Carte blanche
Madame Wilmès, je suis médecin et je vous tends la main…
« Aujourd’hui, au même titre qu’on demanderait à un pianiste de jouer sans ses mains, je suis un médecin qui ne sait plus exercer son métier faute de moyens pour protéger efficacement sa vie, celle de sa famille et celle de ses patients »: lettre ouverte du Dr Nora Zekhnini, médecin généraliste, à la Première ministre.
Chère Madame Wilmès,
Aujourd’hui, au même titre qu’on demanderait à un pianiste de jouer sans ses mains, je suis un médecin qui ne sait plus exercer son métier faute de moyens pour protéger efficacement sa vie, celle de sa famille et celle de ses patients. Toute nue en première ligne de front, derrière son téléphone : c’est ce à quoi est réduit aujourd’hui mon métier de médecin généraliste. Alors, au point de nudité où nous en sommes, poursuivons les présentations, en toute transparence et en toute franchise, car je n’ai rien à cacher : Je suis docteur en médecine, généraliste, je suis une femme, j’ai trente ans, et j’ai brillamment réussi mon parcours universitaire… Voilà, je n’ai rien d’autre à vous offrir et j’ose espérer que cela est suffisant pour mériter un peu de votre considération, de votre écoute, et de votre temps.
Je pars du principe que mes faiblesses, ou ce qu’autrui pourrait considérer comme telles, sont en réalité mes plus grandes forces…
La médecine générale a enfin été reconnue, il n’y a pas si longtemps que cela d’ailleurs, comme spécialité à part entière au même titre que n’importe quelle autre spécialité médicale. Quant au fait que je suis une femme, heureusement, nous partageons toutes deux cette caractéristique. Il reste mon jeune âge… mais évalue-t-on la valeur et l’âme de quelqu’un à son nombre d’années ? Selon votre réponse, qui vous appartient à vous seule, je vous laisse le soin de décider de poursuivre ou non votre lecture.
Je me demande encore aujourd’hui pourquoi j’ai choisi d’être médecin… Je crois que c’est parce que « prendre soin » et le « don de soi » font intrinsèquement partie de ce que je suis, d’aussi loin que je m’en souvienne. La médecine s’est sans doute imposée à moi sans que je n’aie vraiment à choisir… Je me dis souvent que tout ce qui ne sera pas donné sera perdu. Je m’en suis d’ailleurs parfois un peu (beaucoup) oubliée moi-même.
Je suis persuadée que notre raison d’être réside dans le fait que nous avons chacun une mission. La mienne probablement est celle d’être médecin, de prendre soin des autres et d’être à leur écoute. La vôtre, et non des moindres : diriger le navire sur lequel nous nous trouvons tous. Votre tâche est immense et compliquée, j’admire et je respecte profondément le travail que vous accomplissez jours et nuits pour mener à bien cette mission.
Mon modus vivendi est basé sur cinq mots qui me guident jour après jour, dans ma vie personnelle autant que dans ma pratique de médecin : « Honnêteté, Humilité, Humanité, Amour et Audace ».
L’honnêteté, parce que même si cela rend vulnérable, il n’y a rien qui soit plus louable, plus honorable ni plus protecteur du vivant que l’honnêteté.
L’humilité, parce que jusqu’où pouvons-nous prétendre être sûr de nos certitudes ? En tout cas, en médecine et en sciences, la seule certitude que nous ayons en fin de compte, c’est que bien modestement nous ne savons pas grand-chose. C’est frustrant si on ne l’accepte pas… mais c’est surtout passionnant. Il n’y a pas de certitude, il n’y a que des opportunités. Des opportunités aussi d’anticiper et d’agir avec la plus grande précaution en envisageant les pires scénarios possibles qu’aucune certitude ne peut exclure.
L’humanité, parce que nous sommes fragiles, parce que nous sommes accessibles à l’angoisse, à l’incertitude, au doute et au questionnement permanent. Mais c’est avec le doute et l’incertitude que l’on progresse.
L’amour, parce que sans passion… point d’élévation.
L’audace, parce que ne pas oser, c’est ne rien faire au bon moment.
« Fais face ! » Deux mots gravés dans mon esprit et que j’ai faits miens. Et l’enjeu aujourd’hui, c’est de faire face aux réalités et aux vérités, aussi terrifiantes soient-elles, aussi dérangeantes soient-elles, parce que les vérités restent toujours des vérités et triomphent toujours dans l’évidence, tôt ou tard.
Malgré mes frustrations, mon désespoir profond, ma tristesse et ma peine, l’heure n’est pas à la rancune, ni aux critiques : l’heure est à l’analyse posée de la situation actuelle de la crise, à l’affrontement des réalités et des vérités, et je vous propose mon regard de médecin externe et indépendant pour les affronter et les analyser avec vous, Madame Wilmès, pour que vous soyez moins seule car c’est vrai que c’est terriblement effrayant et déstabilisant, et pour que nous puissions avancer tous ensemble dans la bonne direction pour un meilleur demain.
J’ai confiance en vous, comme j’ai confiance en l’humanité de chacun d’entre nous, il suffit juste de lui laisser l’espace nécessaire pour que cette humanité puisse s’exprimer et nous sauver. Oui, j’ai confiance en vous, Madame Wilmès. Mais vous, avez-vous confiance en moi ?
Il n’est jamais trop tard pour saisir les mains qui vous sont tendues parfois depuis longtemps… et les bonnes mains cette fois-ci. Ce serait tout à votre honneur et je sais que nous sommes nombreux à attendre ce geste de votre part. Je sais que vous avez frôlé certaines mains salvatrices, du bout de vos doigts, sans jamais les saisir franchement. Ce n’est pas grave, vous pouvez encore le faire. Et je n’ai pas la prétention d’insinuer que la main que je vous tends soit meilleure qu’une autre, mais je vous la tends en toute bienveillance et en toute sincérité car je pense qu’elle vaut la peine d’être saisie, et j’espère vraiment que vous la saisirez. Je suis là, je vous attends… Serez-vous là ? Parlons-en, Madame Wilmès, car comme le disait Nelson Mandela : « La meilleure arme, c’est de s’asseoir et parler. »
Veuillez recevoir, Chère Madame Wilmès, l’expression de toute ma considération la plus distinguée et l’assurance que je demeure humblement à votre entière disposition.
Docteur Nora Zekhnini, Médecin Généraliste à Bruxelles
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