L’Etat est au bord de la crise de nerfs
Deux ans après les élections de mai 2014, l’état de santé du pays est préoccupant. Sept experts objectivent la situation pour Le Vif/ L’Express, en des termes très durs. Et décrivent un sentiment d’urgence : » Belgique, ta jeunesse s’enfuit ! «
C’était l’expression renouvelée d’un désir de changement. Et l’expression d’un ras-le-bol provoqué par les crises, économique et institutionnelle. Le 25 mai 2014, les électeurs rebattaient les cartes lors d’un scrutin régional et fédéral décisif, surnommé « la mère de toutes les élections ». Au nord du pays, la N-VA devenait incontournable, davantage par son triomphe au parlement flamand que par sa confirmation fédérale. Après trois mois de psychodrame, la naissance de la suédoise allait – promis, juré ! – remettre de l’ordre dans la baraque noire-jaune-rouge. Priorité au socio-économique et aux réformes structurelles, pour préparer l’avenir ! En mettant le communautaire au frigo.
Deux ans après ce dimanche désormais historique, le pays semble pourtant être dans un état catastrophique. « Il n’y a guère d’indicateurs positifs, acquiesce Bruno Colmant, chef de recherche macroéconomique à la banque Degroof et professeur à Solvay. L’action de notre gouvernement fédéral n’est pas mauvaise, mais il ne peut changer les choses à lui tout seul… » « Le déficit est important, la dette est abyssale, le chômage reste extrêmement élevé en Wallonie et la croissance va mal en Europe, souffle son homologue Pierre Pestieau, professeur émérite de l’université de Liège. Je reviens de six semaines aux Etats-Unis et la perception n’est pas très positive sur la façon dont nous avons géré la période des attentats. Tout cela n’est guère réjouissant. »
Le malade de l’Europe ?
La réalité est-elle à ce point sombre ? Une certitude : la Belgique reste un cancre de la classe budgétaire européenne. Avec un déficit à 2,8 % et une dette publique qui flotte autour des 110 % du PIB, elle risque de subir les foudres de la Commission européenne. « Le résultat est surtout très décevant en comparaison avec les efforts demandés aux citoyens ces dernières années, souligne Giuseppe Pagano, économiste à l’université de Mons. Des mesures très douloureuses ont été prises par le gouvernement Michel et par son prédécesseur, celui d’Elio Di Rupo : saut d’index, exclusion des chômeurs, réforme des pensions… Or, l’impact de ces mesures ne se fait pas sentir. Ce gouvernement fait même moins bien que le précédent en matière de croissance. »
Notre pays est-il devenu le malade économique de l’Europe ? Pour la première fois depuis longtemps, la Commission européenne prévoit qu’il sera moins performant que la moyenne : 1,2 % de croissance en 2016 contre 1,6 % dans la zone euro. Le PS, désormais dans l’opposition fédérale, s’en indigne : cela illustrerait les effets pervers de la politique d’austérité menée par le gouvernement de Charles Michel. « Non, ça ne va quand même pas si mal que ça en Belgique, nuance l’économiste Etienne de Callataÿ, qui vient de lancer sa propre banque d’affaires au Luxembourg. On utilise les mauvais indicateurs. Elio Di Rupo peut se flatter d’avoir maintenu la croissance au-dessus de la moyenne européenne quand il était Premier ministre, mais il y avait alors une différence notable en matière d’austérité entre la Belgique et d’autres pays européens. Or, l’honnêteté intellectuelle commande de dire que la politique menée durant la législature passée en matière de salaires ou de dépenses publiques était tout simplement intenable. »
Le gouvernement fédéral actuel a pris un cap nouveau : réformes sociales, politiques de soutien aux entreprises… Pour Giuseppe Pagano, c’est insuffisant : « J’ai toujours défendu le principe d’un tax-shift. Mais pour l’instant, il n’est pas financé, ce qui creuse le déficit. Nous n’avons pas les moyens de baisser les moyens, sans réduire la fiscalité. Des mesures favorables aux entreprises ont été prises, et j’y adhère, là aussi, mais c’est hélas sans grands résultats. » « Globalement, le gouvernement actuel travaille bien, prolonge Etienne de Callataÿ. Il ose prendre des mesures nécessaires. Il pourrait même aller plus loin, mais on lui reproche déjà d’en faire trop avec le tax-shift… On n’appréciera toutefois le véritable impact de ces mesures qu’avec le temps. Il faut être patient. » Tous nos experts s’entendent sur un constat : nos gouvernants sont désormais impuissants, dans un monde globalisé et ultralibéralisé. « Notre économie est très dépendante des pays voisins et tant qu’il n’y a pas de politique de croissance européenne, il n’y aura pas de croissance belge, juge Giuseppe Pagano. Mais il y a aussi un problème de confiance. L’effet pervers des mesures d’économies annoncées, c’est que ça induit de la frilosité. Ce gouvernement doit aussi donner aux gens des perspectives d’avenir. »
Le basculement sécuritaire
La Belgique a été, il est vrai, touchée de plein fouet par la conséquence des attentats, à Paris d’abord, à Bruxelles ensuite. Difficile, dans ce contexte, de se gorger d’optimisme. Le constitutionnaliste liégeois Christian Behrendt note à quel point il s’agit d’un virage inattendu, comparable à ses yeux à l’indépendance du Congo dans les années 1960 ou à l’affaire Dutroux dans les années 1990 : « Cette législature a été substantiellement bousculée par des événements extérieurs aux forces politiques. C’est le grand retour du régalien ! On a vécu pendant vingt ans en ayant le sentiment de ne pas faire face à une menace fondamentale. Nous avons dès lors conçu un modèle politique dans lequel on considérait que la Défense, les services de renseignement, la police ou la Justice étaient des domaines où les économies étaient facilement réalisables. Nous avons refoulé un principe fondamental selon lequel l’Etat est dépositaire de l’ordre public. »
Aujourd’hui, tous ces secteurs appellent à l’aide. « On ne pourra plus regarder un budget de la même manière, enchaîne Christian Behrendt. Pour la majorité en place, le danger sera d’être tiraillée. Certains, la N-VA en tête, veulent compenser ces dépenses par des coupes dans la protection sociale. Cela ne me semble pas raisonnable. Oui, nous payons 49,7 milliards à l’amortissement de la dette sur un budget de 103 milliards : c’est énorme ! Des réformes structurelles sont nécessaires. Mais si l’on veut préparer l’avenir, on ne peut pratiquer de telles coupes sombres. »
Membre du Conseil supérieur de la justice, Pascale Vielle, professeur à l’UCL, ne cache pas son pessimisme. « Avec les attentats terroristes et les Panama Papers, nous faisons face à des dysfonctionnements importants en matière judiciaire, dit-elle. Bien plus graves, à mes yeux, que lors de l’affaire Dutroux. Notre organe avait précisément été mis en place pour empêcher que cela ne se reproduise. Mais pour l’instant, on se contente de donner notre avis sur les mesures décidées par le ministre de la Justice, Koen Geens, alors que ce gouvernement mène un programme caractérisé de droite et de démantèlement de l’Etat. La justice est dans un état catastrophique ! J’ai proposé que l’on se penche sur cette question, mais au sein du Conseil supérieur, nous n’avons été que deux à voter positivement. Tout est cadenassé. J’ai l’impression que l’estompement de la norme, dont on parlait à l’époque de l’affaire Dutroux, est devenu la norme. »
Au bord de la crise de nerf
La morosité se généralise. Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp), estime que la Belgique donne aujourd’hui « l’image d’un Etat qui craque de toutes parts ». « C’est la conséquence du sous-financement d’un certain nombre de départements, dont la responsabilité n’est pas nécessairement à mettre sur le seul compte du gouvernement fédéral actuel. On voit combien Koen Geens a hérité d’une situation délicate laissée par Annemie Turtelboom, et le gouvernement Di Rupo. Sous cette législature, il y a une tension forte entre la volonté de renforcer l’armée, la police ou la lutte contre le terrorisme et les moyens qui y sont effectivement consacrés. Le discours reste qu’il faut faire mieux avec moins.«
Ce constat – dramatique… – ne vaut pas que pour le niveau fédéral, insistent tous nos interlocuteurs. Il suffit de voir combien les moyens affectés à la culture ou aux infrastructures ont été réduits ces dernières années, avec pour résultats emblématiques des fuites d’eau dans les musées ou des tunnels routiers fermés d’urgence dans la capitale. « Tout cela est lié aux choix qui ont été posés après la crise économique et financière de 2008, analyse le directeur du Crisp. La Belgique mène depuis une politique visant à contrôler les dépenses, couplée à une volonté de limiter les prélèvements. Et ce n’est pas le fait d’un diktat européen : toutes les assemblées ont voté le pacte budgétaire. S’y ajoutent les effets des spécificités institutionnelles belges, comme le sous-financement de Bruxelles durant des années. »
Le résultat ? Un Etat sous tensions, à tous les étages. « Celles entre niveaux de pouvoir se sont apaisées après les grosses frictions au sujet de la répartition des moyens budgétaires ou l’accord climatique, avance Jean Faniel. C’est heureux, car les tensions politiques entre partis devenaient institutionnelles. Par contre, la tension reste forte sur le plan social. » C’est un euphémisme : une manifestation sociale est prévue ce 24 mai avant une grève nationale dans un mois. « Ce n’est pas une tension inédite dans notre pays, qui en a connu beaucoup par le passé, poursuit le directeur du Crisp. Mais depuis quelques années, elle est vive. » Les chiffres en attestent. Le nombre de jours de grèves en 2014 a été le deuxième le plus élevé de l’histoire du pays, avec quelque 700 000, ressort-il du dernier Courrier Hebdomadaire publié par le Crisp. Seule l’année du Plan Global de Jean-Luc Dehaene (CD&V), en 1993, avait fait « mieux » en approchant du million de jours de grève. Preuve que les temps sont rudes: en quatrième rang du classement, on trouve 2012, l’année où le gouvernement Di Rupo a lancé sa cure de rigueur à hauteur de 22 milliards d’euros.
« L’évolution de la concertation sociale est paradoxale sous cette législature, pointe Jean Faniel. Nous restons dans une dynamique de négociation ; il n’y a pas eu de rupture. Quatre accords interprofessionnels ont été signés, ce qui est assez élevé. Mais ce sont des accords plus restreints, qui n’ont pas toujours fait l’unanimité, et l’on sent que le gouvernement attache de moins en moins d’importance à la concertation au fur et à mesure qu’elle prend l’eau. La réforme du marché du travail initiée par Kris Peeters en est un exemple récent. » Les 21 actions syndicales contre le gouvernement, en moins de deux ans, témoignent d’une situation crispée. « Les syndicats sont en outre dépassés par leur base, conclut Jean Faniel. La grève des prisons ou les congés de maladie chez Belgocontrol en ont attesté. »
Un pays au bord de la crise de nerfs.
La jeunesse s’enfuit
L’économiste Bruno Colmant traduit cela d’une autre manière, dans un texte qui a reçu pas mal d’écho sur son blog : Belgique, ta jeunesse s’enfuit ! Il y considère que, « depuis les attentats, qui catalysent un gigantesque traumatisme, les langues se délient. De plus en plus de Belges s’interrogent sur notre pays et sur son avenir. C’est un courant froid, lancinant, que je ressens dans tous les milieux que je côtoie, à commencer par le milieu de l’enseignement universitaire auquel je consacre beaucoup de temps. Il se passe quelque chose. Une rupture. La plupart des jeunes à qui j’enseigne (certes favorisés) ne veulent qu’une chose : quitter ce pays, qui leur a pourtant donné un enseignement de base. »
Lorsqu’on l’interroge sur l’état de la Belgique, Bruno Colmant est tout imprégné de ce ressenti : « Ce pays a été administré plutôt qu’il n’a été géré, regrette-t-il. Les gouvernements actuels, au fédéral et dans les Régions, doivent gérer l’indolence qui prévaut depuis les années 1990. Nous avons alors délégué notre responsabilité à l’Europe. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont aigus parce qu’ils sont structurels et qu’ils engagent les prochaines générations : la sécurité, l’emploi, les pensions… Mais tout cela était connu depuis longtemps, il y a eu une forme de nonchalance. »
Selon lui, le gouvernement Michel ne fait pas nécessairement de mauvaises choses. Mais il est handicapé dans son action par le questionnement existentiel profond dans lequel continue à se trouver la Belgique. « La morphologie du pays a changé, précise Bruno Colmant. Nous sommes désormais dans un confédéralisme de divorce davantage que dans un fédéralisme de coopération, comme au temps du CVP et du PS. Pour moi, c’est une évolution comparable à l’Affaire royale. Cela accentue la difficulté d’avoir des réponses structurelles pour ces enjeux majeurs. Nous sommes désormais les passagers clandestins d’une évolution qui nous dépasse. »
Le scrutin de 2014 a bel et bien généré le changement. Mais le pays est aujourd’hui groggy, assommé par les crises. Et bientôt déserté par sa jeunesse ?
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