L’université au bord de l’asphyxie: « Les dépenses par étudiant ont baissé de 30% »
Le nombre de jeunes souhaitant entrer à l’université ne cesse d’augmenter, mais les moyens ne suivent pas. Le phénomène s’aggrave. Un défi pour la Fédération Wallonie-Bruxelles.
C’est sans doute la filière de tous les records. A la rentrée académique 2021, les départements des sciences psychologiques et de l’éducation comptaient 11 620 étudiants, tous niveaux confondus, dont 1 400 étudiants européens, parmi lesquels 77% originaires de France. Le plus fort effectif! Mais l’explosion est surtout le fait d’étudiants belges. Partout, la discipline connaît un afflux exceptionnel de candidats, tant en bachelier qu’en master. Les chiffres sont spectaculaires. En six ans, leur nombre, dans les universités, a bondi de 70%. Evidemment, cela met le système sous pression. Difficile, selon les établissements, de maintenir la qualité de la formation. Comme ses collègues, Olivier Klein, vice-doyen de la faculté de psychologie à l’ULB, évoque des problèmes de manque de salles de cours, de supervision des travaux et, plus généralement, d’encadrement pédagogique. «Pour les travaux pratiques, on essaie de répartir les moyens, de faire de plus petits groupes où c’est vraiment nécessaire, comme pour le cours d’entretien, qui est très important en psycho. Là, on limite le nombre d’étudiants à cinquante, mais c’est déjà beaucoup.»
La charge pour les enseignants-chercheurs devient de plus en plus lourde.
Un autre casse-tête très concret risque de se poser. Pour exercer la psychologie clinique et l’orthopédagogie, la loi impose, dès l’an prochain, un stage professionnalisant d’une année. Or, on craint déjà une carence de maîtres de stage et de lieux agréés.
Si elle est exceptionnelle, la situation dans ces départements renvoie, avec un miroir grossissant, aux maux structurels dont souffrent l’enseignement supérieur. Entre les rentrées 2005 et 2020, il a vu sa population étudiante croître de 39%. En comparaison, les établissements de l’enseignement obligatoire ont absorbé une hausse de 3%. Le taux d’encadrement, lui, n’a progressé que de 26%. Et on compte, en moyenne, 44 étudiants pour un enseignant.
Malgré des évolutions très contrastées, les subsides alloués à l’enseignement obligatoire et à l’enseignement supérieur ont progressé pratiquement au même rythme. Mécaniquement, en dépit des moyens supplémentaires dégagés sous cette législature, en euros constants, «les dépenses par étudiant à l’université ont baissé de 30% depuis 2005», calcule Jean-Paul Lambert, recteur honoraire de l’université Saint-Louis, à Bruxelles, et président de l’Académie de recherche d’enseignement supérieur (Ares), coupole qui chapeaute les hautes écoles et les universités. Nos moyens par étudiant se sont donc sévèrement dégradés, inférieurs de 22% à la moyenne de la Région flamande et des pays nordiques et de 7% à celle de nos proches voisins (France, Allemagne et Pays-Bas). «Il est d’ailleurs important de noter que près de 80% des budgets sont directement attribués à l’enseignement obligatoire.»
Encaisser la hausse du nombre d’étudiants n’a pas que des conséquences en matière d’encadrement, de locaux et d’administration. La charge pour les enseignants-chercheurs devient aussi de plus en plus lourde, alors qu’ils devraient pouvoir, en parallèle, exercer leurs activités de recherche et répondre aux nombreux appels à projets. «L’un de mes assistants assure une charge de trois cents heures mensuelles en présentiel. Cela lui laisse peu de temps pour travailler à sa thèse de doctorat», soupire Annick Castiaux, rectrice de l’UNamur, avant d’alerter sur «le risque de voir l’université se vider de sa substance: la recherche».
Des chiffres difficiles à avaler
Les raisons de cet afflux spectaculaire d’étudiants sont multiples. Il est évidemment lié à la démographie, particulièrement dans les grandes villes, à la progression du taux d’accès à l’enseignement supérieur et à l’allongement de la durée des études. Une poussée qui s’explique aussi par le flux d’étudiants européens non résidents et d’étudiants moins armés. Les premiers représentaient, en 2020, 11,5%, dont 74% originaires de France. Le Conseil des rectrices et recteurs (Cref) estime que ceux-ci captent 13% du financement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Quant aux seconds, il s’agit de rhétoriciens diplômés de technique de qualification et d’une filière professionnelle. «En 2003, ces profils représentaient 16% des inscrits dans l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, leur poids est plus important: 43% en haute école et 8% à l’université», détaille Jean-Paul Lambert.
Deux options se poseront tôt ou tard: «sélectionner» davantage ou adapter les règles de financement.
En Belgique, chaque titulaire d’un Certificat d’enseignement secondaire supérieur (CESS) peut s’inscrire dans le cursus de son choix, à l’exception de quelques disciplines (la médecine, les soins dentaires, l’ingénierie civile et les arts). Près de 76% des rhétoriciens entament des études supérieures. Le taux de réussite moyen en 1re bac s’élève à 41%. Un taux globalement stable depuis 25 ans et qui masque une réalité plus complexe dans les amphis.
Dans les tableaux de l’Ares, on trouve ainsi de terribles statistiques. En haute école, le taux de réussite en 1re bac des titulaires d’un CESS professionnel n’est que de 14%, contre 62% pour les détenteurs d’un CESS du général. Les diplômés de technique de qualification font un peu mieux: 27%. Ceux issus de technique de transition affichent 41%. A l’université, les chiffres font s’étrangler les observateurs: à peine 6,9% et 7,3% de taux de réussite pour les détenteurs d’un CESS professionnel et de technique de qualification ; 22% pour ceux de technique de transition et 45% pour les diplômés du général. En revanche, parmi ces derniers, les doubleurs affichent un taux de 44% en haute école et de 26% à l’université. Les disparités sont donc grandes derrière la statistique globale selon laquelle 41% des nouveaux étudiants passent le cap de la première année.
Un autre indicateur révèle un autre phénomène: alors que le taux d’accès à l’enseignement supérieur a continué de progresser, celui du taux d’achèvement plafonne, voire baisse, depuis quinze ans, selon l’analyse de Jean-Paul Lambert. Seulement 58% des inscrits en première année obtiendront leur diplôme de bachelier dans les six années suivant leur inscription. Un chiffre peu flatteur. En Flandre, il s’élève à 70%, dans les pays scandinaves à 75% et au Royaume-Uni à près de 80%!
Chacun fait ce qu’il peut
«La source du problème réside dans notre culture du redoublement et de son corollaire, la relégation précoce vers les filières technique et professionnelle», souligne l’ancien recteur. Dans ce contexte, qui combine un libre accès aux études supérieures, un faible coût du minerval, un définancement constant et des taux d’échec et d’abandon élevés au terme de la première année, plusieurs voix soutiennent une possible sélection à l’entrée, au premier rang desquels des enseignants des hautes écoles et des universités.
En sciences psychologiques, Olivier Klein décrit un rythme éreintant qui se répercute sur le moral du personnel. «Il faut être sacrément motivé pour proposer une autre évaluation qu’un questionnaire à choix multiples vu le nombre de copies à corriger, déplore celui qui dirige l’unité de psychologie sociale et interculturelle à l’ULB. Il nous faut faire plus avec moins, alors, pour certains, un examen d’entrée serait une solution, tout en admettant qu’il s’agit de la solution du pauvre.»
«La sélection existe déjà, c’est le passé scolaire. Pas besoin d’en rajouter, réagit Jean-Paul Lambert. Certes, l’idée n’est pas scandaleuse dans certaines sociétés, à l’instar des pays scandinaves et anglo-saxons, mais leur enseignement secondaire se montre peu inégalitaire socialement (NDLR: alors qu’en FWB, l’écart entre les élèves les plus favorisés et les plus défavorisés demeure parmi les plus hauts de l’OCDE. Cette contre-performance classe l’entité francophone dans le palmarès des pays les plus inégalitaires). Dès lors, un filtre à l’entrée est bien accepté, puisqu’il n’est pas perçu comme fortement inéquitable.» Pour autant, vu les limites budgétaires étriquées de la FWB, le choix se posera, tôt ou tard, entre une des deux options: «sélectionner» ou adapter les règles de financement par étudiant. En réalité, peu souhaitent une véritable sélection motivée uniquement par un sous-financement chronique.
Pour réduire l’échec en début de parcours, chacun fait ce qu’il peut. Dotés de près de nonante millions d’euros, les établissements ont multiplié les initiatives d’aide à la réussite. Difficile cependant de mesurer leur efficacité. Elles ne feraient pas de miracles ou, du moins, se révèlent insuffisantes pour permettre la réussite. Depuis des années, ces dispositifs, non obligatoires, sont confrontés à une difficulté: ce sont souvent les étudiants qui en ont le moins besoin et ceux qui sont très proches de la réussite qui y participent. Les plus concernés, perdus ou se sentant stigmatisés, n’entament pas la démarche. Pour gagner en efficacité, depuis cette rentrée, l’étudiant qui obtient moins de trente crédits sur soixante doit obligatoirement suivre un dispositif de soutien.
Les dépenses par étudiant à l’université ont baissé de 24% depuis 2005» Jean-Paul Lambert, président de l’Ares.
Des tests préalables à l’université, mais de quel type?
Beaucoup estiment qu’il faudrait aller plus loin et évoquent pour les étudiants l’obligation de passer des tests diagnostiques leur permettant d’évaluer leur niveau par rapport aux exigences de chaque filière et ce, à la sortie du secondaire. «Pourquoi être hostile a priori à un test obligatoire? Il existe derrière cette opposition une vision dogmatique proclamant qu’il serait antisocial, réagit Annick Castiaux. Il y a une hypocrisie générale, parce que la pratique, c’est marche ou crève! Or, systématiser un test d’évaluation obligatoire sur les attendus à maîtriser et rendre contraignant un programme d’accompagnement individuel garantiraient les mêmes chances de réussite pour tous les étudiants. Cela m’apparaît plus juste socialement.»
D’autres arguments nourrissent ceux qui se montrent défavorables à un test obligatoire de prérequis. L’expérience de l’examen d’entrée en médecine, avant qu’il ne soit éliminatoire, a prouvé que lorsqu’un test non contraignant indique à l’étudiant qu’il ne maîtrise pas les prérequis, celui-ci ignore le résultat et persévère jusqu’à l’échec.
Un test obligatoire serait un compromis équitable sans aller jusqu’à empêcher l’étudiant de s’inscrire dans la filière de son choix, puisque le but n’est pas de fermer l’accès mais d’informer au mieux des chances, ou non, de réussite. D’où l’idée, pour ceux-là, d’une année de préparation par domaine (santé, sciences, économie…) organisée par les universités, ou, comme proposé dans Le Soir du 14 septembre par des rectrices, d’une première année commune plus généraliste, durant laquelle l’étudiant acquerrait les compétences de base pour l’accès à l’université, autour des sciences, du sens critique, de l’histoire, de la méthodologie de travail… Au terme, il pourrait accéder à différents cursus. A l’inverse, certains imaginent réduire la durée de la scolarité à onze années, c’est-à-dire cinq années dans le secondaire au lieu de six. Les réflexions sont lancées entre académiques.
Pourquoi être hostile a priori à un test obligatoire» Annick Castiaux, rectrice de l’UNamur.
Dans les cabinets, on préfère un test d’aide à l’orientation, non obligatoire et non contraignant, l’idée étant que ce n’est pas l’absence de sélection qui est source d’échec mais l’absence d’orientation. «En Belgique, la psychologie, notamment sa dimension scientifique, est encore méconnue, constate Olivier Klein. Elle souffre d’une représentation biaisée, voire idéalisée, influencée par la psychanalyse.» Beaucoup de jeunes s’y orientent en pensant s’appuyer sur leurs compétences littéraires (ou croyant échapper aux maths et aux sciences), alors que le cursus consacre très peu de temps à la psychologie clinique – le soin en cabinet ou à l’hôpital –, au profit de matières plus scientifiques (statistique, biologie, neurobiologie, psychologie cognitive…) souvent liées à la psychologie sociale. «C’est pourtant souvent la “clinique”, abondamment véhiculée par le cliché du praticien devant son patient étendu sur son divan, qui attire vers la discipline.»
Un test en ligne, «Accompagnement pour ton avenir» (ADA), mis au point par la FWB et l’Ares, disponible depuis septembre, devrait permettre aux jeunes de «mieux cerner leurs centres d’intérêt et leur suggérer les filières de formation qui pourraient leur convenir et les métiers qui y sont liés». Pour la rentrée 2024, il devrait s’étoffer et permettre de croiser des aspirations naissantes avec les aptitudes personnelles et compétences engrangées en secondaire ; une manière de donner aux futurs étudiants une idée de leurs chances de réussite et de les inciter, à défaut, à des remédiations précoces.
Une première tentative. Que d’aucuns souhaiteraient rendre obligatoire. «Le pouvoir politique se veut prudent car il est conscient de la méfiance des organisations étudiantes qui craignent qu’un test obligatoire finisse par devenir contraignant,avance Jean-Paul Lambert. Cependant, je suis convaincu que, si un tel test devait se montrer utile, on finira par le rendre obligatoire… mais pas contraignant.»
C’est la voie choisie par la Flandre, qui ne souffre pas d’un définancement de son enseignement supérieur. C’est un autre revers qui l’a amenée à mettre en place, depuis la rentrée 2019, un test d’orientation obligatoire: le très net allongement des études à la suite du dispositif permettant à l’étudiant de valider une partie de ses crédits et de poursuivre dans l’année supérieure (flexibilisering)– qui sera, comme en FWB depuis cette rentrée en 1re Bac, supprimé. L’épreuve d’aptitudes est désormais imposée à l’entrée de douze filières et devrait s’étendre à d’autres disciplines. La prochaine étape, selon le ministre flamand de l’Enseignement supérieur, Ben Weyts (N-VA), «rendre obligatoire le parcours de remédiation pour ceux qui auront échoué au test».
Compensation financière
La seule solution est de «continuer à se battre pour un refinancement», selon Jean-Paul Lambert, en mettant en œuvre une «politique budgétaire intégrée, qui prenne en considération les évolutions divergentes des populations étudiantes». Une issue pourrait être trouvée à l’échelon européen, par la création d’un fonds de mutualisation (c’est-à-dire, en gros, partager les frais) quand des Etats membres voient un taux élevé d’étudiants non résidents s’inscrire chez eux. En effet, hormis la Belgique, seuls l’Autriche, confrontée à un afflux d’étudiants allemands, et les Pays-Bas, absorbant un flux de jeunes Flamands, francophones, français, allemands, vivent une arrivée massive… et pèsent donc bien peu.
Le pouvoir politique est paralysé par la peur de déplaire aux étudiants.
Une autre piste est esquissée depuis quelques années: inciter les étudiants non résidents à verser une compensation financière. Elle avait d’emblée été rejetée par l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur, Jean-Claude Marcourt (PS), qui y voyait «du racket». Développé par deux professeurs de l’UCLouvain, Vincent Yzerbyt et Vincent Vandenberghe, le principe serait d’augmenter le minerval de tous les étudiants, mais de «neutraliser» cette hausse par l’octroi d’une bourse universelle d’un montant identique aux étudiants résidents. Une espèce d’opération zéro, qu’étudie sérieusement l’Ares, à la demande de l’ex-ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR). L’avis est attendu pour le printemps de 2024.
76%
des rhétoriciens entament des études supérieures.
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