Les projets de mosquées fleurissent à Bruxelles. Quels sont les enjeux ?
Malgré un nombre déjà considérable de lieux de prière, les projets de mosquées fleurissent à Bruxelles. Pourquoi ? Avec quel argent ? Et quel contrôle ?
Fin 2018, les habitants de Haren, un » village » très enclavé et excentré de Bruxelles-Ville, près de l’Otan, repoussaient le projet d’une mosquée de 1 200 places qui allait, craignaient-ils, dénaturer et engorger leur coin de verdure, rue du Pré aux oies. Le projet était apparemment soutenu par le bourgmestre de Bruxelles-Ville, Philippe Close (PS) et son échevin du Logement, Mohamed Ouriaghli (PS), alors en campagne pour leur réélection. L’image de leur présence au domicile de Hassan Bouit, le promoteur du projet, agent de prévention communal et pilier de la mosquée Ettaouba (Attawba) à Evere, avait fait le tour des réseaux sociaux. Devant le tollé, Philippe Close avait temporisé et Benoit Hellings (Ecolo), concerné par un éventuel accord politique pré-électoral sur le sujet, avait exprimé des réserves. Selon certaines sources, les deux partis avaient en effet donné leur feu vert à l’attribution d’un terrain de la Régie foncière de la Ville de Bruxelles au projet de mosquée porté par Hassan Bouit. » Nous avons réussi à le faire échouer, parce que nous nous sommes très vite mobilisés « , se félicite aujourd’hui l’un des irréductibles Harenois, musulman. Lors de la réunion du 9 septembre 2018, le message de Hassan Bouit avait été limpide : voter PS, c’était permettre à Mohamed Ouriaghli de devenir échevin de l’Urbanisme en lieu et place du MR Geoffroy Coomans de Brachène, hostile à ladite » mégamosquée « . Chronique d’un électoralisme assumé.
On a récolté 600 000 euros pour acheter un terrain de 1 180 mètres carrés.
Dossier clos ? Il nous revient qu’avant sa fermeture pour cause de coronavirus, la mosquée Ettaouba organisait des quêtes en faveur de la future mosquée à Haren. D’où vient cette fièvre immobilière ? Les lieux de culte musulmans ne manquent pourtant pas à Bruxelles. Sur les quelque 65 mosquées de Bruxelles, d’après l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), 10 ont un gabarit suffisamment respectable pour y loger régulièrement 1 000 personnes. Elles sont ou ont été financées par les fidèles, des Etats étrangers (la Diyanet turque, la Ligue islamique mondiale saoudienne), des fondations ou des privés moyen-orientaux, mais aussi des activités parareligieuses qui engendrent des revenus considérables (cours d’arabe, apprentissage du Coran, conférences…). Des revenus pas toujours traçables, en fonction du degré de sérieux de l’institution. » Dans certaines grosses mosquées de Bruxelles, des collectes en faveur de la construction d’un nouvel édifice ont pu rapporter jusqu’à 150 000 euros en période de Ramadan « , estime un connaisseur.
La petite mosquée dans la prairie
Boubker Macbahi est professeur de religion islamique et imam de la mosquée Averroès de Jette, sa » petite mosquée dans la prairie « , dit-il, en référence à la série canadienne. Il joue la transparence : » Notre salle de prière fait 40 mètres carrés au premier étage ; le vendredi, on pousse les bancs des deux classes du rez-de-chaussée pour en faire une annexe de la salle de prière. Pendant la fête du Ramadan, le bourgmestre nous permet de prier sur le parking, car il n’y a pas assez de place à l’intérieur ; les iftar ( NDLR : rupture du jeûne) se déroulent à la paroisse Saint-Pierre. » D’où l’idée d’un vrai lieu de culte. » On a récolté 600 000 euros pour acheter un terrain de 1 180 mètres carrés, rue Esseghem. J’ai consulté la base, c’est leur argent. On a essayé de satisfaire toutes les demandes : une salle de prière de 400 places pour les hommes et autant pour les femmes, des sanitaires pour les ablutions, une salle polyvalente, dix classes de cours pour les rattrapages, les blocus, les leçons d’arabe, etc., une salle de sport pour que les jeunes ne traînent pas en rue et huit logements destinés aux personnes qui rencontrent des problèmes sociaux, SDF, femmes battues… » Ambitieux.
Fin 2019, la commune a refusé d’accorder le permis d’urbanisme. » Notre bonne entente avec cette association et son responsable n’est nullement en cause, justifie le bourgmestre, Hervé Doyen (CDH), d’autant qu’elle avait entrepris des démarches pour sa reconnaissance, comme demandé à plusieurs reprises. Mais le projet était disproportionné par rapport à une communauté de foi d’environ 150 personnes : huit étages, dont cinq en surface ! Ce bâtiment serait devenu un centre communautaire privilégiant l’ « entre nous » plutôt que le « vivre ensemble ». De plus, le terrain fait partie d’un îlot densément peuplé qui fait l’objet d’un contrat de quartier. »
Pas de souci. L’ouvrage va être remis sur le métier, plus petit, moins coûteux. » Nous avons exactement 575 000 euros sur notre compte en banque, reprend l’imam. Dès que la grue sera là, ce sera plus facile pour avoir de l’argent, car les gens attendent du concret. Ils sont croyants et la foi chez le musulman se base sur six articles : Dieu, les anges, ses livres, ses prophètes, le jour du jugement et le destin. Et donc ils pensent au jour où ils seront récompensés pour le bien qu’ils ont fait ou punis pour le mal qu’ils ont fait, d’où cette charité : aider son prochain, participer à la construction d’une école, d’une mosquée ou d’un hôpital… »
La stratégie de la Ville de Bruxelles
Les musulmans de la première génération, modestes ouvriers pour la plupart, ont fait beaucoup d’efforts pour leurs lieux de prière. Aujourd’hui, des commerçants et entrepreneurs prospères n’hésitent pas à mettre la main au portefeuille. Et certains pouvoirs locaux soutiennent ces initiatives. Une politique revendiquée à Bruxelles-Ville, où les responsables religieux sont invités explicitement à se constituer en centre culturel, avec les subsides y afférent, pour demander ensuite la reconnaissance comme lieu de culte. Si elle est reconnue, la mosquée peut s’attacher un à trois ministres du culte, en fonction du nombre de fidèles estimés. Des imams rémunérés par l’Etat, mais qui ne détiennent pas toujours les leviers du pouvoir, en raison de l’organisation particulière des mosquées.
Le centre culturel islamique Arrayane de Neder-Over-Heembeek a suivi en tous points ce parcours fléché et obtenu sa reconnaissance en tant que lieu de culte, le 5 mars 2018. Un événement fêté en présence du bourgmestre de Bruxelles, naturellement, et du président de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), Salah Echallaoui. L’occasion pour ce dernier d’appeler toutes les mosquées bruxelloises à demander leur reconnaissance officielle, gage d’ » ouverture » et manière » d’ancrer l’islam dans le paysage institutionnel belge « . Le 26 mai de la même année, à quatre mois des élections communales et au grand dam de son rival Ecolo, Philippe Close se félicitait devant les fidèles du centre islamique et culturel El Mouahidine de Laeken d’avoir travaillé depuis plus de dix ans » avec des gens de la mosquée pour que vous ayez un lieu de culte digne de votre foi « . Malgré ce coup de pouce appuyé, la mosquée de Laeken ne s’est jamais inscrite » dans le paysage institutionnel belge » réclamé par Salah Echallaoui.
En Région bruxelloise, le compteur des mosquées reconnues reste bloqué à 21 (8 dossiers sont en attente). Contraintes urbanistiques trop fortes, souci de préserver leur indépendance ? » Aujourd’hui, en Belgique et en Wallonie, les mosquées reconnues sont majoritairement turques, alors qu’il y a davantage de musulmans d’origine marocaine, relève Jean-François Husson, fondateur du Centre de recherche en action publique, intégration et gouvernance (Craig) et collaborateur de plusieurs universités (UCLouvain, ULiège). La plupart de ces mosquées sont affiliées à la Diyanet. A la différence des autres mosquées reconnues, elles ne demandent pas à l’Etat de prendre en charge le traitement de leurs imams, qui sont des employés de la Diyanet et restent généralement en poste durant quatre ans. Ils ne sont donc pas payés par l’Etat belge, mais turc, ce qui donne l’impression erronée d’un sous-financement du culte islamique. » A Bruxelles, la situation s’inverse : 14 mosquées reconnues sur 21 sont d’origine marocaine.
A Bruxelles, 14 mosquées reconnues sur 21 sont d’origine marocaine.
» Les pouvoirs publics ont pour obligation de pourvoir au gros entretien des édifices du culte reconnus, enchaîne Jean-François Husson. A quoi s’ajoutent des interventions spécifiques pour les lieux de culte classés, souvent catholiques, via les crédits Patrimoine de la Région de Bruxelles-Capitale, parfois complétés par l’Etat fédéral dans le cadre des accords de coopération Beliris ( NDLR : soutien spécifique au bénéfice de la Région bruxelloise). D’autres lieux de culte emblématiques appartiennent à la Régie des bâtiments, qui peut procéder à divers travaux. Au fil des années, et avec une ampleur variable, cela a notamment été le cas pour la Chapelle royale protestante, la Grande Synagogue et, même, de manière limitée et ponctuelle, pour la Grande Mosquée du Cinquantenaire. » Rien n’interdit à un pouvoir public, s’il le souhaite, d’apporter sa pierre à l’édification d’un lieu de culte. Ainsi, la Région bruxelloise a financé à hauteur de 149 000 euros la nouvelle mosquée Kouba de la rue Vanderlinden à Schaerbeek, en qualité de » bâtiment exemplaire « . Inaugurée en 2019, celle-ci n’est pas reconnue.
Le projet d’ordonnance du gouvernement bruxellois
Les communes ou la Région sont également tenues d’éponger les déficits des lieux de culte reconnus. Un projet d’ordonnance du gouvernement bruxellois, actuellement soumis au Conseil d’Etat, envisage toutefois de réduire ce » soutien de secours « , selon le terme consacré, à environ 30 % de la facture, 40 % si les établissements religieux se regroupent. Les mosquées reconnues devraient être faiblement impactées, même si peu d’entre elles sont susceptibles de se rapprocher. Leurs activités cultuelles ne donnent pas lieu à de lourdes dépenses (des tapis, du chauffage, de l’électricité, de l’eau, des livres) et leurs déficits sont généralement inférieurs à 10 000 euros.
L’aspect cultuel n’est cependant que l’une des facettes du fonctionnement réel d’une mosquée. En effet, plusieurs entités juridiques coexistent en son sein : une asbl gère sa partie culturelle et le comité islamique, qui a le statut d’établissement public, s’occupe du pôle cultuel. Certaines personnes se retrouvent dans les deux structures. Leurs obligations légales sont différentes. Si l’asbl est tenue de déposer ses comptes annuels auprès du greffe du tribunal de commerce, le comité islamique, lui, doit les envoyer à la Région de Bruxelles-Capitale et les faire valider par l’Exécutif des Musulmans de Belgique.
Quoique d’essence religieuse, les activités dites culturelles, échappent totalement au contrôle de l’EMB. L’organe chef de culte peut, certes, préférer une version française du Coran qui ne soit pas orientée par les prescrits salafistes de l’Arabie saoudite. Certes, il lui est arrivé de suspendre quelques mois un imam qui avait tenu des propos contraires à l’égalité des hommes et des femmes. Mais il n’a aucun regard sur le type de conférenciers qui prennent la parole dans une mosquée même reconnue, ni sur le contenu des cours donnés aux enfants les mercredis, samedis et dimanches, dont la plupart des professeurs sont bénévoles, non formés ou non certifiés dans le cadre d’une formation reconnue, avec peu ou pas de programmes établis.
L’expansion des mosquées va de pair avec la multiplication des salles de cours, source de revenus supplémentaires. Des sommes pouvant aller jusqu’à 300 euros par an et par enfant sont, en effet, réclamées aux parents. » Cet enseignement parallèle qui mobilise les enfants entre quatre et huit heures par semaine se fait au détriment d’activités sportives et culturelles qui pourraient contribuer à leur épanouissement « , ajoute une source officieuse. Il n’est pas rare d’y voir des fillettes voilées.
Est-ce aux pouvoirs publics qui soutiennent ces établissements – reconnus ou non -, d’intervenir pour défendre le bien-être des enfants ? Aux parents ? Aux responsables de mosquées ? La réponse est floue.
Le professeur Louis-Léon Christians dirige la chaire Droit & Religions de l’UCLouvain. Il pose quelques balises.
Contrôle
» Je ne dispose pas de chiffres sur les flux de financement sur les activités latérales des mosquées. Chaque prestation doit en tout cas être soumise à la norme de droit belge y afférente (enseignement, sport, culture, aide sociale, éducation permanente, asbl, comité de gestion de la mosquée pour le culte sensu stricto, etc.). La législation sur les cultes est sans compétence pour apprécier ou mesurer les éléments latéraux qui ne relèvent pas du culte au sens strict. »
Financement public
» Réduire le financement public des cultes peut évidemment se comprendre budgétairement, mais cela risque d’avoir des effets contre-productifs. Par exemple, vouloir réduire les tendances « fondamentalistes » et en même temps réduire/supprimer les cours de religion de l’école publique, renvoie les enfants à des formations « privées » et hors contrôle. Ces aspects paradoxaux montrent qu’une politique binaire et non intégrée est vouée à l’échec. Des procédures d’accompagnement volontaire sont nécessaires, davantage que des balises contradictoires ou qui vont être ressenties comme telles. »
Reconnaissance
» Une attention particulière doit être portée à ce que certains politiques appellent à tort les mosquées « clandestines », c’est-à-dire qui ne sollicitent pas leur reconnaissance et leur financement public. Les derniers arrêtés royaux sur l’Exécutif des musulmans de Belgique, dans leurs rapports au roi, montrent bien le revirement des pouvoirs publics qui souhaitent désormais que l’EMB devienne une autorité légitime de tout l’islam belge, un vrai chef de culte, et plus seulement le responsable de la machinerie administrative étroite des cultes reconnus. Mais ce n’est là qu’un voeu, impossible à acter formellement sans violer la Constitution. «
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici