Giovanni Cosentino
L’obsession des « compétences » à l’école : un mal nécessaire ?
Les deux dernières décennies ont vu apparaître, dans les systèmes éducatifs de la plupart des pays industrialisés, et d’une manière que l’on peut qualifier ouvertement d’invasive, une nouvelle pratique pédagogique essentiellement destinée à faire acquérir aux élèves une collection de « compétences ».
Cette notion de compétence, principalement issue du domaine de l’économie, s’est progressivement imposée dans le domaine de l’enseignement avec la prétention de répondre à la nécessité de mieux préparer les élèves à leur insertion professionnelle et, par la même occasion, de contribuer ainsi à une plus grande croissance économique.
Initialement conçue comme dispensatrice de savoirs et lieu d’émancipation de l’individu, l’école doit, de plus en plus, se soumettre à des impératifs utilitaristes et prouver sa rentabilité.
Le procédé qui a été mis en place pour opérer cette mutation est l’introduction, dans pratiquement tous les systèmes éducatifs, allant de l’enseignement fondamental à l’enseignement universitaire, de cette nouvelle pédagogie que l’on appelle « approche par compétences » (APC).
Comme le fait remarquer le pédagogue Gérald Boutin (1) : « Le mouvement de l’approche par compétences semble bien en voie de s’imposer dans presque toutes les sphères de l’activité humaine. Tout se passe actuellement comme s’il n’existait pas d’autre chemin pour rendre compte de la trajectoire de l’être humain de la naissance à la mort, pour juger de sa valeur, pour en évaluer la portée ».
Pour ce qui concerne cette transformation qui affecte, on l’a dit, pratiquement tous les pays, la Belgique n’est pas en reste. C’est par l’entremise du fameux décret Missions du 24 juillet 1997 que l’enseignement francophone belge est entré de plain-pied dans l’ère de l’APC ; ce décret définit la compétence comme « l’aptitude à mettre en oeuvre un ensemble organisé de savoirs, de savoir-faire et d’attitudes permettant d’accomplir un certain nombre de tâches ».
La finalité principale de notre enseignement est donc désormais de faire de nos élèves des individus capables d’accomplir des tâches.
Dans cette optique, les savoirs sont quelque peu désacralisés et ne sont plus considérés que comme des « boîtes à outils » dans lesquelles l’élève devra puiser pour accomplir une tâche donnée.
Dans ses « Recommandations du Parlement européen et du Conseil » du 18 décembre 2006, le Journal officiel de l’Union européenne (2) insiste sur la nécessité de définir « les nouvelles compétences de base à acquérir par l’éducation et la formation tout au long de la vie » car c’est « une mesure essentielle de la réponse de l’Europe à la mondialisation et à l’évolution vers des économies basées sur la connaissance » et elle souligne que « les ressources humaines sont le principal atout de l’Europe ».
Les « compétences clés » établies par l’Europe font donc pression sur les Etats pour qu’ils formatent les contenus des programmes scolaires et les enseignants à leur tour se doivent de formater leurs cours et leurs évaluations en fonction de l’acquisition de ces compétences.
Mais la question qui se pose alors tout naturellement est de savoir si l’introduction de l’APC dans les pratiques pédagogiques peut contribuer efficacement au processus de l’apprentissage et si elle peut tout à la fois être source d’épanouissement pour les élèves.
La « nouvelle pédagogie » consiste essentiellement à placer l’élève devant ce que l’on appelle aujourd’hui des situations-problèmes. Celles-ci sont censées éveiller sa curiosité, le motiver, pour ensuite l’inviter à passer à l’action, c’est-à-dire accomplir une série de tâches.
Mais est-ce que le simple fait, pour l’élève, d’être confronté à un problème constitue un moyen efficace de concrétiser son apprentissage ?
Depuis longtemps, le combat fait rage entre tenants et opposants de l’APC, ces derniers n’y voyant, au mieux, qu’une illusion, au pire une véritable menace pour le bon fonctionnement de notre enseignement.
Parmi ceux-ci, le pédagogue Marcel Crahay3 (qui fut au préalable un défenseur de l’APC mais qui, en 2005, en est devenu l’un des critiques les plus virulents) exprime ses craintes en écrivant : « L’approche par compétences implique de mettre l’élève en situation problème. Cette idée semble aujourd’hui faire consensus. Il ne conviendrait toutefois pas de verser dans une illusion simplificatrice consistant à croire qu’il suffit de respecter ce principe pour régler tous les problèmes de motivation et d’apprentissage des élèves. »
Contestant, lui aussi, l’efficacité de l’APC, un autre pédagogue, Francis Tilman4 avance clairement que « la confrontation à des problèmes effectifs ne conduit pas à l’apprentissage (…) », bien au contraire, « la pédagogie des compétences est démotivante puisqu’elle met l’individu face à son incompétence ».
Mais il va même plus loin en soulignant : « Plus gênant, le fait que la plupart des discours didactiques sur les compétences sont constitués d’affirmations non étayées, ni en amont, par des expériences critiques qui fonderaient la théorie, ni en aval, par une expérimentation sur le terrain à une grande échelle qui en évaluerait la pertinence et les conditions d’efficacité. On est donc en présence, selon l’épistémologie, d’une idéologie et non d’un discours scientifique ».
Les nouveaux programmes scolaires que l’on est en train de mettre en place progressivement, dans les différents degrés de l’enseignement secondaire, font évidemment, plus encore que ceux du début des années 2000, la part belle à l’APC.
La ligne directrice de ces programmes n’est pas, comme on pourrait s’y attendre, une table des matières, mais l’idée obsessionnelle que la seule chose qui compte vraiment est la réalisation, par l’élève, d’une série de tâches standardisées, ainsi que leur évaluation à l’aide de grilles dites « critériées » elles aussi standardisées et dont la complexité est véritablement de nature à décourager les plus motivés des professeurs.
Par ailleurs, les questionnaires des fameux CE1D (il s’agit des épreuves externes communes imposées aux élèves de 2e année) sont eux aussi contaminés par cette obsession de l’évaluation de compétences qui conduit à des absurdités comme celle qui consiste à tester non pas les connaissances des élèves, mais leur capacité à rechercher une information contenue dans un texte ou à trier un ensemble de données disséminées dans quelques phrases, à les réarranger et à les présenter ensuite sous une autre forme, par exemple celle d’un tableau ou d’un diagramme. Il s’agit bien là, on le voit, de « tâches », mais de tâches qui équivalent à brasser du vent !
Il est clair que les consignes imposées par l’APC aux enseignants ont une influence non négligeable sur leurs conditions de travail et son caractère incontestablement coercitif réduit de façon importante leur liberté pédagogique puisqu’on on va, par exemple, jusqu’à leur suggérer la forme qu’ils doivent donner à leurs questionnaires d’interrogations pour qu’ils soient en conformité avec « l’esprit des compétences ».
Beaucoup de professeurs ne reconnaissent pas dans les méthodes de l’APC ce qui avait constitué le fondement de leur vocation, c’est-à-dire le plaisir de transmettre des connaissances à leurs élèves.
Ce danger de voir l’école privée de sa finalité première est très bien exprimé par les propos de
Marcel Crahay, déjà cité : « La logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste ».
L’objectif que l’APC donne à l’éducation est manifestement celui de la productivité : l’élève, à travers sa capacité à accomplir des tâches doit, en quelque sorte, prouver son « utilité ».
Mais non seulement une telle conception utilitariste de l’enseignement dissimule une forme sournoise d’aliénation des individus que l’on souhaite voir devenir de simples exécutants, mais elle se révèle, à la fin du compte, totalement inefficace. Car la véritable compétence dans quelque discipline que ce soit ne peut être valablement atteinte tant qu’on ne garantit pas au savoir le statut qu’il mérite et à force de vouloir privilégier le « faire » au détriment du « savoir », l’APC, paradoxalement, rate complètement sa cible.
Références :
(1) Gérald Boutin : L’approche par compétences en éducation : Un amalgame
paradigmatique ; disponible à l’adresse :
http://www.cairn.info/revue-connexions-2004-1-p-25.htm
(2) Recommandations du Parlement Européen et du Conseil du 18-12-2006 :
http://www.aede-france.org/recommandations-EU.html
(3) Marcel Crahay : Dangers, incertitude et incomplétude de la logique de la compétence en éducation ; (Cahiers n°21 et 22 du Service de pédagogie expérimentale de l’Université
de Liège ; 2005)
(4) Francis Tilman : La pédagogie des compétences fait-elle apprendre ? De l’illusion à
l’intoxication ; (Cahiers n°21 et 22 du Service de pédagogie expérimentale de l’Université
de Liège ; 2005)
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