L’héritage, le dernier tabou. Pourquoi personne n’a jamais réformé ce système très imparfait (analyse)
Données manquantes et lacunaires, absence de volonté politique, réticences administratives, désintérêt académique et grosse impopularité: en Belgique, la question de la taxation du patrimoine hérité est hors de tous les radars. Demandez un peu à Jean-Luc Crucke, qui s’y est – très, très modestement – essayé.
Jean-Luc Crucke est-il un vandale? A-t-il payé pour avoir profané une mystérieuse idole? Est-ce à une vache sacrée qu’il a touché, en prônant de fort timides mesures visant à limiter les abus en matière de donations non enregistrées? Sa carrière ministérielle et politique s’est en tout cas terminée en un moment mystique où le gouvernement wallon tombait presque en inversant d’un minuscule chouia un mouvement général de baisse généralisée de la charge fiscale portant sur la transmission des richesses d’une génération à une autre. Cette retraite anticipée pose, basiquement, une question: peut-on encore réglementer l’héritage?
La tension était d’ailleurs extrême, le 9 décembre, juste avant la séance du gouvernement de Wallonie. censée finir d’en discuter. Elle mènerait le Picard, un mois plus tard, à une inévitable démission. Juste avant cette réunion de l’exécutif PS-MR-Ecolo, les ministres régionaux libéraux, Willy Borsus, Jean-Luc Crucke et Valérie De Bue, mais aussi leur président de parti, Georges-Louis Bouchez, s’étaient entretenus, par Zoom, avec les vingt députés réformateurs du parlement de Wallonie. Beaucoup de ceux-ci s’étaient sentis trahis par un décret qui semblait s’attaquer durement à leur chère classe moyenne, et leur président de parti leur donnait raison.
Le Vif s’est procuré un enregistrement de la réunion, pendant laquelle Georges-Louis Bouchez, vigoureusement, dénonçait le dispositif qu’allait valider le gouvernement auquel son parti est associé, à l’initiative d’un de ses ministres de surcroît. Et exigeait une riposte.
« Cinquante mille balles en cash »
« Donc, je le dis très clairement, j’aimerais qu’au niveau des cabinets, et ça peut être en lien avec mon équipe, on détermine maintenant des éléments de réforme que l’on souhaiterait, que l’on mettra sur la table en termes de monnaie d’échange quand eux voudront quelque chose… On n’est pas en mesure de le faire aujourd’hui, mais une facture peut aussi arriver avec un délai de retard, hein… On n’est pas obligés de tout gagner tout de suite. Donc, dans l’ordre, on ne se déculotte pas. Ça, je crois que c’est quand même le minimum minimorum. Et deux, on prépare la suite, pour qu’on ne soit pas les seuls à se faire mal. Et encore une fois et je conclus par là, ce que moi je trouve incompréhensible, mais incompréhensible, c’est d’avoir voulu finalement être propre et vertueux tout seul. Et sur le fond du texte, mais on ne va plus en parler maintenant, je reste convaincu que les donations ne toucheront que les classes moyennes. Parce que quand vous êtes vraiment un riche, vous avez la possibilité de faire la planification successorale. Vous avez des sociétés à l’étranger, vous n’en avez rien à foutre de donner 50 000 balles en cash à votre petit-fils », prononce-t-il en une longue tirade.
Jean-Luc Crucke est-il un vandale? A-t-il profané une idole?
Jean-Luc et le petit millième
En matière de donations, le décret qui a été adopté prévoit d’allonger le délai de régularisation de celles qui n’auraient pas été enregistrées chez un notaire. Il était de trois ans avant le décès, il sera désormais de cinq ans. Si le trépas du donateur intervient moins de cinq ans après la donation, celle-ci est susceptible d’être requalifiée, et le donataire passible de payer des droits de succession. Le dispositif ne change pas pour les donations enregistrées, contrairement à ce qui était initialement prévu. Cette modification, ajoutée aux autres dispositions du décret (sur les véhicules utilitaires, notamment), est censée rapporter quelque quinze millions d’euros au budget wallon. C’est environ un millième des recettes annuelles totales de la Région wallonne. Pourtant, ce petit millième a failli faire exploser son gouvernement.
« J’insiste vraiment sur ces utilitaires et sur les donations. Parce que, franchement, si nous-mêmes on commence à croire que c’est les riches qui utilisent ces mécanismes-là, alors je pense qu’on a vraiment un problème d’analyse. En ce compris de nos propres électeurs », ajoutait le président libéral. Sa réaction peut se comprendre à cette aune, dès lors que son parti se pose en défenseur d’une classe moyenne « pressée comme un citron ». Celle du PTB est plus surprenante a priori: car, sur le fond, les communistes sont d’accord avec les libéraux, signe que le tabou est intériorisé de l’extrême gauche à la « droite camping-car ». Ainsi, Marco Van Hees, député fédéral PTB spécialisé dans les questions fiscales, postait sur les réseaux sociaux une réaction publique qui recoupait la tirade privée de Georges-Louis Bouchez: « Quelle blague, ce décret fiscal Crucke. Il doit rapporter quinze millions d’euros. Or, si les héritiers d’Albert Frère n’avaient pu éviter les droits de succession (par une fondation aux Pays-Bas) et payé le tarif normal, la Wallonie aurait encaissé 1,5 milliard: cent fois plus! », écrivait-il sur Twitter le jour de l’adoption du décret Crucke.
Si on commence à croire que c’est les riches qui utilisent ces mécanismes-là, alors je pense qu’on a vraiment un problème d’analyse.
Pour quarante milliards de dollars
Cette pudeur politique si largement partagée a fait rire jaune Pierre Pestieau, un des seuls économistes de Belgique francophone (Center for Operations Research and Econometrics, UCLouvain) à s’être intéressé à la question de l’héritage, et encore, dit-il, « plutôt du point de vue de la théorie économique que de la collecte de données » – on y reviendra. Il partage l’idée « d’une farce », qui n’aura aucune réelle influence sur la transmission inégalitaire des patrimoines. « C’est un paradoxe que je souligne depuis plus de cinquante ans, précise-t-il. A tous les points de vue, économique, moral, politique et philosophique, la taxation des successions est la meilleure des taxations. Pourtant, elle n’est pas populaire. Tout ce bruit et cette indignation autour du décret Crucke en sont l’illustration. Et si je dis que ce décret est une farce, c’est parce que tout le monde oublie que ses dispositions ne s’appliquent qu’aux donations non enregistrées: toute personne qui s’y intéresse a déjà recours à un notaire pour enregistrer sa donation et éviter les droits de succession progressifs, et cela accélérera le mouvement. Et tant qu’elle est enregistrée, elle peut se faire au moment de l’extrême-onction: j’étais à un colloque sur les droits de succession il y a quelques mois, et un notaire me racontait le cas d’une dame dont il avait enregistré la donation alors qu’elle était sur son lit de mort. Il y en avait pour quarante millions de dollars, oui, c’était des dollars, sur lesquels les bénéficiaires n’auront donc payé que 3% d’impôts », se rappelle-t-il, déplorant l’impossibilité de mener sur ces sujets des débats hardis.
En France, pourtant, la vie intellectuelle et politique s’agite petit à petit sur le sujet. Dans la foulée de ses travaux sur l’accumulation du capital, l’économiste Thomas Piketty a avancé plusieurs propositions, dont celle de doter chaque individu d’un héritage universel, de l’ordre de 150 000 euros, qui serait financé par un alourdissement des prélèvements sur les successions les plus importantes. Et, dans une campagne électorale largement dominée par les polémiques identitaires, la seule question économique à avoir été mise à l’agenda porte sur l’héritage: à gauche, le candidat de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a émis l’hypothèse de pourvoir les étudiants d’un revenu à l’aide d’une taxation à 100% des successions supérieures à douze millions d’euros, tandis qu’à droite les candidats rivalisent sur l’ampleur à donner aux réductions.
« Pas de chiffres exacts »
En Belgique, rien de tout cela: en politique, qui ne veut pas baisser ces droits est voué à garder le silence et à se taire à jamais . Le tabou est si profondément forclos qu’il a même gagné la vie académique… et que l’administration s’en trouve, elle aussi, frappée. Alors qu’il existe des chiffres officiels et des analyses pointues sur tous les aspects de la vie économique, y compris celle des ménages, la comptabilité nationale belge et les organismes qui la construisent et l’analysent ne disposent d’aucune étude, même partielle, sur la transmission intergénérationnelle des patrimoines.
Symptomatiquement, le rapport du Conseil wallon de la fiscalité et des finances qui a aiguillonné le travail du ministre Crucke sur son décret avouait lui-même, dans une note de bas de page un peu gênée, ne même pas pouvoir savoir quel type de patrimoine (immobilier ou mobilier) se transmettait par donation et par succession. « Nous ne disposons pas de chiffres exacts concernant la Région wallonne. En ce qui concerne la Région flamande, les biens mobiliers constituent plus de la moitié des successions et plus de 60% des donations enregistrées (D. Van de Gaer, UGent, 2019) », relatait le rapport, juste avant d’attirer « l’attention sur le caractère indispensable d’outils performants d’évaluation statistique et budgétaire de la politique fiscale ». Et de verbaliser le tabou qui nous occupe: « Il est important de mettre en évidence le fait que la fiscalité patrimoniale, en particulier les droits de succession, souffrent d’un faible degré d’acceptation dans le chef de la population qui y est confrontée », mentionnaient les experts. Parce qu’en réalité, même l’expertise est chez nous trop maigrement alimentée.
Le meilleur moyen de faire disparaître une taxe, c’est de la régionaliser.
« Il y a en Belgique un vrai problème autour des données sur le patrimoine en général, et sur la question de l’héritage en particulier », pose ainsi Pierre Pestieau. « L’administration de la documentation du patrimoine ne dispose pas des données statistiques demandées » est d’ailleurs la réponse rituelle donnée au député fédéral Marco Van Hees, qui, chaque année, tente de connaître les montants, le nombre et le rendement des successions et des donations. Le Vif l’a également expérimenté. La Banque nationale, dont les études font référence, conseille de s’adresser au Service public fédéral Finances. Ce dernier, dont les rapports font autorité, recommande de mobiliser Statbel, l’ancien Institut national de statistique. Statbel, dont les indicateurs sont réputés, invite à prendre langue avec la Banque nationale, et à la fin, personne ne peut rien savoir. Tout au plus le SPF Finances communique-t-il le montant collecté, et restitué aux Régions wallonne et bruxelloise – la Flandre les perçoit elle-même – chaque année. « La régionalisation a encore rendu plus difficile la récolte et la distribution des données », confirme Antoine Dedry, économiste au service d’études de la CSC-Metea, auparavant chercheur au Center of Research in Public Economics and Population Economics de l’ULiège, où il mit plusieurs années à appliquer à la Belgique les indicateurs construits par Thomas Piketty pour ses comparaisons internationales.
Plus précis en 1937
Les droits de succession et de donation ont, en effet, été régionalisés par la quatrième réforme de l’Etat, sous le premier gouvernement Verhofstadt, et, depuis 2015, l’administration flamande se charge elle-même de leur recouvrement. Ce qui a permis à d’autres députés que fédéraux de poser la question rituelle, accompagnée du même « ponce pilatisme » ministériel. Citons pour 2021, au parlement de Wallonie, Stéphane Hazée (Ecolo), François Desquesnes (CDH) et Hervé Cornillie (MR), à qui le ministre interrogé, Jean-Luc Crucke, répondait que c’était encore le fédéral qui gérait cette perception pour la Région, et que le fédéral ne donnait « aucune précision » quant à l’origine des recettes transférées, hormis le total des impôts supérieurs à 500 000 euros dus pour des successions « exceptionnelles » (47 millions d’euros pour 44 successions en 2018, 86 millions pour 57 successions en 2019, et 50 millions d’euros pour 47 successions en 2020).
« La régionalisation a empiré les choses en matière de comptabilité nationale, répète Antoine Dedry. On avait davantage de précisions sur les héritages il y a plusieurs décennies. On a des chiffres précis sur les successions, leur montant et les actifs qui s’y rapportent, de 1937 à 1995. Depuis, et après la régionalisation, aucun niveau de pouvoir ne fait plus l’effort de récolter et de traiter les données relatives aux successions et aux donations. » A force de recherches, et d’hypothèse de travail en hypothèse de travail, Antoine Dedry avait néanmoins pu reconstituer une courbe retraçant de manière crédible l’évolution de la part de l’héritage dans le patrimoine national. Autrement dit, la proportion de richesse qu’une génération reçoit par rapport à celle qu’une génération crée. Cette part s’élevait à plus de trois quarts au début des années 2010. « La crise financière l’avait un peu fait baisser, mais elle a vite remonté, dans la tendance entamée depuis les années 1980, qui inversait le mouvement vers un enrichissement plus méritocratique durant les Trente Glorieuses, précise Antoine Dedry, qui estime que la baisse tendancielle de la fiscalité sur les successions n’explique que secondairement cette évolution. C’est la petite histoire dans la grande histoire: dès lors que les intérêts sont plus élevés que la croissance, les patrimoines financiers, plus mobiles, sont voués à augmenter et à éviter les mécanismes redistributeurs. »
Au début des années 2010, les trois quarts de la richesse nationale provenaient de patrimoine hérité.
Course au zéro
Selon l’OCDE, qui analyse, faute de données fiscales officielles, ces questions à partir de vastes enquêtes internationales par sondage, la Belgique est du reste un des pays les moins inégalitaires en matière de successions, quand bien même les inégalités patrimoniales y seraient tout aussi élevées qu’ailleurs (on estime le patrimoine moyen à quelque 250 000 euros par habitant, mais selon l’enquête, les 20% les plus riches possèdent 61,2% du patrimoine total tandis que les 20% les plus pauvres détiennent 0,2% de ce même patrimoine), grâce à ou à cause de certains taux, qui peuvent encore être très élevés.
Et, ajoute Pierre Pestieau, « grâce à ou à cause du fait qu’on en paie, fût-ce un peu, très vite, même pour de toutes petites successions. Dès lors, tout le monde ou presque se sent concerné… ce qui rend électoralement difficile toute augmentation ». Jean-Luc Crucke, depuis sa future retraite à la Cour constitutionnelle, pourra sans doute en témoigner.
Le régionaliste qu’il est pourra aussi considérer les conséquences de la régionalisation de cette fiscalité. Le rendement des droits de succession et de donation était stable depuis 2015 – environ trois milliards d’euros pour les trois Régions du pays – , mais la Flandre, à dater de l’été 2021, a décidé de baisser certains de ses taux. Les autres Régions devraient suivre. « Le meilleur moyen de faire disparaître une taxe, c’est de la régionaliser, s’écrie Pierre Pestieau. Le Canada l’a fait avec les droits de succession, et au bout d’une dizaine d’années, il était presque réduit à zéro dans toutes les provinces, parce que les politiciens locaux ne pouvaient pas assumer le fait qu’ils soient plus bas qu’à côté… » Le tabou belge de l’héritage n’est donc pas près de tomber.
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