L’ex-fiancée de Salah Abdeslam : « Se rendre, lui ? Je pense qu’il préfère mourir »
Le chercheur flamand d’origine palestinienne, Montasser Alde’emeh, a longuement interviewé l’ex-petite amie (qui parle sous couvert d’anonymat) de Salah Abdeslam, le fugitif n°1 des attentats de Paris, pour le magazine Knack. Voici l’essentiel de l’entretien.
Pourquoi parler aujourd’hui ?
Je ne suis pas d’accord avec tout ce qui se dit sur moi dans les médias. Je voulais éviter de réagir, mais on n’arrête pas de venir sonner chez moi. Je suis maintenant prête à tout vous dire, de façon anonyme.
A Molenbeek, presque tout le monde sait qui vous êtes et que vous aviez une relation avec Salah. On vous regarde différemment depuis le 13 novembre ?
Bien sûr qu’on me regarde autrement. Certains avec compassion, d’autres d’un air réprobateur et dans les yeux de quelques-uns, je lis clairement cette question : « Comment peut-on être si bête ? » Mais le plus dur pour moi, c’est le regard de ma mère…
Y aurait-il un rapport entre la mort de votre frère et votre rapprochement avec Salah ?
C’est bien possible. J’étais vraiment très malheureuse à cette période : j’avais perdu mon frère adoré. C’était un vrai coup dur. Pas uniquement pour moi mais pour toute ma famille. Mon frère était aussi très apprécié dans le quartier où nous vivons. C’était quelqu’un de vraiment aimable. Après sa mort, je suis tombée au fond du trou.
Salah vous a aidée à en sortir ? Votre rencontre vous a-t-elle aidée à mieux accepter la perte de votre frère ?
Peut-être bien.
Etait-il très religieux ?
Qui ? Salah ? Non, pas lui. Mais mon frère oui.
Qu’est-ce qui rapproche une jeune-fille de 15 ou 16 ans d’un garçon comme Salah ?
Quand je l’ai rencontré, il n’avait rien à voir avec ce qu’il est maintenant. Il vivait près de chez nous. Il avait 18 ans. Il était très sympa et adorable.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
On se connaissait de vue, comme c’est souvent le cas entre voisins, mais on ne s’était jamais vraiment parlé avant cette fois où il s’est approché de moi. « Je suis secrètement amoureux de toi », m’a-t-il dit. J’étais perplexe, je ne m’y attendais absolument pas. Notre première vraie conversation n’a eu lieu que quelques semaines plus tard. C’est là que l’étincelle s’est produite. J’avais 16 ans et j’ai suivi mon intuition. J’étais pleine d’agressivité à l’époque, mais son affection m’a clairement fait du bien. Ce n’était pas de l’agressivité physique ou quelque-chose comme ça ; je me mettais seulement vite en colère. Un rien me mettait hors de moi. Jusqu’à ce que je fasse connaissance avec Salah. Ses paroles avaient le don de m’apaiser.
Comment se passait votre relation ?
Il vivait sa vie, comme la plupart des mecs ici à Molenbeek. Il traînait presque tous les soirs avec ses copains. A l’extérieur.
Qui étaient ses amis ?
Abdelhamid Abaaoud (NDLR : cerveau présumé des attentats du 13 novembre à Paris) en faisait déjà partie. Je ne connais pas les autres.
C’était son meilleur ami, Abdelhamid ?
Un de ses meilleurs amis.
Salah passait quand même du temps avec vous ?
A ce moment-là, oui. Mais plus du tout un an après. Ou en tout cas nettement moins. Il pensait surtout à s’amuser. Il travaillait aussi à la STIB, comme électro-mécanicien. J’en voulais beaucoup à Hamid (NDLR : Abaaoud), du fait que Salah faisait moins attention à moi. Je pense qu’il avait une mauvaise influence sur lui. Il me semble que Hamid n’avait de respect pour personne.
Hamid était-il déjà croyant ? Se laissait-il déjà pousser la barbe ?
Non. Il habitait au Comte de Flandre, à Molenbeek. Son père avait un magasin dans le même coin. Il l’aidait parfois, mais la plupart du temps il le passait planté sur sa chaise devant la boutique, à jauger les passants.
Comment était-ce après vos fiançailles ?
Je lui rendais visite de temps en temps. Mais il était souvent très pris. Au début il travaillait encore à la STIB, puis il a été licencié pour faits criminels, ce qui lui a valu un mois de prison.
L’influence d’Hamid se faisait sentir ?
Tout ce que je peux dire est que jusque-là – en 2011 – Salah n’avait jamais eu de problème avec la loi. Son casier était vierge. Ce qui s’est passé exactement, je n’en sais rien : il refusait d’en parler. Il a été condamné et puis remis en liberté au bout d’un mois. Hamid, lui, a passé six mois derrière les barreaux.
En 2013, la guerre en Syrie a redoublé d’intensité. Salah s’en préoccupait-il déjà alors ?
Non, pas avant la mi-2014. A ce moment-là, Hamid était déjà parti.
Salah a-t-il tenté de vous convaincre de rejoindre la Syrie ?
Oui, à plusieurs reprises. La première fois, c’était à la fin 2014.
Lui-même s’est-il jamais rendu là-bas ?
Non, mais son frère aîné Ibrahim bien. Il a été arrêté. C’était il y a environ neuf mois.
Une semaine après l’assaut de la rédaction de Charlie Hebdo, en janvier 2015, lors d’une action anti-terroriste à Verviers, les services de sécurité belges ont abattu deux djihadistes envoyés de Syrie par Hamid. Etiez-vous encore heureuse avec Salah à cette époque ?
Non. Il y avait bien trop de pression sur mes épaules : sa mère me suppliait tout le temps de le convaincre de rester ici. Je me préoccupais de tout le monde, sauf de moi-même.
Quelles étaient ses sources de revenu ?
Il touchait des allocations. Pour passer le temps, il donnait un coup de main dans le café de son frère Ibrahim.
Etait-il encore en contact avec Hamid ?
Je ne sais pas. Je pense que oui.
Salah a continué à insister jusqu’à la fin pour que vous ralliiez la Syrie ?
Non.
Quand a-t-il cessé ?
Début 2015.
Se montrait-il mystérieux ?
C’est l’impression que j’en avais, oui. Mais je n’avais alors que de vagues soupçons. Après les attentats de Paris, tout a commencé à s’emboîter.
Etait-il aussi surveillé par la police ?
Oui. Quelques mois auparavant, il a été convoqué par la police. Ils voulaient des explications. Sur Hamid, sur ses activités sur internet… Il leur a dit qu’il n’était pas d’accord avec ce qu’avait fait Hamid [NDLR : en Syrie et à Verviers], mais qu’il avait gardé le souvenir des bons moments passés ensemble.
Salah avait-il plusieurs GSM ?
Il avait plusieurs numéros, oui, j’étais au courant.
Avait-il encore des contacts avec Abaaoud ?
Je ne sais pas. Je suppose que oui.
Salah quittait souvent la Belgique, comme on le sait maintenant : au cours des neuf mois qui ont précédé les attentats, il a séjourné dans différents pays, notamment en Allemagne et en Autriche…
C’est exact. Il me disait qu’il était en Ardenne, ou bien en France. Mais je n’étais pas dupe. Après les attentats, en regardant une émission d’investigation sur leurs préparatifs, j’ai subitement tout compris. Un vrai coup de massue !
Vous a-t-il paru bizarre les derniers jours avant les attentats de Paris ? Avait-il l’air plus heureux, ou justement tout le contraire ?
En fait, les derniers mois, il se comportait tout à fait normalement. Avec moi, il se montrait toujours de plus en plus aimable, attentionné, affectueux. Mais quand nous sommes allés dîner ensemble le 10 novembre, du côté de Bockstael (NDLR : à Laeken), je voyais bien que ça ne tournait pas rond. Il n’avait pas très faim, il semblait malheureux mais me disait de ne pas m’en faire, que tout allait bien. Nous avons parlé de notre avenir et du mariage. Je lui ai dit que ça m’inquiétait quand il disparaissait parfois sans crier gare, et qu’il ne faisait rien pour retrouver un boulot fixe. J’ai commencé à pleurer. Lui aussi. Il m’a dit que s’il ne parvenait pas à m’épouser dans cette vie, on se marierait au paradis. J’ai demandé ce que ça voulait dire, mais il rejetait toutes mes questions en répétant tout le temps que ça allait très bien. Et puis, d’un coup, il était pressé d’y aller.
Où étiez-vous le vendredi 13 novembre, le soir des attentats ?
Chez moi, en famille. Le lendemain de notre dîner, le mercredi 11 novembre donc, il m’a appelée encore une fois pour savoir comment j’allais et pour me prévenir qu’il n’avait plus son GSM. Il m’a annoncé qu’il comptait partir quelques jours avec son frère et me recontacterait à son retour.
Quand avez-vous appris les attentats ?
Le soir même, à la télé. Les nouvelles arrivaient au compte-gouttes et nous avions des visiteurs, du coup nous n’avons pas pu suivre les faits en direct. Ce n’est que le lendemain matin que nous en avons mesuré l’ampleur. Mais j’étais loin de me douter de la moindre implication de Salah. Le samedi soir, j’ai appris que la police se trouvait chez Salah et que Mohamed, son frère, avait été emmené. Dimanche, son nom était partout dans les médias en tant qu’auteur des faits.
Quelle a été votre réaction ?
Je ne pouvais pas y croire. C’était vraiment impossible. Je l’aurais plutôt cru parti là-bas, en Syrie ! Ma mère s’est évanouie en apprenant la nouvelle. Quant à mon père, il fulminait et me reprochait ce choix abominable.
Vous étiez prise entre deux feux ?
Je suis partie de la maison. Un policier en civil est venu questionner ma soeur à mon sujet et sur ma relation avec Salah. Elle a pris ma défense en décrivant Salah comme un mauvais garçon. Le jour suivant, je me suis présentée spontanément à la police de Molenbeek pour m’expliquer. Ils ont tout de suite fait venir les fédéraux.
Comment vous ont-ils traitée ?
Très gentiment.
Et ensuite ?
J’ai dû attendre un long moment avant de pouvoir être interrogée par la police fédérale. Et le moment venu, je ne pouvais plus dire un mot. A cause de l’angoisse. Quand j’ai déclaré que j’étais sa fiancée, ils n’en revenaient pas. Peut-être s’attendaient-ils à une femme en burqa. Ils m’ont alors emmenée pour continuer mon audition à leur quartier général. Puis ils ont obtenu un mandat de perquisition et les journalistes se sont rués à la maison. J’ai vite été terriblement inquiète pour mes parents. Les policiers ont tout fait pour rassurer mon père en le convainquant que je n’avais rien fait de mal mais qu’il étaient tenus de poursuivre leur perquisition. Ils ont saisi presque tout le contenu de la maison. Je n’ai pas pu rentrer avant le soir, à une heure tardive. Une bonne partie de notre famille était présente, pour nous soutenir.
Que disait votre père ?
« Je n’appréciais pas trop ce Salah et ma fille est incapable de se choisir un homme comme il faut. » Nous ne nous sommes plus parlé pendant toute une semaine. Ça nous a semblé mieux. Je me sentais coupable.
Et la famille de Salah, elle était là aussi ?
Non.
Ils vivent cloîtrés ?
Oui, surtout à présent. Et ils ne reçoivent personne. C’est très difficile pour eux, c’est terrible ce qu’ils doivent subir. Surtout la maman, qui souffre terriblement.
Vous aimeriez les voir ?
Non, plus maintenant. Je dois reprendre le cours de ma vie.
Comment voyez-vous l’avenir ?
Je n’en ai vraiment aucune idée. Je n’ai pas de travail pour l’instant mais je compte m’inscrire en septembre dans une école pour suivre une formation. Où et quoi, je n’en sais rien, mais ça viendra bien d’ici là. Je veux surtout me rendre utile. Quand un de nos voisins a attiré notre attention sur l’existence d’une organisation qui vient en aide aux parents des combattants étrangers en Syrie, je n’ai pas tardé à m’y inscrire. Pour demander de l’aide et pour en donner. Je suis contente que ce centre existe, que les proches des combattants en Syrie puissent prendre les choses en main et s’entraider mutuellement. Nous sommes tous des victimes et n’avons nulle part où aller.
Si Salah vous appelait aujourd’hui, vous seriez prête à lui répondre ?
Je préfère qu’il s’abstienne. Je ne saurais pas quoi lui dire. Pour moi, il n’y a plus rien entre nous. Je romps officiellement nos fiançailles. Je veux passer à autre chose.
Comment se sentirait-il en découvrant ces lignes ?
Probablement mal.
Avez-vous un dernier message à lui adresser?
(hésite) Si je le voyais ? (sanglote) Pourquoi ? Pourquoi ? Oh, Salah, pourquoi ? On aurait pu construire une belle vie ensemble. Ce n’était pas ton rêve, quand tu as pris ma main pour la première fois ? Ton amour pour moi n’était-il pas plus fort que la haine en toi ? J’ai honte pour toi ! Peu importe ton implication dans les attentats. Pense aux victimes de Paris ! Pense à leurs familles ! Tu m’as fort blessée. Tu as fait honte à nos familles. Je n’ai plus rien à te dire, à part ceci : sache que je vais commencer une nouvelle vie, et que tu n’y as pas ta place.
Vous ne voulez pas lui conseiller de se rendre ?
Je pense qu’il préférerait encore mourir.
(Traduction : Daniel Berkenbaum)
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