décrit la genèse et dont le progrès a été freiné après la Deuxième Guerre mondiale par le fait qu’elle s’était associée avec l’Allemagne nazie, et par le rôle important que le socialisme avait joué dans la construction de l’Etat-providence belge. Aujourd’hui, la mémoire de la collaboration s’est effacée de celle de beaucoup d’électeurs et le maintien de l’Etat-providence a été associé à un discours antimigratoire et chauviniste. Dans ces circonstances, très peu d’éléments peuvent contrecarrer les avancées de cette droite flamande.

Vous pointez la faillite du système des partis tel qu’il est né au cours du XIXe siècle. Qu’entendez-vous par là? Dans quelle mesure a-t-il failli?

Ce qui tenait la Belgique ensemble en dépit de la différence des langues et des tendances politiques, c’était précisément la foi dans le caractère éminemment démocratique de ce pays (depuis la Constitution de 1831) et dans le caractère éminemment social de l’Etat-providence. Ces convictions s’écroulant sous le poids des partis de droite en Flandre, le ciment de la Belgique devient très faible. Pour les partis de droite flamands, la sécurité sociale doit être protégée en la scindant. Si cela se fait, la fin de la Belgique me semble très proche. Le doyen des historiens politiques flamands, Lode Wils dirait que dans ce cas, les occupants allemands de la Première Guerre mondiale auront atteint ce à quoi ils aspiraient depuis 1914 avec leur «Flamenpolitik» de 1914. Aujourd’hui, cette scission de la Belgique ne servirait évidemment plus à un agrandissement de l’Empire allemand, plutôt aux besoins des élites d’une nation flamande devenue de plus en plus radicale.

«Je ne crois pas que les partis soient devenus obsolètes.»

Le système politique belge est qualifié de «particratie». Que faut-il comprendre?

La forme des partis tels qu’ils existent aujourd’hui est née pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, comme une réponse à la démocratisation. Ils étaient créés en premier lieu hors des élites politiques traditionnelles, afin de donner une voix à ceux qui étaient exclus du vote: en s’organisant, en se mobilisant autour d’un programme commun, les gens «subalternes» pouvaient peser sur la politique. En même temps, les partis avaient un rôle éducatif, voire paternaliste: ils enseignaient aux gens souvent peu lettrés quels étaient leurs vrais besoins et les moyens à leur disposition pour les assouvir. Ils organisaient l’opinion publique selon quelques grands narratifs idéologiques. Graduellement, ces partis sont devenus ce que l’historien anglais Angus Hawkins a appelé les «instruments essentiels de la souveraineté». Les vraies décisions n’étaient plus prises dans un Parlement où des représentants parlaient –en théorie du moins– au nom du peuple, mais dans le quartier général du parti qui avait la majorité des votes. Certainement dans un pays comme la Belgique, où l’Etat même était très faible, le pouvoir se déplaçait vers les présidents et les petits cadres des partis. C’est ce qu’on appelle la «particratie».

Dans quelle mesure cette «particratie» est-elle problématique pour le fonctionnement des institutions démocratiques aujourd’hui?

Avec la «particratie», on se retrouve dans une configuration où des partis qui, à l’origine, étaient des instruments démocratiques, deviennent d’une certaine manière un élément antidémocratique. C’est d’autant plus le cas aujourd’hui que le contexte a changé de façon assez significative depuis le XIXe siècle: l’enseignement obligatoire jusqu’à 18 ans fait en sorte que quasi tout le monde sait au moins lire et écrire; de nombreux médias (traditionnels et sociaux) sont extrêmement accessibles. Une grande partie des citoyens s’informe presque continuellement et à l’aide de divers canaux sur la situation du pays. Ils se forgent une opinion, pour le meilleur ou pour le pire. Je ne crois pas que les partis soient devenus obsolètes dans ce contexte.

Manifestations en 1982, à Bruxelles des sidérurgistes flamands. «Si on scinde la sécurité sociale, la fin de la Belgique est proche.» © BELGA IMAGE

Quel remède envisagez-vous?

Parmi cette masse d’informations et d’opinions, il faut des instances qui défendent certaines valeurs et proposent des programmes susceptibles d’être réalisés. Il doit également y avoir des professionnels de la politique, qui basent leurs stratégies sur une connaissance profonde des dossiers dont ils traitent. Mais je crois qu’à part cela, on a besoin de structures où les citoyens peuvent participer plus directement –sans l’intermédiaire des partis– à la politique. Les idées de démocratie participative telles qu’elles ont été proposées, entres autres par l’historien David Van Reybrouck, méritent plus d’attention et de débats. Par exemple, on pourrait envisager de remplacer le Sénat –devenu obsolète– par un panel de citoyens tirés au sort (et renouvelé régulièrement) qui discutent les choses les plus urgentes, et proposent des mesures au Parlement. De cette façon, des thèmes avec lesquels les partis n’attendent pas un gain de votes pourraient être mis haut à l’agenda politique, et des discussions pourraient être menées sans la hantise des élections. On pourrait espérer que les discussions entre les partis en deviendraient également moins antagonistes, et seraient plus constructives. Il est vrai qu’un certain antagonisme est nécessaire en politique, mais la quête commune de solutions l’est également. Je crois qu’il faut créer plus d’espace pour cet aspect.

«L’image stéréotypée que les Wallons se font de la Flandre semble immuniser la Wallonie contre l’extrême droite.»

Contrairement à la quasi-totalité des pays d’Europe, l’extrême droite reste invisible en Wallonie. Comment expliquez-vous cette «exception wallonne»?

L’absence d’une extrême droite en Wallonie est en effet remarquable, parce que les indicateurs sociaux et économiques semblent être présents pour l’émergence d’une droite forte. Il est très difficile de donner une réponse claire à cette question, mais je crois qu’elle doit –au moins partiellement– être cherchée dans ce que j’ai dit précédemment. Puisque la droite, ou l’extrême droite, est tellement associée à cette Flandre qu’on craint et dont on veut se distancier, à ces Flamingants qui, selon Jacques Brel, étaient «nazis durant les guerres et catholiques entre celles-ci», une extrême droite wallonne devient une sorte de contradictio in terminis. L’image stéréotypée qu’on s’y fait de la Flandre semble immuniser la Wallonie contre l’extrême droite.

«Il y a deux Wallonie», martèle souvent votre collègue historien Philippe Destatte. Partagez-vous le constat?

On peut dire la même chose de plusieurs nations ou régions. On le dit depuis longtemps de l’Allemagne et on peut aussi le dire des Etats-Unis actuels, d’Israël, probablement aussi de la Flandre. Dans tous ces cas, ce sont bien sûr des généralisations qui méritent des nuances. Or, je crois que cette idée d’une Wallonie qui meurt et d’une Wallonie qui naît comporte une base de vérité. Je crois aussi que la Wallonie partage cet état de fait avec plusieurs régions d’Europe qui ont connu un fort déclin industriel. Nous ne pouvons pas rejeter tout à fait cette «Wallonie mourante», ni accueillir cette «Wallonie naissante» sans aucune réserve. L’engagement social et le fort ancrage des syndicats au sud du pays ne doivent pas être dissipés. La Wallonie naissante ne doit pas nécessairement être une Wallonie néolibérale (très comparable à la Flandre ou aux Pays-Bas). Ce sont plutôt des acquis qu’il faudrait garder dans la construction d’une économie moderne et performante.

«L’introduction d’une circonscription nationale pour une partie des sièges à la Chambre me semble s’imposer.»

Dans votre ouvrage Un autre pays. Une nouvelle histoire de la Belgique (Le Cri, 2009), vous écriviez que la transformation de la Belgique «s’est plutôt produite en réponse aux aspirations communautaires qu’aux demandes de renouvellement exprimées par les nouveaux mouvements sociaux».

Toute cette histoire de deux communautés linguistiques qui maintiennent une forte méfiance l’une envers l’autre, a en effet causé une sorte de paralysie politique dans divers domaines. Qu’il s’agisse des défis climatiques, de la digitalisation, de la modernisation de la justice ou de la réforme des pensions, de la gestion de la migration ou de la construction d’une infrastructure ferroviaire et sportive, les querelles communautaires ont causé bien des retards en comparaison avec beaucoup d’autres pays.

Comment changer cet état de fait?

Il me semble qu’on devrait baser le fédéralisme non pas sur les méfiances mutuelles, mais sur la volonté de travailler ensemble, sur l’enrichissement par les différences, et utiliser les possibilités offertes par le bilinguisme. Pour arriver à ce but, il faudrait en premier lieu rendre notre fédéralisme plus simple, avec des compétences claires et cohérentes pour les diverses Régions. Il est évident que Bruxelles devrait obtenir des compétences culturelles et d’enseignement (ce qui impliquerait la disparition des communautés culturelles), comme le propose le philosophe Philippe Van Parijs depuis longtemps. Pour les compétences qui restent au fédéral, il faudrait s’efforcer de créer et d’institutionnaliser une opinion publique commune. Donner une place à la démocratie participative au fédéral pourrait être une première contribution à une telle évolution. En outre, l’introduction d’une circonscription nationale pour une partie des sièges à la Chambre des représentants me semble s’imposer. Une telle mesure forcerait des groupes (pas nécessairement les partis tels qu’on les connaît maintenant) dans les deux parties du pays à s’associer à propos des programmes politiques, et donnerait des moyens aux citoyens de récompenser ou de punir les ministres de l’autre communauté linguistique pour leur gestion des affaires du pays et pour les choix qu’ils ont faits. En dernier lieu, il me semble qu’une tâche revient aux médias à cet égard. Si nous voulons rester une démocratie commune –et je crois qu’il y a plusieurs raisons de le vouloir– nous devons aussi créer une opinion publique commune. Pourquoi la VRT et la RTBF n’ont-elles fait aucune émission électorale ensemble? Pourquoi Le Vif et Knack n’ont-il pas créé un numéro commun? Bien évidemment, de telles initiatives nécessiteraient un effort pour promouvoir le bilinguisme des deux côtés du pays.

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