Le tableau de la criminalité est loin d'être idyllique dans notre pays. Le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne, l'a appris à ses dépens. © PHOTO NEWS

Les violences du grand banditisme, toujours plus visibles: la Belgique, ce narco-Etat?

Benjamin Hermann
Benjamin Hermann Journaliste au Vif

Tentative de kidnapping d’un ministre, meurtres, trafic de drogue: la violence liée au grand banditisme a enflé ces derniers mois. Du moins, elle est devenue plus visible. La Belgique peut-elle vraiment faire mal à ces organisations aux moyens démesurés?

Le 24 septembre, le parquet fédéral révélait l’existence de menaces sur le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), placé immédiatement sous sécurité renforcée. Une tentative déjouée de kidnapping d’un politique de premier plan, suivie de quatre arrestations liées au milieu de la drogue. Le tout dans un contexte de violences qui ont marqué la métropole anversoise ces derniers mois, toujours en rapport avec les narcotrafiquants. Cette succession spectaculaire d’événements est-elle le signe d’une recrudescence du grand banditisme dans notre pays?

La formule du «narco-Etat» a abondamment circulé. Le ministre lui-même a annoncé l’avènement de l’ère du narcoterrorisme. Les termes employés sont forts, mais la réalité de la situation, du trafic de cocaïne en particulier, requiert de la nuance.

Un narco-Etat, «c’est le genre d’appellation simple qui permet d’escamoter des questions complexes. Nous faisons face à des faits qui interpellent, à juste titre, et qui ont, chez nous, un caractère inédit», consent Michaël Dantinne, criminologue à l’ULiège. Il faut cependant raison garder. Le trafic de cocaïne gangrène une part de la société et implique de la corruption pour être opérant. «Si Vincent Van Quickenborne ou Alexander De Croo, par exemple, s’étaient fait pincer pour des faits de corruption, ce serait autrement plus inquiétant», ajoute le professeur. En l’occurrence, c’est plutôt la lutte contre la criminalité organisée qui est visée.

Il convient aussi de rappeler que des pans entiers de la criminalité sont en baisse, tempère Christian De Valkeneer, coresponsable du Groupe d’études sur les politiques de sécurité (Geps – UCLouvain): «Il s’agit en particulier de la délinquance contre les biens: les vols, les braquages, etc. Au cours des vingt dernières années, ces chiffres-là ont baissé de 50 à 60%.»

Pour autant, la question des stupéfiants est problématique à bien des niveaux: criminel, financier, sanitaire, sociétal, etc. «Quand on parle de délinquance contre les biens, on a une idée assez précise des chiffres», indique Christian De Valkeneer. Les stupéfiants, c’est une autre histoire. Ils génèrent une criminalité «sans victimes», alimentée par l’offre et la demande. Avec un caractère extrêmement lucratif, y compris au bas de l’échelle.

Anvers, territoire convoité

Le tableau est loin d’être idyllique, parce que les faits donnent à voir la réalité de ce que sont les réseaux criminels, en l’occurrence dans le trafic de cocaïne venu d’ Amérique latine.

Anvers, deuxième port européen, constitue une porte d’entrée de choix sur le continent. Début 2021, la justice annonçait le démantèlement du réseau de messagerie cryptée Sky ECC. Le coup de filet a, entre-temps, conduit à l’arrestation de plus de 1 200 personnes, à la saisie de plus de nonante tonnes de drogue dans le port d’ Anvers, pour une valeur marchande d’environ treize milliards d’euros, selon les chiffres communiqués par le gouvernement. Ce qui donne un aperçu des masses d’argent en jeu et des moyens dont disposent les criminels.

«Nous ne sommes plus dans un contexte où on aurait affaire à un problème de trafic de drogue qui causerait des nuisances dans un quartier, où on récolterait des infos en organisant une filature et des observations avant d’intercepter différents clients qui nous mèneraient au dealer, relève un policier qui a travaillé dans la lutte contre la criminalité organisée. Nous sommes dans une dimension de trafic international qui nécessite des policiers spécialisés, capables de “craquer” des communications. Il s’agit de dossiers de longue haleine qui exigent une capacité humaine conséquente.»

«On savait qu’on était confrontés à un gros problème de stupéfiants, mais la quantité d’informations et de données auxquelles nous avons eu accès grâce à Sky ECC est impressionnante, décrit un magistrat spécialisé dans la criminalité organisée. Nous avons constaté que 30% des individus liés au dossier n’étaient pas connus des services de police. En général, notre image de la criminalité est assez réaliste. Mais là, on s’est rendu compte qu’elle était rampante et qu’elle s’était infiltrée dans les rouages de l’Etat. La mafia a payé des dockers pour fermer les yeux sur le chargement de containers. Elle peut aussi corrompre des policiers. On a mis la main sur des photos d’agents, de leur véhicule ou de leur domicile. A Anvers, une chambre de torture a été trouvée. D’autres enquêtes ont abouti à la découverte de cadavres découpés en morceaux…»

Les saisies de drogue sont autant de pertes pour les groupes criminels, et donc de créances, propices aux règlements de compte.
Les saisies de drogue sont autant de pertes pour les groupes criminels, et donc de créances, propices aux règlements de compte. © BELGA IMAGE

«Aujourd’hui, les méthodes criminelles ressemblent à ça: deux individus qui, à deux endroits différents, reçoivent des téléphones contenant les données GPS de bateaux qui doivent se croiser en Méditerranée, ajoute le magistrat. Une fois la transaction réalisée, les téléphones sont jetés à l’eau. D’où l’importance de s’attaquer à ces plateformes de cryptage qui revendiquent être au service de sociétés privées pour les protéger de l’espionnage industriel. Mais qui, en réalité, ne sont utilisées que par des narcotrafiquants.»

Un cercle vicieux

Le regain de violence n’est pas étranger à l’ opération Sky ECC, insistent les autorités. L’ opération a «fait mal» au milieu. «La violence est devenue plus visible, principalement autour d’ Anvers et de son port. C’est le signe d’une instabilité», analyse Michaël Dantinne. Plus que l’existence de cette criminalité, c’est donc sa visibilité qui est neuve. «C’est une constante dans les études scientifiques sur les organisations criminelles. Elles préfèrent toujours la discrétion, la stabilité, l’intimidation plutôt que la violence visible. Or, un marché instable conduit à plus de violences», l’instabilité pouvant être due à des mouvements internes aux réseaux et/ou aux effets de la lutte contre les réseaux, qui a pu troubler le marché.

Contrôler le nombre de chargements élevés qui entrent au port d'Anvers est difficile. Les douaniers disposent souvent de très peu de temps et la drogue est très bien cachée.
Contrôler le nombre de chargements élevés qui entrent au port d’Anvers est difficile. Les douaniers disposent souvent de très peu de temps et la drogue est très bien cachée. © PHOTO NEWS

Parce qu’il s’agit bien d’un marché qui fait intervenir des individus et des groupes, à l’échelle internationale, qui peuvent tantôt se faire concurrence, tantôt collaborer sur telle ou telle activité: trafic de drogue, corruption, blanchiment, cybercriminalité, trafic d’êtres humains, etc.

«Cette criminalité est un miroir du monde réel», illustre le criminologue: elle est ouverte, flexible, use de moyens de communication rapides, se reconvertit rapidement. «Le modèle d’organisation clanique existe toujours, certes, mais ce qui est nouveau depuis quinze ou vingt ans, c’est l’association d’individus et de groupes autour d’activités plus ou moins pérennes», ces individus n’ étant pas nécessairement attachés «à un label, comme un cartel ou une mafia».

Tel est le paradoxe: lutter contre cette criminalité engendre de l’instabilité, donc une recrudescence de la violence. Christine Guillain, professeure de droit pénal à l’université Saint-Louis, parle d’un cercle vicieux: «Plus les magistrats enquêtent sur un phénomène, plus il devient visible. Plus on monopolisera des policiers pour mener cette guerre, plus on découvrira de nouvelles choses, ce qui nous obligera à changer de perspective et à faire preuve d’imagination.»

http://TC Bruxelles – Quinze personnes condamnées dans un premier « dossier Sky ECC » à Bruxelles

«L’ augmentation de la violence va de pair avec l’intensification de la répression», explique Tom Decorte, criminologue à l’UGent. Il identifie le début de cette séquence au déclenchement de la guerre à la drogue par Bart De Wever à Anvers, il y a une petite dizaine d’années.

«La conséquence, c’est l’escalade, une nervosité entre criminels, une concurrence entre réseaux pour protéger leur part du gâteau, précise Tom Decorte. Ce n’ est pas parce qu’on saisit plus de cocaïne que le commerce s’arrête.» D’autant plus que cette drogue connaît une surproduction de l’autre côté de l’ Atlantique, qui augmente les quantités déversées sur le continent européen. Et joue sur le prix: de l’ordre d’une cinquantaine d’euros le gramme. Cette accessibilité fait croître le nombre de consommateurs potentiels, donc la demande. Le serpent se mord la queue.

Des coups de filets sont menés, avec arrestations et saisies à la clé. «Il peut ensuite y avoir des accusations entre groupes criminels, certains étant suspectés d’avoir balancé.» Les saisies, c’est aussi de la cocaïne perdue, donc des créances, autant d’ingrédients propices aux règlements de compte. «Un autre mécanisme à l’œuvre: lorsqu’on est plus répressif sur le terrain, il ne reste que les criminels les plus durs. C’est sans limite.»

«On a l’impression que ce qui se passe est inédit, mais les enlèvements entre groupes de narco- trafiquants ont toujours existé, confie un policier. Quant aux menaces proférées contre les magistrats et les policiers, elles sont aussi courantes dans d’autres milieux, comme la mafia tchétchène ou les organisations criminelles turques et kurdes. On m’a un jour laissé entendre qu’il y avait un contrat sur ma tête! L’ objectif est toujours le même: faire pression, réaliser un coup d’éclat pour instaurer un climat de terreur, déstabiliser l’enquête

Un «plan XXL»

Pourtant, les preuves de la présence d’organisations criminelles de grande envergure sur notre territoire avaient été portées à la connaissance des politiques, à qui la police et le parquet ne cessent de demander davantage de moyens sans réellement être entendus, dénonce le magistrat spécialisé. «Il y a bien eu quelques changements depuis – une campagne de recrutement et un procureur désigné pour s’occuper du port d’ Anvers – mais ils ne sont pas à la hauteur des enjeux. Dans le port d’ Anvers, les bateaux entrant forment des files de plus de deux kilomètres et ne restent que quatre jours. Comment voulez-vous contrôler autant de chargements en si peu de temps? D’autant que la drogue est souvent très bien cachée.»

© GETTY IMAGES

Un «plan XXL» pour lutter contre la criminalité organisée a été mis en place par le gouvernement fédéral. Il assure en faire une priorité. «Le dossier Sky ECC a permis de mettre la main sur une masse importante d’informations, mais la capacité de la police fédérale pour les analyser et combattre efficacement le crime organisé reste limitée. On en est à un stade où on évalue un dossier en fonction du temps et de la capacité dont on dispose pour le traiter», fait cependant remarquer Eddy Quaino, permanent CGSP-Police.

Une forme d’impuissance est déplorée face à un écosystème criminel qui ressemble à l’hydre de Lerne. «C’est la règle avec les organisations criminelles: vous fermez une porte, une autre s’ouvre. Ces réseaux ont toujours quatre longueurs d’avance», juge Michaël Dantinne.

«Il n’existe pas de solution miracle», poursuit-il. L’organisation des réseaux, d’une grande complexité, appelle des solutions tout aussi complexes. «La répression pure et simple ne fonctionne pas, répète Tom Decorte. Cela a été prouvé ailleurs.On comptait trois ou quatre grands cartels en Colombie il y a une vingtaine d’années, on en dénombre vingt ou trente plus petits aujourd’hui, avec une production accrue, alors qu’on a cherché à y mener la guerre contre la drogue à coups de milliards de dollars et avec le renfort de l’armée.»

Lui prône un profond changement d’approche, des «smart policies» et un débat de fond, sur le long terme, sur la lutte contre les organisations criminelles à proprement parler.

«Le seul moyen de casser le marché de la drogue, selon la pénaliste Christine Guillain, est de décriminaliser les comportements entourant son usage. Si on continue à injecter des moyens dans la poursuite des usagers et des petits trafiquants au lieu de s’attaquer au problème dans son ensemble, nous allons droit dans le mur.»

La voie de la légalisation, sensible politiquement, est également défendue par Tom Decorte, qui estime que le ver est dans le fruit depuis un siècle, «lorsqu’on a décidé de criminaliser toute la chaîne, depuis la production jusqu’à la consommation. C’est un modèle profitable aux réseaux criminels», qui, par définition, agissent hors des frontières de la légalité. Une légalisation «intelligente», s’inscrivant dans une vision à long terme, est l’instrument qui permettra de récupérer de la maîtrise sur un business, selon lui, complètement hors de contrôle.

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