Les politiques infantilisent-ils les citoyens ?
Les politiques doivent-ils procurer leurs bons conseils face à la crise énergétique? Cette façon de dicter les comportements s’apparente à un échec d’une classe politique incapable de réguler l’économie, selon le sociologue Bruno Frère (ULiège).
Comme dans le contexte de la crise sanitaire, les responsables politiques en appellent à notre responsabilité individuelle pour faire face à la crise énergétique. Jusqu’à expliquer quels devraient être les comportements adéquats.
Cet imaginaire de l’individualisation des responsabilités me gêne. C’est un aveu d’impuissance de la classe politique. En démocratie, le principe même de la politique est de construire des normes. En disant «on n’y est pour rien, on est bien obligés de s’adapter», les politiques acceptent qu’ils ne peuvent pas jouer leur rôle. Et leur rôle, en démocratie, c’est de réguler l’économie, d’empêcher que ce soit la loi du marché qui régule à ce point la société. Or, depuis longtemps, les marchés dictent le ton au politique. C’est effrayant.
On fait porter sur les épaules des citoyens lambda la responsabilité de la crise, parce que le politique n’est pas parvenu à gérer collectivement la question énergétique. La responsabilité des politiques n’est pas de régenter ces gestes du quotidien. Faire cela, c’est accepter que les firmes énergétiques dictent notre conduite. Si on veut parler de responsabilités, on devrait surtout voir à l’autre bout de l’échelle, les actionnaires de Total et d’autres multinationales qui voient leurs dividendes exploser. Systématiquement, à chaque supposée «crise», on fait porter le chapeau aux plus faibles en leur expliquant qu’on n’a pas le choix. On peut faire un parallèle avec la crise climatique. C’est au consommateur individuel de porter le chapeau: mangez local, mangez bio, chauffez-vous moins. Je suis favorable à ces conseils, mais faire la morale aux plus faibles alors que certains sont bien plus responsables que d’autres, c’est problématique.
Je suis toujours surpris qu’on s’adresse aux citoyens comme à des enfants naïfs et écervelés, qui ne mesurent pas la gravité de leurs actes.
Peut-on parler d’infantilisation?
Je suis toujours surpris qu’on s’adresse aux citoyens comme à des enfants naïfs et un peu écervelés, qui ne mesurent pas la gravité de leurs actes. C’est aux plus précaires qu’on fait payer les conséquences d’une économie complètement dérégulée. Ils devinent que ce n’est pas leur frugale consommation qui est principalement à l’origine du réchauffement climatique, mais ces cent multinationales qui génèrent 70% des émissions mondiales. Alors que, réfléchis et critiques, ils pressentent le danger de l’idéologie technophile, c’est à eux que l’on fera la leçon en expliquant, comme à des enfants, que les «innovations» nous sauveront.
La réalité politique n’est-elle pas plus nuancée? Les gouvernements cherchent à cibler les aides…
Bien sûr. Mon analyse est macrosociale, je vous livre un point de vue global. Honnêtement, on a de la chance de vivre en Belgique, où l’Etat social n’est pas (encore) complètement mort. La concertation sociale continue à jouer un rôle. Les filets de sécurité, même s’ils sont fragilisés, continuent à exister et nos parlements peuvent voter des lois qui protègent. Cependant, force est de constater que de toujours plus nombreuses personnes précaires en sont exclues.
Certains intellectuels critiquent aussi cette attitude «infantilisante» de l’Etat. Mais ils se réclament du libéralisme et parlent «d’Etat nounou», à l’instar du Français Mathieu Laine…
L’argument de l’infantilisation est une arme à double tranchant. Ce qui me gêne, c’est qu’ils ne socialisent aucun problème, mais se contentent de crier aux atteintes aux libertés individuelles. Or, en tant que citoyens en démocratie, nous avons une responsabilité collective qui doit s’incarner dans la politique. Si vous vous attaquez aux SUV, ils répondront «c’est notre liberté».
Or, si on réfléchit la démocratie dans le sillage de Rousseau, on doit reconnaître qu’en tant que citoyens, nous sommes capables de repérer l’intérêt général et de voter en fonction de celui-ci plutôt que de notre intérêt égoïste. Nous pouvons élire des représentants qui suggèrent de mettre fin à l’usage des SUV ou de privilégier massivement le vélo ou les transports en commun contre la voiture individuelle, même si nous savons que cela impliquera pour nous des efforts et des contraintes. Ce serait le choix de citoyens responsables conscients de l’intérêt général, et pas d’individus égoïstes pour lesquels le choix personnel doit prévaloir au-delà de toute forme de conscience démocratique collective.
Les factures d’énergie ont explosé. N’est-ce pas simplement l’impossibilité de les payer qui modifie les comportements individuels, plutôt que les recommandations des autorités?
Je considère depuis longtemps que si la consommation doit baisser, c’est précisément parce que les gens n’ont pas le choix, en l’occurrence pas les moyens. Après, que le politique montre l’exemple, pourquoi pas. Mais quand il adopte une approche morale ou moralisatrice, il se défausse. Je suis contre l’adage «tous pourris», ils font ce qu’ils peuvent et je n’aimerais pas être à leur place. Eux-mêmes déchantent de n’avoir pas le pouvoir de réguler l’économie, comme cela devrait se faire dans une démocratie effective et réellement accomplie.
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