Les éoliennes fantômes d’Elicio (Nethys) au Kenya: «On nous a vendu du rêve» (reportage)
La société à capitaux publics belge Elicio ambitionnait de construire un pharaonique parc éolien sur le littoral kényan. Or, rien n’est sorti de terre malgré neuf millions d’euros engloutis. Sur place, des centaines de familles vivent depuis des années dans la crainte d’être expulsées.
Mais où est-elle donc passée? Alors que les bénévoles de son ONG se démènent pour servir des plats traditionnels kényans aux sympathisants venus en nombre, Susan Nandwa reste aux abonnés absents. La fondatrice de Save Children of Hope demeure introuvable, ce 29 septembre, dans la salle communale de Zandvoorde (Ostende) où Le Vif s’est invité incognito au repas de rentrée de l’association.
La Kényane respire pourtant bien l’air marin, mais à 10.000 kilomètres de la côte belge. Dans sa luxueuse villa de Vipingo Ridge –un parc privé cinq étoiles hypersécurisé– nichée au nord de Mombasa. Marbre blanc au sol, double escalier en fer forgé, sofas baroques en velours, piscine extérieure avec vue sur une forêt verdoyante: sa somptueuse demeure borde l’un des plus beaux terrains de golf d’Afrique où musardent zèbres et antilopes.
Depuis 2011, Susan Nandwa tente de faire sortir de terre un ambitieux projet éolien à Mpeketoni, une région très pauvre située plus haut sur la côte, à 250 kilomètres de sa fastueuse résidence. Cette «mission» pour le peuple kényan en manque d’électrons, elle la réalise surtout en étant rémunérée par Elicio, filiale ostendaise de Nethys, contrôlée par l’intercommunale liégeoise Enodia. Mais la chute de Stéphane Moreau en 2019, la pandémie et un moratoire de l’Etat kényan sur les contrats énergétiques en 2021 viendront miner le rêve africain de la firme belge.
«Elicio nous a vendu du rêve, la promesse de nous sortir de la pauvreté et de changer nos vies.»
En juillet 2022, les partenaires locaux d’Elicio, regroupés au sein de Kenwind Ltd, raflent alors la mise. Ils rachètent aux Ostendais, pour un dollar symbolique, la société Bahari Wind Ltd qui porte le projet. Les Belges y avaient pourtant investi plus de neuf millions d’euros de fonds publics, comme l’a révélé Le Vif en septembre dernier. Une perte sèche pour le contribuable liégeois. Mais qui profite à une élite politico-économique kényane associée à de mystérieux actionnaires (lire l’encadré «Une filiale vendue à une nébuleuse politico-affairiste»). Pour couronner le tout, cette vente opérée en secret s’avère illégale: Elicio n’a pas demandé le feu vert préalable de sa maison mère Enodia. Le gouvernement wallon (MR-Les Engagés) a ouvert une enquête qui pourrait déboucher sur l’annulation de la vente (lire l’encadré «Quand Enodia vole au secours d’Elicio»).
A Mpeketoni, la population est déboussolée. Dans la zone de 1.332 hectares destinée à accueillir les éoliennes, des centaines de familles modestes sont installées depuis des décennies. Elles cultivent coton, maïs, sésame, haricots ou encore pastèques sur un sol qui ne leur appartient pas. Comme 80% à 90% des fermiers de la région, elles occupent des terres publiques. Or, en février 2017, leurs champs ont été attribués, par un bail emphytéotique de 60 ans, à Kenwind Ltd, générant un vif émoi. En effet, dès que le financement du projet sera bouclé, ces populations seront expulsées des terres qu’elles occupent (lire encadré «Le Kenya, terres disputées et de dispute»). Selon des documents internes d’Elicio, 2.850 personnes seraient concernées.
Expulsion programmée
Au cœur des plaines jouxtant le centre-ville de Mpeketoni, un climat d’inquiétude règne chez les habitants. «Nous sommes arrivés en 1998 avec mon épouse. Toute ma vie se situe ici. Je suis chez moi», affirme d’un ton angoissé Joel Kinuthia, 52 ans, éleveur de chèvres et cultivateur. Cette terre rougeâtre, caractéristique de la région, a vu naître ses enfants et ses six petits-enfants. Quelques centaines de mètres plus loin, son voisin, Peter Ndiranju, agriculteur et boucher à la ville, s’est installé en 1997. Depuis que Kenwind a acquis les droits sur ses terres, ce père de quatre enfants se sent lui aussi lésé. «Je manque de place. Pourquoi ferais-je des travaux d’agrandissement alors que ma famille peut être expulsée du jour au lendemain?», demande-t-il au milieu de ses poules.
«Nous vivons tous dans la peur de l’expulsion depuis des années, résume Ali Roba, un fermier de 53 ans. Nous sommes fatigués d’attendre ce que le sort nous réservera.» Sous un soleil de plomb, Simon Muguro, le regard désabusé sous son chapeau de cow-boy en toile, enchaîne: «Le bail emphytéotique n’aurait jamais dû être attribué à Kenwind, mais aux résidents, afin que nous puissions ensuite louer nous-mêmes nos terres à Bahari Wind. On a cru naïvement qu’une entreprise venant de Belgique avait du poids. Elle offrait la promesse de nous sortir de la pauvreté et de changer nos vies. Elicio nous a vendu du rêve!»
Du rêve qui se transforme en cauchemar. Ces familles ont perdu tout espoir de devenir un jour propriétaires des terres qu’elles labourent. Pire encore, il est prévu que Bahari Wind les réinstalle quelques kilomètres plus loin, autour du village de Kiongwe Mjini, sur des terres… déjà occupées par diverses tribus autochtones, dont les Bajunis. «Je ne veux ni qu’on nous déplace sur la parcelle de quelqu’un d’autre, ni entrer en conflit avec ces résidents, anticipe Issa Roba, éleveur et agriculteur. J’ai 64 ans. Je ne veux pas déménager et redémarrer ma vie de zéro.»
Accueil redouté
Sous la psalmodie du muezzin se dessine Kiongwe Mjini, paisible village composé de maisons traditionnelles aux toits de chaume. Une vingtaine d’autochtones de la communauté bajuni, une ethnie musulmane, nous reçoit à l’ombre d’un acacia. La fureur des locaux brise le calme ambiant: «Nos pères et nos grands-pères sont morts avant d’obtenir un titre de propriété. Comment se fait-il que des gens venus de loin, des hauts plateaux là-bas, se soient installés dans la région et aient bénéficié de ce droit? Ils se développent, ils vivent. Pourquoi n’avons-nous pas cette chance?», s’insurge Said Athman Said, l’un des patriarches du village.
Le précédent gouvernement du comté de Lamu a pourtant entamé un processus visant à transférer la propriété des terres qu’il possède aux squatters et aux Bajunis autochtones autour de Kiongwe. Mais rien ne s’est concrétisé. «Nous avons participé au processus, on nous a attribué des terres, nous avons fourni une liste avec nos noms… Mais nous attendons toujours les titres de propriété depuis des années», déplore Khadija Ali.
D’autres fermiers expriment tour à tour leurs inquiétudes. Pour la plupart, un éventuel partage de leurs champs s’avère tout simplement impensable. «Ils veulent implanter une autre communauté sur nos parcelles? C’est inévitable: les conflits et la violence exploseront!», prévient Grace Wanjiku. «Nous sommes totalement contre ce projet. Nous vivons sur cette terre. Nous mourrons sur cette terre!», scande Said, la main levée vers le ciel.
Bahari Wind a prévu de construire 333 maisons à deux ou trois chambres afin d’accueillir «les communautés hôtes et les personnes affectées par le projet», précise une étude d’impact environnemental et social publiée en mai 2021. «Pour éviter les conflits fonciers parmi les personnes réinstallées, le comté délivrera des titres de propriété pour les parcelles de terres agricoles allouées», poursuit l’étude. Reste à voir si ces titres permettront d’éviter des conflits avec les autochtones dont les terres auront inévitablement été rabotées…
«Il n’existe aucune trace de corruption dans ce dossier.» Bref, circulez, il n’y a rien à voir.
Vodka citron
Anthony Jomo, un ancien élu de l’Assemblée du comté de Lamu, fut un fervent partisan du projet éolien. Il fut même proche de sa cheville ouvrière, Susan Nandwa. «Elle nous a tous promis le paradis», soupire-t-il entre deux gorgées de vodka citron. Sur la terrasse de son restaurant, à deux pas du centre animé de Mpeketoni, il ne cache plus son amertume. «Elle a de l’argent et des connexions haut placées. Elle a mis tout le monde dans sa poche. Puis n’a pas respecté ses promesses et a complètement disparu des radars.»
En juillet 2015, Anthony Jomo dépose une motion à l’Assemblée du comté pour attribuer à Kenwind les terrains nécessaires au projet. La motion est approuvée et l’entreprise obtient son emphytéose 18 mois plus tard. Mais plusieurs conditions suspensives à l’octroi du terrain ne sont pas respectées. Alors, en juillet 2020, le jeune mandataire dépose une nouvelle motion, mais cette fois pour annuler le projet. Ce qui fut voté. Face à cet affront, Susan Nandwa, encore représentante locale d’Elicio, aurait alors promis de le détruire politiquement. «Elle m’a menacé qu’elle veillerait à ce que je ne sois jamais réélu», affirme-t-il. Anthony Jomo a finalement décidé de ne pas se représenter aux élections de 2022.
Sur la skyline de Nairobi
Depuis le 9e étage du Geomaps Center, dans le quartier des affaires de Upper Hill, la skyline de Nairobi s’offre presque à nos pieds. Les nouveaux actionnaires du projet éolien, Susan Nandwa et Lenny Kivuti, nous reçoivent enfin après des mois de tergiversations. Deux journalistes locaux ont été conviés pour filmer la rencontre. Rolex Day-Date en or au poignet, Lenny Kivuti mène les échanges et esquive la plupart des questions. «Il n’existe aucune trace de corruption dans ce dossier», vitupère l’ancien sénateur. Quid des risques de conflits ethniques? «Tout est prévu dans un plan de réinstallation», évacue Susan Nandwa. Bref, circulez, il n’y a rien à voir.
Des zones d’ombre persistent pourtant. Au-delà du flou entourant le sort des populations locales, pour quelles raisons la Banque mondiale a-t-elle quitté le projet en 2018? Pour la rembourser, Elicio va chercher 2,4 millions de dollars chez trois «partenaires locaux» proches du pouvoir. L’institution financière déclare pourtant au Vif n’avoir déboursé que 1,5 million de dollars dans l’aventure. Où est passée la différence?
50% de Bahari Wind et 40% de Kenwind sont aux mains d’actionnaires inconnus qui se cachent derrière des prête-noms.
L’ascension sociale fulgurante de Susan Nandwa reste également un mystère. Selon sa biographie publiée sur le site de son ONG, elle serait d’extraction très modeste et aurait vécu des années dans un bidonville de Nairobi avant de se marier à un pilote d’avion ostendais en 2001. Le reste? Un épais brouillard. Plusieurs sources locales pointent le doigt en direction du ministre des Coopératives et des PME, Wycliffe Oparanya, dont Nandwa est très proche. Ils auraient des liens familiaux. En 2017, Nandwa a cédé gratuitement ses 30% de parts dans Kenwind à l’épouse d’Oparanya.
Le Vif a tenté à plusieurs reprises de rencontrer Wycliffe Oparanya. Dans la salle d’attente du building gouvernemental surveillé par plusieurs gardes armés, divers entrepreneurs spécialisés dans les énergies vertes effectuent des allers-retours vers le confortable bureau du ministre. Après 50 minutes d’attente, Le Vif sera finalement poussé vers la sortie par la secrétaire: «Diplomatiquement, un entretien reste compliqué. On préfère ne pas mélanger les affaires politiques et familiales.»
David Leloup, Nicolas Gobiet et Anthony Langat
Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Une filiale vendue à une nébuleuse politico-affairiste
En juillet 2022, Elicio brade discrètement et illégalement, pour un dollar symbolique, 100% de sa filiale Bahari Wind Ltd à son partenaire local, Kenwind Ltd. Mais qui contrôle aujourd’hui le projet? Après cette vente, l’actionnariat de Bahari Wind, qui porte le projet éolien, se voit vite remodelé. Par un tour de passe-passe, Susan Nandwa acquiert 20% de la société, aux côtés de l’ex-sénateur Lenny Kivuti (30%) et de deux mystérieuses sociétés, TransEquator (40%) et Ololonga (10%), pilotées par un duo d’avocats prête-noms dont l’un est proche du président William Ruto.
Quant à Kenwind, qui possède les droits sur le terrain où devraient s’ériger les éoliennes, on y retrouve Lenny Kivuti (30%), Caroline Mchome, une des épouses de l’actuel ministre des Coopératives et des PME Wycliffe Oparanya (30%), la mystérieuse TransEquator (20%) et un troisième avocat (20%) faisant office d’homme de paille. Bref, 50% de Bahari Wind et 40% de Kenwind sont aux mains d’actionnaires inconnus qui se cachent derrière des prête-noms. Y trouverait-on des Belges? La question reste en suspens.
Cerise sur le gâteau: le puissant politicien Wycliffe Oparanya, ami proche de Lenny Kivuti, apparaît dès 2020 sur une photo aux côtés des représentants belges d’Elicio. Le cliché officialise la signature d’un contrat d’achat de l’électricité du futur parc éolien par l’Etat kényan… dont Oparanya est aujourd’hui membre du gouvernement. Conflit d’intérêts? Questionné, un ex-cadre d’Elicio proche du dossier déclare ne pas connaître le pedigree de Wycliffe Oparanya, ni ses liens étroits avec la représentante locale d’Elicio. Amateurisme?
Quand Enodia vole au secours d’Elicio au Kenya
Suite aux révélations du Vif, la vente illégale et secrète du projet Bahari Wind par Elicio, en 2022, fait l’objet d’une enquête diligentée par le ministre des Pouvoirs locaux, François Desquesnes (Les Engagés). Elicio n’a en effet pas demandé à sa maison mère Enodia (ex-Publifin) un «avis conforme», c’est-à-dire une autorisation de vendre sa filiale Bahari à Kenwind. Ce qu’exige pourtant le décret gouvernance voté en 2018 suite au scandale Publifin. Invité à se positionner sur le sujet, le conseil d’administration d’Enodia a échangé sur cette cession à la mi-octobre. Le Vif a pu consulter plusieurs courriels internes éloquents.
Dans une ébauche de réponse au ministre, le conseil d’administration souligne «l’absence d’intention dans le chef d’Elicio de manquer de respecter l’article L1532-5 du code de la démocratie locale». Un administrateur MR, Jean-Claude Jadot, renchérit en demandant qu’un rappel du cadre réglementaire soit fait à Elicio. «Une fois OK, mais on ne veut plus que cela se reproduise», écrit-il. Caroline Lebeau (Ecolo) évoque, elle, un «oubli» de la part d’Elicio.
Cette manœuvre illégale ne serait-elle qu’une simple maladresse de la filiale de Nethys? L’argument étonne. Elicio connaît parfaitement les rouages de la procédure: la société a en effet demandé par le passé de nombreux avis conformes. Malgré une violation du décret gouvernance, donc, plusieurs administrateurs d’Enodia plaident la tolérance à l’égard de leur filiale. Question d’image. «Même s’il n’y a plus de risque juridique, il existe encore des risques réputationnels», lit-on dans un courriel.
La fin de l’instruction était prévue pour la mi-décembre. Le choix de casser ou non la décision d’Elicio de vendre sa filiale Bahari Wind reviendra ensuite au ministre Desquesnes.
Le Kenya, terres disputées et de dispute
L’octroi d’un bail emphytéotique à Kenwind en 2017 au détriment des 333 familles qui occupent, depuis des décennies, les terres dévolues au futur parc éolien, fut un premier choc. L’annonce en 2020 du projet de réinstaller ces familles sur des terres occupées par des populations autochtones, dont les Bajuni, en fut un second. Pour bien comprendre l’émoi suscité par le projet éolien belge dans la région de Mpeketoni, il faut appréhender le rapport des Kényans à la terre.
Colonisation, vagues successives d’accaparement de terres… Au Kenya, ancienne colonie européenne, les terres ont toujours été une ressource économique clé, sous contrôle étroit. Dès le début du XXe siècle, les colons s’approprient les hauts plateaux (White Highlands). A l’indépendance (1963), les élites proches de Jomo Kenyatta accaparent les terres restituées. Sous Daniel arap Moi (1978 – 2002), des milices sont mobilisées, à partir des années 1990, pour dénoncer ces spoliations tout en perpétuant de nouveaux accaparements de terres. Le processus de privatisation foncière orchestré par l’Etat a surtout profité à une élite affairiste ou rentière. Les régimes suivants héritent de ce système et le maintiennent, renforçant les inégalités foncières.
«Mpeketoni est l’un des programmes de colonisation mis en place par feu le président Jomo Kenyatta dans les années 1970 pour les Kikuyus pauvres et sans terre des hauts plateaux du centre du Kenya», expliquait Rasna Warah, autrice et journaliste kényane renommée, sur le média en ligne The Elephant, en 2017. «Bien que les colons Kikuyus ne soient pas originaires de la région, ils ont vécu relativement paisiblement pendant des décennies avec les populations locales Bajuni et Swahili», poursuit la journaliste.
Un fragile équilibre, donc, menacé par un projet dont les multiples reports ne font qu’accentuer les tensions sur le terrain.
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