Carte blanche

L’ULB et Ken Loach : un inquiétant symptôme

La direction de l’université n’a pas répondu aux interrogations sur la relation du réalisateur à l’antisémitisme. Elle aurait dû instruire son dossier et ne pas se contenter du certificat d’innocence qu’il a produit. En conséquence, elle n’aurait pas dû l’honorer, estime l’avocat Grégoire Jakhian.

Toute erreur vient d’une exclusion (Pascal, cité par Camus)

1. L’Université libre de Bruxelles (ULB) s’est obstinée à refuser de répondre aux trois questions suivantes :

-Ken Loach a-t-il défendu les propos de l’ancien maire de Londres qui a soutenu (et soutient toujours) que Hitler était sioniste (déclaration à la radio anglaise LBC en 2017) ?

-Ken Loach a-t-il jugé acceptable de remettre en question l’existence de la Shoah (déclaration à la BBC TV en 2017) ?

-Ken Loach a-t-il réclamé en 2018 l’exclusion du parti travailliste de parlementaires qui ont participé à une manifestation contre l’antisémitisme ?

La réponse à ces questions est oui. Sans réserve.

L’ULB ne peut plus feindre de l’ignorer.

Et pourtant elle a maintenu son choix d’accorder le titre Docteur Honoris Causa à Ken Loach en se réfugiant derrière des formules dialectiques qui sont à la pensée ce que le révisionnisme est à l’histoire.

2. Quels sont donc les sophismes mis en oeuvre ?

-Ken Loach a écrit à l’ULB que la Shoah est un événement réel.

Certes.

Mais alors, pourquoi l’ULB ne lui a pas demandé pourquoi il a dit qu’il était acceptable de s’interroger sur son existence ? Pourquoi croire son écrit et non sa libre parole ?

Pourquoi ne lui a-t-elle pas demandé de revenir inconditionnellement sur son soutien à la pièce « Perdition » de Jim Allen ? Pour rappel, celui-ci a déclaré que sa pièce touchait au « coeur du mythe de l’Holocauste » en présentant les Juifs privilégiés comme des collaborateurs avec les Nazis dans le but de créer l’Etat d’Israël, comme si tous les Juifs « privilégiés » avaient collaboré, comme s’il y avait eu un marchandage sordide : cadavres contre promesse de territoire, comme si le nazisme avait conflué dans le sionisme, comme si les Juifs étaient maîtres de leur libre choix d’action. La liberté de l’artiste s’arrête là où elle se politise pour falsifier l’histoire.

-Ken Loach attribue l’accusation d’antisémitisme portée contre lui à ses prises de position sur la question palestinienne.

Pourquoi alors Ken Loach a demandé l’exclusion de parlementaires de son parti qui ont participé à une manifestation contre l’antisémitisme ? L’ULB ne s’interroge-t-elle pas pourquoi le mouvement J Call ou Elie Barnavi qui défendent avec intransigeance les droits des Palestiniens ne sont pas accusés d’antisémitisme ?

-L’ULB invoque des titres honorifiques semblables accordés à Ken Loach par des universités anglaises pour justifier son choix en omettant de préciser qu’ils l’ont été avant ses déclarations polémiques de 2017 et 2018.

-Certains partisans de la candidature de Ken Loach ont mis en avant leurs origines juives pour la défendre. L’origine n’est pas raison. Ils contribuent à involontairement essentialiser les personnes et leurs pensées, en opposition avec les principes de l’ULB.

-Il y aurait eu de la cohue lors des questions posées par la journaliste de la BBC. Il n’y a pas eu de cohue. Il aurait été piégé. Il n’a pas été piégé. Le film de l’interview le démontre froidement. La question sur l’acceptabilité d’un débat sur l’existence de la Shoah a été distinctement posée deux fois par la journaliste (« say it again »). Il avait clairement entendu les deux questions. Ils étaient seuls à l’image, sans distraction. Il n’y a aucun détournement de ses propos.

-S’il avait tenu des propos antisémites, les « acharnés » contre sa candidature auraient dû être conséquents et l’assigner pour antisémitisme. Or ses propos n’ont pas été tenus sur le territoire belge. Le juge belge est donc incompétent.

-Les autres personnalités qui ont reçu le titre Docteur Honoris Causa ne se sont pas désolidarisées de Ken Loach. Or, en réalité, elles n’ont pas voulu prendre parti en s’immiscant dans un débat « interne » (verbatim) et perturber la cérémonie. Certaines ont reconnu ne pas être informées des accusations précises portées contre Ken Loach pour se prononcer. C’est leur honneur de ne pas suivre les uns ou les autres sans examiner les pièces du dossier. Leurs échanges avec les opposants à la candidature de Ken Loach l’attestent.

3. Plutôt que de mener de manière contradictoire à charge et à décharge l’enquête sur les accusations graves portées contre Ken Loach, les organes de l’ULB se sont défaussés en demandant à Ken Loach de produire son propre certificat d’honorabilité. L’ULB s’est laissée manoeuvrer. Un juge ne fonde pas sa décision sans examiner chaque pièce du dossier et en tout cas celles du dossier des parties civiles. Il ne demande certainement pas au justiciable de produire son propre certificat d’innocence pour emporter sa conviction.

L’ULB est une université censée promouvoir la « disputatio » et la « curiositas » pour reprendre les paroles du 26 avril dernier de Christiane Taubira. L’ULB a manqué à sa mission fondatrice. Elle a accepté l’écrit d’un faux-monnayeur de l’esprit sans analyser les dénégations de Ken Loach qui contredisent irréconciliablement ses paroles non équivoques. Elle n’a pas frotté l’abstrait au concret, toujours pour paraphraser Christiane Taubira.

En l’absence de la moindre réponse légitimement satisfaisante aux trois questions précitées, l’ULB aurait dû annuler, ou à tout le moins suspendre, l’octroi du prestigieux titre à Ken Loach.

L’ULB s’est contentée, bien qu’université, des incantations habiles de Ken Loach et de son absence de réponse concrète qui équivaut au silence de l’esquive : « On contrôle des actes, des écrits, des paroles, on ne saurait contrôler ou réprimer le silence, et il est cependant certain que le silence de certains hommes apporte à l’injustice une aide plus efficace que des milliers de discours ou de brochures » (Bernanos).

4. Le nuage radioactif de l’antisémitisme de Ken Loach n’est pas un obscurcissement limité à l’Angleterre et ne s’arrête pas à la gare St Pancras à Londres. Ce débat n’est pas celui entre la gauche et la droite. Il concerne toute notre société et pas uniquement la communauté juive.

5. A l’heure où il est inconcevable d’accorder un Prix Nobel à un violeur et où il est improbable que Philip Roth reçoive le Prix Nobel de littérature pour sa prétendue misogynie, l’ULB, mon université, décide d’accorder le titre Docteur Honoris Causa à Ken Loach qui refuse de simplement déclarer (mais était-ce trop de le lui demander ?) que Hitler n’était pas sioniste, qu’il est inacceptable de remettre en question la Shoah et que participer à une manifestation contre l’antisémitisme ne justifie pas l’exclusion d’un parti politique démocratique.

C’est bien la défaite de la pensée. Le doute révisionniste et le renoncement triomphent du doute cartésien.

C’est l’échec de la morale. L’opinion publique majoritaire dicte la conscience. L’impulsion justifie la cécité. L’honneur se teinte de déshonneur.

Que devient le sens d’enseigner Erasme, Stefan Zweig ou Albert Camus ?

Que devient le sens des titres Docteur Honoris Causa accordés à Nelson Mandela ou à Robert Badinter ?

6. Le talent cinématographique de Ken Loach et son engagement pour les Palestiniens sont absolument étrangers à notre propos. Ils doivent le rester.

7. Le choix de Ken Loach et les troubles liés à son maintien sont le symptôme d’une faille de notre société qui dépasse sa personne : l’effacement de l’autre et la bénignité du mal.

Cette faille, d’où fuite notamment l’antisémitisme circulaire, doit être géométrisée et ensuite traitée avec science et conscience. Chacun en sera comptable. Un dialogue s’impose où tout doit enfin pouvoir être débattu contradictoirement, sans exclusive et sans exclusion, sans appui sur le moindre rapport de force. Les soliloques exaspèrent et obstruent l’avenir.

Nous sommes plus que le passé en nous.

Grégoire Jakhian

Avocat, Président de l’Assemblée des Représentants de la Communauté arménienne de Belgique

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