Les pianos envahissent les villes: enquête sur un drôle de phénomène
Ce week-end, à l’occasion des Flagey Piano Days, une dizaine d’instruments sont en libre accès dans les couloirs de l’ancienne maison de la radio, à Bruxelles. Les pianos envahissent de plus en plus l’espace public. Pourquoi ? Comment ? Notre enquête.
« Au début, il n’y avait pas beaucoup de monde et lorsque j’ai terminé mon morceau, il y avait une quarantaine de personnes autour du piano. » Marie a 21 ans, elle est étudiante en kinésithérapie. Quelques jours avant Noël, elle se rend gare de Bruxelles-Central. Assise au piano du hall de la station, elle interprète la Comptine d’un autre été de Yann Tiersen tandis que sa soeur la filme. « C’est impressionnant parce que c’est inhabituel de jouer là. Tout le monde passe, on ne sait pas qui va écouter, mais c’est un chouette moment de partage avec les autres. » La vidéo est postée sur les réseaux sociaux. Les réactions sont rapides et enthousiastes, l’extrait fait un buzz.
Des pianos et leurs musiciens qui s’échappent des salles de concert ? Ce n’est pas nouveau. Cette mode pourrait même remonter à une trentaine d’années. Parmi les précurseurs, le pianiste virtuose François-René Duchâble qui a toujours cherché à exercer son métier de manière originale. Il joue sur des plans d’eau, au bord d’une falaise, sous des feux d’artifice ou encore sur la neige avec un piano monté sur des skis. Avec son pianocypède, il arpente des lieux où il n’y a pas de podium et partage la musique « avec des gens qui ne vont pas nécessairement dans les salles de concert ». Il pédale et rencontre des personnes handicapées, des prisonniers, des personnes âgées. Des élèves aussi. Il se glisse partout, même dans les hôpitaux où il déambule de chambre en chambre par le biais de l’ascenseur. « A condition que le vélo se glisse dedans, sinon je pose mon piano sur un chariot de soin. » Il aime surprendre et musarder dans les rues, les marchés ou ailleurs. « En mai dernier, dans le cadre du Nohant festival Chopin, les organisateurs m’ont invité moi et mon pianocypède à la gare d’Austerlitz, à Paris. J’ai ainsi pu jouer quelques notes sur les quais. »
En 2003, à Sheffield en Angleterre, Doug Pearman, un jeune étudiant, n’arrive pas à faire entrer son piano dans son nouvel appartement de Sharrow Vale Road. Son cousin Hugh lui suggère alors de le laisser dehors. Ils y ajoutent un tabouret, une bâche pour protéger l’instrument des intempéries ainsi qu’un écriteau invitant les passants à jouer. Le premier street piano (piano en libre-service) est né. Cinq ans plus tard, à 100 kilomètres au nord de Birmingham, l’artiste Luke Jerram décide de lancer sa propre version de piano de rue avec son projet Play Me I’m Yours (littéralement, « Jouez avec moi, je suis à vous »). « L’idée m’est venue lorsque j’étais à la laverie au coin de ma rue. Je croisais les mêmes gens tous les week-ends et personne ne se parlait. J’ai réalisé qu’il y a avait des centaines de communautés semblables qui se côtoyaient en silence dans cette ville. J’ai alors décidé d’installer des pianos dans ces espaces, tels des catalyseurs de conversation », nous explique-t-il. C’est un succès immédiat. En seulement trois semaines et 15 pianos, 140 000 personnes jouent, écoutent et se rencontrent autour de ces instruments. Depuis lors, l’opération est organisée chaque année dans plusieurs capitales. Play Me I’m Yours a touché à ce jour plus de 6 millions de personnes grâce aux 1 200 pianos répartis dans 46 métropoles internationales.
Des institutions publiques suivent le mouvement. En France, la SNCF niche son premier piano en 2012, à la gare Montparnasse, à Paris, presque par hasard. Les voyageurs prennent immédiatement possession du clavier. Rachel Picard, alors directrice de Gares et Connections, constate « qu’il se passe quelque chose ». La gare. Son flux incessant, ses couloirs venteux et ses passagers immobiles qui attendent leur train. Et puis, sous le gigantesque panneau d’affichage, quelqu’un pose ses doigts sur les touches. Certains voyageurs s’arrêtent, leur visage change. Attentifs, ils hésitent au moment d’applaudir. « Moi-même il m’arrive de m’entraîner sur ces pianos, entre deux trains, le jour d’un concert », ajoute François-René Duchâble. « Ce qui me plaît, ce sont les deux types de réactions. Celle des gens qui n’en ont pas et qui sont complètement indifférents, et puis il y a ceux qui tendent l’oreille et qui sourient ». Depuis lors, une centaine de pianos ont été implantés dans les gares françaises.
Sur notre territoire, la commune de Saint Gilles se lance en 2013, en collaboration avec Présence et Action Culturelles et Plexus Production. Sur le modèle créé par Luke Jerram, ils décident de mettre la musique et l’art au coeur de la ville. A l’occasion de la fête de la Musique, des pianos relookés par des artistes du quartier sont installés dans des lieux insolites de la commune. Mais celui qui est sans doute le premier à s’être lancé, c’est le fabricant de piano Maene. Il organise des animations de ce type depuis treize ans. « A l’époque, il y a avait très peu de pianos qui étaient présentés dans d’autres lieux qu’un magasin de piano ou une salle de concert », nous signale Vincent Lignier, directeur de la succursale Maene de Bruxelles. Tout a commencé dans des centres commerciaux. « L’idée était d’amener la musique aux gens plutôt que d’amener les gens à la musique. ». Si au départ, ces instruments étaient uniquement réservés aux professionnels qui offraient des concerts aux badauds, le concept a rapidement évolué pour devenir « A vous de jouer » ou encore un piano planté sur le gazon du parc de Bruxelles pendant la journée sans voiture. Maene a également choisi de s’associer à la SNCB. « L’idée était celle d’un win-win. Nous donnions plus de visibilité à notre production de pianos et la SNCB offrait à ses navetteurs une image positive. » Pour Thierry Ney, porte-parole de la SNCB, il s’agit « d’améliorer l’expérience clients pour que la gare soit plus qu’une simple gare. » Depuis octobre dernier, et pour la deuxième année consécutive, la SNCB et Maene organisent d’ailleurs un concours baptisé « Piano en gare ». Les pianistes de tout horizon, amateurs ou plus aguerris, sont invités à se filmer et à partager leur vidéo sur les réseaux sociaux, comme Marie lors de sa prestation à la gare Centale. Parmi les moments marquants, Vincent Lignier se souvient d' »un groupe de gospel réuni autour du piano pendant les vacances de Noël. Du coup, plein de gens ont partagé la vidéo. Il y avait de la convivialité, de l’échange. »
« Cinquante mille personnes passent chaque jour par Bruxelles Midi. Cela fait une fameuse audience », nous assure de son côté la SNCB. Devant un tel afflux, les organisateurs ont craint pour la sécurité des pianos, même si ceux-ci ne sont pas neufs. Fausse alerte. « Je ne dis pas qu’on n’a jamais eu de problème mais, par rapport au nombre de personnes qui défilent devant, il y a une certaine forme de respect vis-à-vis de l’instrument. »
Les deux protagonistes avouent ne pas pouvoir mesurer l’impact financier de l’initiative mais se nourrissent des retours positifs des utilisateurs. Pour le directeur de Maene Bruxelles, « cela sert notre image. Quand je mets une pub dans le métro, ça n’a pas le même impact émotionnel. Par contre, quand quelqu’un voit l’animation, il s’en rappelle longtemps. »
Ces scènes improvisées provoquent le ravissement des spectateurs en transit. Et ce sont eux qui le soulignent : ces pianos permettent de personnaliser l’ambiance d’une gare, de donner de la vie et d’assister à des récitals improvisés par des musiciens passionnés. Les navetteurs pointent également l’humanité et le côté relationnel qui en découlent, sans oublier le sourire de ceux qui passent et finissent par s’arrêter. Et lorsqu’il s’agit de faire les 100 pas avant de monter à bord d’une navette, ce qui devait être un moment vide se transforme en pur bonheur.
A ceux qui demandent à ce que ces instruments soient installés de manière pérenne, Vincent Lignier répond qu’il ne souhaite pas voir ses pianos perdre de leur intérêt. Il préfère rêver à de nouveaux lieux ponctuels, comme les aéroports par exemple. « Mais la difficulté avec tout ce qui se passe, c’est qu’il y a une grande crispation sur la sécurité. » Pourquoi pas sur le nouveau piétonnier du centre-ville de Bruxelles ? Ce qui est certain, c’est qu’il reste encore énormément de terrains de jeu à imaginer.
« Mon rêve serait que ces pianos permettent à tous les musiciens inconnus de sortir de chez eux et que les milliers de pianistes qui n’ont pas un accès régulier à l’instrument puissent également en profiter. Ces pianos en libre-service pourraient être la solution. Ils ont le pouvoir de transformer des musiciens ordinaires en virtuoses de la rue », conclut Luke Jerram. François-René Duchâble, lui, préfère plaisanter. « Les gens nous cassent les oreilles avec leurs éternelles musiques rock ou musique de film… mais si ça leur permet de calmer leur impatience, ce n’est pas gênant. » Personne ne sait encore si ces initiatives allégeront l’ambiance en cas de grève des trains.
« J’ai découvert le concours « Piano en gare » complètement par hasard sur les réseaux sociaux et je me suis dit, après tout, pourquoi pas moi ? » Comme Marie, une cinquantaine de musiciens amateurs se sont filmés dans les gares d’Anvers, de Namur et de Bruxelles- Central à ce jour. Ceux qui souhaitent encore tenter l’aventure pourront le faire jusqu’au mois de juillet. L’événement est en effet encore attendu dans les gares de Gand, de Bruxelles-Midi, à Louvain, à Liège ou encore à Bruxelles-Luxembourg. « Quant à la vidéo qui obtiendra le plus de « j’aime » », son pianiste repartira avec… un piano digital. » C’est Maene qui l’a promis. Marie, avec ses 767 « j’aime », est bien placée dans la course. On croise les doigts pour elle.
Jouer dans les couloirs
Ce vent de liberté soufflera également sur les Flagey Piano Days. Le festival propose cette année, en parallèle à une série de concerts, une sélection de pianos issus de la collection privée de Chris Maene. « C’est fantastique ! Il possède non seulement des pianos historiques mais aussi des pianos d’avenir », s’enthousiasme Gilles Ledure, directeur de l’institution culturelle bruxelloise. « Ce week-end, le piano est dévoilé sous toutes ses formes. Que ce soit au niveau du répertoire, avec de la musique classique, du jazz et de la création, mais aussi à travers les différents types de pianos », ajoute-t-il. Tous les pianos exposés relèvent du domaine de l’exception, de par leur facture, le goût de ceux qui les ont commandé, mais aussi leur alliance avec d’autres grands artisans. Le piano Héliconia par exemple. Réalisé de concert par la manufacture de cristal Lalique et par le fabricant de piano Steinway, cet instrument allie esthétique et savoir-faire exceptionnel. Il n’avait jamais encore été montré en Belgique et sera installé dans les couloirs de la maison. Les festivaliers pourront aussi pianoter sur un Steinway Crown Jewels Amber Wood, un instrument fait de bois rare ; quant au piano à queue blanc, il sera entièrement démonté, tel un accordéon, pour que nous puissions en saisir chaque détail. Il y aura enfin un piano digital Roland LX7 ou encore un Doutreligne 7. Ces instruments seront « à la disposition des gens qui entrent et qui sortent des concerts afin qu’ils puissent à leur tour s’asseoir au clavier et essayer l’instrument », précise Gilles Ledure. Les portes de Flagey vous sont ouvertes jusqu’à dimanche. A vous de jouer !
Flagey Piano Days, à Bruxelles. Jusqu’au dimanche 21 février. www.flagey.be
Saskia de Ville
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