Laurent Raphaël
Madame à la veste jaune
Je vous demande pardon. Comme des millions de gens de par le monde, j’ai jeté sur vous un regard indécent, hypnotisé par cette scène de chaos vous montrant assise sur une chaise, partiellement dénudée, le visage ensanglanté, les yeux suppliants rivés sur l’objectif.
Vous incarnez malgré vous la détresse humaine dans sa plus glaçante expression. Quelques minutes plus tôt, vous étiez peut-être tout sourire, le coeur léger, en route pour de nouvelles aventures sentimentales ou professionnelles. Avec votre veston jaune et votre jeans foncé, vous devez sûrement faire partie de ces femmes libres et coquettes qui embrassent la vie sans haine et sans peur. Il a suffi d’une fraction de seconde, d’un instant de folie pure, pour que votre monde et vos illusions s’écroulent, gravant sur votre front et pour l’éternité ce masque d’affliction.
Cette image terriblement iconique qui a rebondi à la vitesse de l’éclair sur les sites avant de se retrouver à la une de nombreux quotidiens le lendemain va me hanter longtemps. Comme avant elle les images magnétiques d’Omaira Sanchez piégée dans son cercueil aquatique en Colombie, de ce bonze s’immolant par le feu à Saigon en 63, de Nick Ut fuyant nue le napalm américain quelques années plus tard, ou du petit Aylan sans vie sur une plage turque.
Voyeurisme? Oui et non. Mieux qu’un tableau, la « mise en scène » allégorique de votre souffrance symbolise l’innocence bafouée, étripée et souligne, comme en négatif, toute l’ignominie de vos bourreaux. L’intensité de la tension et du désespoir se mesurent aux détails de votre supplice: les mains accrochées à la banquette comme à une bouée, le filtre de poussière qui vous donne des airs fantomatiques, la chaussure suspendue à votre pied comme un dernier souffle à l’existence… Face à cet amas de signifiants, la compassion le dispute à la colère. Quel Dieu sans coeur et sans morale pourrait justifier pareille violation de l’intégrité physique et psychique?
Vous étiez là au mauvais moment, au mauvais endroit. Jouet d’un destin cruel. Victime une première fois. Et presque simultanément une seconde fois, quand la machine médiatique avide de symboles forts, à forte teneur mystique, vous a prise pour cible. Car pas plus que vous n’avez souhaité vivre ce drame du 22 mars, vous n’avez choisi de devenir à la même date une martyre de ces valeurs humanistes dont nos sociétés certes imparfaites peuvent pourtant s’enorgueillir. Héroïne involontaire. Au prix fort. Vous allez devoir vivre avec vos blessures, vos souvenirs, mais aussi avec cette image sacrée dans laquelle le monde vous a désormais enfermée.
Je vous demande d’ailleurs pardon deux fois plutôt qu’une, de vous avoir surprise dans ce moment d’effroi, et de vous voler une part de vous-même, de votre intimité, que je vais épingler au revers de ma veste, près du coeur, pour me rappeler en permanence combien la vie est belle et fragile.
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