Frédéric Daerden
Les personnes exposées au racisme n’ont pas besoin de pitié mais d’opportunités réelles
Je m’appelle Frédéric, je suis un homme blanc de 50 ans, j’occupe une position sociale privilégiée et je suis anti-raciste.
De ma vie, je n’ai jamais éprouvé la crainte que l’on me refuse la location d’un logement sur base de mon origine, que l’on jette ma candidature pour un emploi à la poubelle en raison de mon nom, que l’on me refuse l’entrée dans une discothèque au motif de ma couleur. Mon patronyme, bien belge et connu, a souvent joué en ma faveur, parfois en ma défaveur, mais seulement pour des considérations politiques. Les seules taquineries sur mon identité que j’ai eues à supporter avaient trait à mon accent liégeois, c’est dire le traumatisme.
Je n’ai pas à m’excuser pour cela mais je suis conscient de jouir naturellement d’une considération à laquelle certaines catégories de personnes ne pourront pas avoir accès. C’est déjà, me semble-t-il, un pas essentiel vers une égalité ancrée dans le réel, au-delà de celle inscrite dans les lois.
Ce n’est pas de l’autoflagellation, c’est simplement une nécessité pour défendre un idéal d’égalité car « sans justice, pas de paix » comme on peut le lire sur les pancartes des manifestations en divers lieux des Etats-Unis et d’Europe. L’enjeu est donc de s’unir contre toutes les formes de discriminations et d’inégalités.
Des faits comme ceux qui ont conduit à la mort de George Floyd, filmés et diffusés sur les réseaux sociaux sont le révélateur spectaculaire d’un système silencieux qui induit de l’injustice structurelle et du racisme. Ils font ressortir des frustrations et des blessures intimes accumulées tout au long de la vie par une large part de nos citoyen.ne.s.
C’est vrai sur le marché de l’emploi. Ils et elles appartiennent à ces armées de l’ombre du monde du travail. Des sans grade, souvent immigrés, relégués à des tâches dévalorisées et mal rémunérées.
Ils évoluent dans un espace parallèle, cachés dans les coulisses des activités productives. Un monde qu’on préfère ne pas voir. Ils sont présents physiquement pour effectuer les « sales boulots » selon l’expression théorisée dans les années 60 par le sociologue Everett Hughes, mais absents symboliquement.
Ces intouchables travaillent la nuit ou dès la fine pointe de l’aube dans les bureaux silencieux, dans les rues vides de nos villes et communes, derrière les portes battantes des cuisines, dans les couloirs des maisons de repos et des hôpitaux…
Ce sont les techniciennes de surface, les éboueurs, les plongeurs, les aides-soignantes…
S’ils apparaissent dans notre champ de vision, ils passent très vite dans l’angle mort de nos existences et de notre société.
Malheureusement, on n’efface pas comme ça des siècles de domination occidentale sur le monde. Sont inscrites profondément dans nos inconscients des relations avec « l’étranger » dans un rapport de dominant/dominé.
Ces fantômes laborieux font tout pour se rendre invisibles, conscients de la place que leur attribue notre société dans la hiérarchie sociale. Au passage affairé d’un manager matinal, Kadiatou s’écarte prestement avec son balai dans un recoin du couloir, baissant instinctivement les yeux, s’excusant de déranger, presque d’exister. Hicham, lui, sous la pression des automobilistes énervés accélère encore sa course déjà folle pour charrier les détritus dans la benne et libérer au plus vite la chaussée.
Il y a d’un côté les professions à haut capital symbolique, source de gratification et pour lesquelles les discriminations à l’embauche et les plafonds de verre durant la carrière sont encore une vérité crue en Belgique comme le rappelle cruellement les rapports de l’OCDE ou les chiffres d’Eurostat.
De l’autre côté du miroir, il y a des métiers dévalués, souvent en lien avec le déchet, le sale, la souillure, souvent occupés par des étrangers ou des personnes d’origine étrangère.
Leur travail est socialement déconsidéré, désavoué, méprisé et très vite, par translation, on frappe des mêmes jugements ceux qui en ont la charge. Sales boulots, sales étrangers.
Je suis convaincu que nous avons toutes et tous le droit et le devoir de prendre nos vies en main. Mais qui peut croire que l’accès à l’un ou à l’autre de ces mondes est le résultat d’un choix libre et personnel, fruit des intérêts et des aspirations de chacun ? Qui peut défendre le fait qu’il soit lié au seul mérite ?
Nous ne pouvons plus accepter de vivre avec un marché de l’emploi qui, comme l’école, reproduit les inégalités sociales plus qu’il ne les efface. Nous ne pouvons plus accepter de vivre dans un schéma déterminé avec des rôles assignés et des futurs figés pour chacun selon son origine, son genre, sa condition, son orientation sexuelle.
En plus des inégalités liées à l’appartenance à une catégorie sociale, l’identité ethnique est un marqueur supplémentaire souvent disqualifiant pour monter dans l’ascenseur social. Le système scolaire, même inconsciemment, oriente certains profils vers certaines filières au risque de gâcher des potentiels. Les discriminations sur le marché locatif polarisent les différentes parties de nos villes, l’absence de mixité dans notre quotidien suscite la défiance envers celles et ceux que l’on perçoit comme différent.e.s.
Aujourd’hui, les tenants du repli identitaire, du racisme ordinaire, de la xénophobie assumée sont présents dans certains gouvernements. Quand ils ne le sont pas, ils voient leurs thèses relayées, nourrissant ainsi le terreau des peurs et des haines.
Dans le discours médiatique, politique ou populiste, on réduit fréquemment les groupes sociaux à leurs origines ou religions, créant ainsi les conditions d’un travailler et d’un vivre côte-à-côte plutôt qu’ensemble.
Un racisme ordinaire prospère dans toutes les couches de la société y compris les plus modestes, y compris chez certains électeurs de gauche, qui ne voient pas chez l’autre ce qui les rassemble : la même précarité, le même habitat, la même absence de perspectives.
Se mettre à la place de l’autre, éduquer et comprendre les logiques du système, c’est le premier pas vers l’égalité. Se mettre à la place de la femme qui se sent en insécurité dans la rue, à la place d’un jeune homosexuel que l’on moque à l’école, à la place d’unejeune migrante que l’on refoule, à la place d’une famille en situation de pauvreté confinée durant deux mois dans quelques mètres carrés.
J’ai n’ai pas créé ce système inégalitaire mais je me sens dans l’obligation d’être parmi ceux qui le démantèlent, notamment dans le cadre ma fonction de Ministre de l’Egalité des chances. Ce n’est pas une condamnation moralisatrice mais simplement la certitude que si je ne fais rien, je fais alors aussi partie du problème.
Je souhaite contribuer, avec la société civile, avec Unia, avec mes collègues, à mettre en place des dispositifs de prévention, de sensibilisation et d’outils d’éducation afin que le corps social dans son ensemble intègre que le racisme n’est pas une opinion mais un délit, un virus qui notre cohésion.
Dans notre pays, il est en outre nécessaire d’avoir une politique interfédérale coordonnée au travers d’un plan contre le racisme que j’espère enfin le plus ambitieux possible.
Les personnes exposées au racisme n’ont pas besoin de pitié ou de bons sentiments mais d’opportunités réelles.
Ce n’est pas le combat des noirs contre les blancs, comme le féminisme n’est pas le combat des femmes contre les hommes. C’est le combat pour l’égalité. Le combat d’êtres humains réunis dans leur diversité autour de l’urgence de l’essentiel : le respect de la dignité.
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