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L’essor offshore de Dexia

David Leloup Journaliste

La banque détenait en 2005 pas moins de 88 filiales dans des paradis fiscaux ; et 111 fin 2008, quand la crise financière éclate. Pourquoi les administrateurs, politiques notamment, n’ont-ils rien vu, rien entendu, rien dit ?

Elio Di Rupo était particulièrement remonté, le lundi 11 avril. Interviewé par Bertrand Henne sur les ondes matinales de La Première, le Montois criait haro sur les places financières offshore : « Il faut supprimer les paradis fiscaux ! C’est une demande du Parti socialiste depuis toujours. Et dans l’immédiat, la communauté internationale, en commençant par le G20, mais surtout l’Union européenne – qui est ultralibérale -, devrait véritablement mettre au banc des accusés les paradis fiscaux ! »

Dix ans plus tôt, l’ex-Premier ministre était beaucoup moins vindicatif. En 2005, il présidait déjà le PS et siégeait au conseil d’administration de Dexia. Une banque qui était massivement présente dans les paradis fiscaux, comme le révèle notre enquête. Des Bahamas à Guernesey, en passant par les îles Caïmans, Luxembourg et Curaçao, Le Vif/L’Express a identifié pas moins de 88 filiales offshore détenues par Dexia SA dans 14 territoires sulfureux au 31 décembre 2005. Tout cela figure noir sur blanc dans les épais comptes annuels consolidés de l’ex-Crédit communal.

Mais jamais Elio Di Rupo n’a élevé publiquement la voix contre cette situation durant son (bref) mandat d’administrateur chez Dexia, du 16 novembre 2004 au 6 octobre 2005 – date à laquelle il redevient ministre-président de la Région wallonne. A-t-il seulement lu ces rapports touffus ? Fin 2006, le nombre de filiales offshore de Dexia augmente de plus de 10 % pour atteindre 98 entités. En 2007, on en dénombre 107. Et fin 2008, lorsque la crise financière éclate, 111. C’est l’apogée d’une fuite en avant « offshore » entamée à la fin des années 1990 et pas tout à fait terminée à ce jour. En 2008, la banque a des filiales dans 18 paradis fiscaux, dont 7 figurent aujourd’hui sur les listes belges du Code des impôts et 12 se trouvaient en 2009 sur les listes noire et grise de l’OCDE publiées par le G20. En 2014, il reste encore à Dexia, devenue une « bad bank », 9 filiales dans cinq paradis fiscaux (voir tableau dans Le Vif/L’Express de cette semaine).

La cécité des autres administrateurs

L’étrange silence d’Elio Di Rupo sur l' »essor offshore » de Dexia n’est pas unique. Il est la norme au sein des administrateurs publics qui ont représenté le Holding Communal (rassemblant les participations des communes et provinces belges) au CA de la banque. Serge Kubla (MR), bourgmestre de Waterloo, au CA de 2006 à 2012, n’a rien dénoncé publiquement lui non plus. Idem pour feu Bernard Lux (PS), qui succédera à Di Rupo et siégera de fin 2005 à 2009. Pareil pour Didier Donfut (1999-2004), alors bourgmestre socialiste de Frameries, que Di Rupo a remplacé. Quant à Karel De Gucht (Open VLD), administrateur de 1996 à fin 2004, il n’a pas non plus sonné l’alerte. Idem pour son successeur Francis Vermeiren, libéral flamand lui aussi et bourgmestre de Zaventem, au CA de Dexia de 2005 à 2012. Muet également : Frank Beke (SP.A), bourgmestre de Gand et « observateur » au CA de Dexia de 2001 à 2006…

S’ils avaient ne serait-ce que parcouru la liste des filiales de Dexia au début des années 2000, ils auraient directement aperçu les germes du scandale des Panama Papers qui vient de rattraper l’ex-Crédit Communal. Parmi les filiales de Dexia en 2005, dix sont des sociétés ouvertement créées pour servir de prête-noms. Elles ne s’en cachent d’ailleurs pas : leurs patronymes contiennent le terme nominees, trustees ou secretaries. Ce sont elles qui apparaissent, à la place des clients de Dexia, dans les registres officiels des paradis fiscaux, au sein des conseils d’administration de sociétés offshore. C’est le cas de Dexia Nominees Hong Kong Ltd, Dexia Nominees Singapore PTE Ltd., ou Experta Secretaries Jersey Ltd. A ces dix « filiales de paille » s’ajoutent trois luxembourgeoises aux noms plus discrets, révélés par Le Soir et De Tijd le 23 avril : Koffour SA, Lannage SA et Valon SA. Le Vif/L’Express confirme : Koffour joue les prête-noms dans quelque 340 panaméennes. Et le tandem Lannage-Valon en administre 32.

Mais la liste des filiales 2005 de Dexia révèle d’autres surprises. On y trouve pas moins de sept sociétés offrant des services de « trust » aux ultrariches clients de Dexia. C’est notamment le cas d’Experta Trust Company (Bahamas) Ltd, Dexia Trust Services Hong Kong Ltd ou BIL Trust Guernsey Ltd. Les trusts sont les véhicules offshore les plus opaques qui soient : aucun registre n’existe pour recenser ces structures de droit anglo-saxon qui n’ont pas de personnalité morale.

Dans les temples de la finance offshore

Les listes de filiales révèlent aussi que la banque était active dans les hauts lieux de la finance offshore outre-Atlantique. Comme Ugland House, à Georgetown aux îles Caïmans. Cette villa cossue de quatre étages est sortie de l’anonymat en 2007 quand un certain Barack Obama, alors en campagne présidentielle, l’a qualifiée de « plus grande arnaque fiscale du monde » parce qu’elle abritait à l’époque près de 19 000 sociétés boîtes aux lettres. Parmi elles : FSA Capital Markets Services Ltd, FSA International Credit Protection Ltd, et Albacora lnvestments LP trois filiales de Dexia qui apparaissent dans ses bilans entre 2005 et 2008.

Le 1209 Orange Street à Wilmington, dans l’Etat du Delaware, est un autre lieu mythique de la planète offshore fréquenté par Dexia. En 2009, plus de 217 000 coquilles offshore y avaient élu domicile. Dont Dexia Financial Products lnc. et Artesia Properties lnc., deux filiales qu’on retrouve dans les bilans entre 2005 et 2012. En mai 2009, Dexia y créera une troisième boîte aux lettres pour notamment gérer sa débâcle financière outre-Atlantique.

La banque possédait aussi deux filiales au Panama créées par le célèbre cabinet Mossack Fonseca, au coeur du scandale des Panama Papers. BIL CA Securities Inc., active dans le secteur de l' »ingénierie financière, consultance, études et conseils financiers », apparaît dans les bilans de 2007 à 2009. Alors que Tendril Inc., créée en 2002, a fourni à Dexia de mystérieuses « activités de service » de 2007 à 2011.

Bref, pas besoin d’être grand clerc pour découvrir les activités d’aide à l’évasion fiscale activement mises en place par Dexia au fil de son développement. Pas moins de neuf sociétés de la galaxie Experta figurent ainsi dans la liste des filiales consolidées de Dexia. Experta, c’est cette filiale recordman dans les Panama Papers de la création d’offshores chez Mossack Fonseca : 1 659 sociétés-écrans créées dans les années 1990 et 2000. Avec un pic en 2004-2005 pour fournir des « masques » aux clients de Dexia juste avant que la directive européenne sur la taxation de l’épargne n’entre en vigueur…

Conflits d’intérêts ?

L’exploitation de la veine offshore par le groupe Dexia a forcément contribué au succès économique de la banque, jusqu’à la crise financière de 2008. Avant ce crash, les sièges au CA de Dexia étaient très convoités. Les administrateurs représentant les pouvoirs publics (via le Holding Communal) n’ont rien vu de l’ampleur des activités offshore de la banque, dont une partie seulement a été mise au jour dans le scandale des Panama Papers. Or dès le début des années 2000, ces administrateurs auraient pu tirer la sonnette d’alarme. Ils ne l’ont pas fait. Le fait que certains d’entre eux possédaient des actions Dexia les a-t-il placés en situation de conflit d’intérêts (lire dans Le Vif/L’Express de cette semaine) ?

Cela est encore plus interpellant après 2008 et le sauvetage de la banque par le contribuable, qui y a injecté 3 milliards d’euros. En effet, les Panama Papers ont montré que la filiale luxembourgeoise Experta a continué de proposer, jusqu’en 2011 (année de la seconde crise qui conduira à la dissolution du groupe Dexia), des sociétés offshore à de nouveaux clients belges, français ou allemands. Or « chaque décision doit être approuvée par le quartier général (de Dexia à Bruxelles) », se plaint un responsable d’Experta de l’époque dans une note interne de Mossack Fonseca de septembre 2010, révélée par Le Soir.

Le « quartier général » recouvrait-il le conseil d’administration ? Ou seulement le management exécutif ? C’est une des nombreuses questions que devrait tenter d’élucider, dans les semaines qui viennent, la commission spéciale du Parlement fédéral qui va se pencher sur les mécanismes de fraude fiscale et sur le volet belge des Panama Papers. Présidée par le député Ahmed Laaouej (PS), elle devra faire toute la lumière sur les responsabilités politiques derrière ce scandale fiscal qui entache une nouvelle fois Dexia. En 2013, on apprenait que la banque avait monté et proposé durant des années des produits passant par les paradis fiscaux de la Barbade et l’Irlande. Bien que ces contrats aient été controversés en interne, ils avaient été prolongés juste avant que la banque ne soit nationalisée…

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