Les data centers, aubaine pour la Belgique? (débat)
Microsoft prévoit de construire trois data centers en Belgique. Bénéfice économique et défi énergétique peuvent-ils coexister? Débat entre Dominique Demonté (Agoria) et Olivier Vergeunst (Isit-Be).
Dominique Demonté (Agoria): « Un écosystème bénéfique pour la création d’emplois »
La construction de trois data centers par Microsoft en Belgique est-elle une vraie bonne nouvelle pour notre économie? Oui, estime Dominique Demonté, directeur du département Context d’Agoria, la fédération de l’industrie technologique. D’autant que notre pays est en perte de vitesse dans la course à la numérisation.
Le 23 novembre, Microsoft a présenté son plan AmBEtion, qui prévoit, entre autres, la construction de trois nouveaux data centers en Belgique. Est-ce positif pour notre économie?
Absolument. Microsoft amène un élément essentiel pour accélérer la digitalisation de l’économie belge. C’est important dans le sens où la Commission européenne publiait, le 12 novembre dernier, son fameux index Desi (NDLR: Digital Economy and Society Index, qui classe les pays de l’UE selon leur compétitivité numérique). Ce classement reprend le capital humain, les moyens de connectivité, l’intégration de la technologique numérique et les services publics numériques. Il y a quelques années encore, nous étions parmi les premiers. En un an, nous sommes passés de la 9e à la 12e position. Ce que prévoit Microsoft est donc important pour l’avenir.
Il faut en faire beaucoup plus pour la formation au digital. Cette responsabilité incombe aux entreprises, aux pouvoirs publics et aux travailleurs.
Pourquoi, puisque la notion de cloud désigne un accès décentralisé aux données, et donc a priori indépendant de critères géographiques?
J’y vois trois grands avantages. Le premier concerne la sécurité et la confidentialité des données. Outre le respect du RGPD (NDLR: règlement général européen sur la protection des données, appliqué depuis mai 2018), il y a un intérêt à stocker des données sensibles à l’échelle du pays. Non seulement pour l’administration, par exemple en matière de santé, mais aussi pour les nombreuses entreprises demandeuses, notamment dans le secteur bancaire. Le deuxième avantage est lié au temps de latence plus bas. Evidemment, cela ne se traduit qu’en milli- secondes. Mais dans les domaines de la 5G, de la mobilité, de la télémédecine ou encore de l’industrie 4.0, il est important d’avoir des data centers localisés. Enfin, l’approche de Microsoft repose sur le développement d’un écosystème bénéfique en matière de création d’emplois.
Microsoft a avancé le chiffre optimiste de 60 000 nouveaux emplois. Vous semble-t-il réaliste?
Microsoft précise clairement qu’elle apporte une contribution à ces emplois-là, puisque les data centers permettront à quelque quatre mille entreprises de développer de nouveaux services, qui accéléreront elles-mêmes la digitalisation de leurs clients. Dans notre étude sur l’évolution du marché de l’emploi dans le cadre de la digitalisation, « Be the change » , nous avons estimé qu’il y aurait 540 000 emplois non pourvus en Belgique en 2030 si on ne développait pas suffisamment de politiques et de compétences en la matière. Sachant que les ratios d’emplois indirects sont importants dans le secteur numérique, le chiffre de 60 000 emplois ne m’a donc pas choqué.
Malgré son recul dans le classement européen, la Belgique a-t-elle progressé dans certains domaines, notamment à la faveur de la crise sanitaire?
Sur le plan de l’intégration des technologies numériques, l’index Desi nous classe sixième parmi les pays de l’UE. On voit qu’en 2021, 43% des entreprises utilisent des services dans le cloud, contre 30% en 2020. Il est important de pouvoir répondre à cette demande croissante, y compris à l’échelle de notre territoire.
Connaissez-vous les emplacements des nouveaux data centers de Microsoft, jusqu’ici confidentiels?
Eh bien non, je l’ignore. On sait toutefois qu’il doit y avoir quinze à soixante kilomètres maximum entre les data centers. Ce triangle pourrait théoriquement entrer entièrement dans la Flandre, mais je suis presque sûr qu’il y en aura au moins un en Région bruxelloise.
Les pouvoirs publics en font-ils assez pour soutenir et accélérer la numérisation des entreprises?
La vitesse à laquelle on arrivera à digitaliser notre tissu industriel est capitale. C’est tout l’intérêt du programme wallon « Industrie du futur », piloté par l’ Agence du numérique. Dans les trois Régions, il y a des programmes autour de l’intelligence artificielle et de la cybersécurité. Au fédéral, la digitalisation semble une priorité dans le cadre du plan de relance, puisque la Belgique compte y consacrer 1,5 milliard d’euros. Il y a une très bonne perception de l’enjeu à l’échelon politique.
Si la numérisation paraît inévitable, elle est pourtant loin de faire l’unanimité: beaucoup l’opposent encore à la défense du rôle et de la place de l’humain, y compris dans les emplois de demain.
La digitalisation apparaît de plus en plus comme une nécessité et une opportunité. Elle ne nous laisse de toute manière plus vraiment le choix. En revanche, il est possible de la concevoir de manière intelligente et inclusive. On sait qu’elle fera de facto disparaître certains types d’emplois, mais aussi en créer plus par ailleurs. L’ enjeu, à l’échelle d’un pays ou d’une région, consiste à réussir la mise en place de parcours de reformation. Le scénario du pire serait en effet de perdre certains emplois, sans avoir les talents et les compétences pour pourvoir ceux qui seront créés.
Quand on voit la rapidité de la croissance du numérique et la difficile reconversion du tissu industriel wallon, il y a des raisons de craindre ce scénario du pire…
La trajectoire ne sera pas identique à celle des charbonnages et de la sidérurgie car dans ces deux cas, ce sont des pans entiers de secteurs qui ont disparu. La digitalisation, elle, affectera plutôt des catégories de métiers. Mais reconnaissons-le: on ne va déjà pas assez vite pour assurer les emplois du secteur numérique. Il faut donc en faire beaucoup plus pour la formation au digital. Cette responsabilité incombe simultanément aux entreprises, aux pouvoirs publics et aux travailleurs.
L’annonce de Microsoft remet l’empreinte environnementale et énergétique du numérique au-devant de la scène. Percevez-vous des avancées notables en ce sens?
Plusieurs industries, dont Microsoft, ont signé le Climate Neutral Data Centre Pact (NDLR: Pacte pour les centres de données climatiquement neutres), en bonne intelligence avec la Commission européenne. La consommation énergétique, l’économie circulaire, l’utilisation d’énergies vertes et de l’eau figurent parmi les points d’attention. De notre côté, nous menons une étude pour analyser l’influence potentielle du digital sur la production de CO2 à l’échelon belge. Elle sera publiée durant le premier trimestre 2022. En Allemagne, une étude réalisée par Accenture et l’association industrielle Bitkom a estimé que les économies d’énergie rendues possibles par le numérique étaient six à sept fois plus élevées que ses consommations additionnelles. Quand les gens me disent qu’ils veulent travailler pour la planète ou l’environnement, je leur suggère de faire ingénieur ou informaticien. Il y a encore de nombreux messages à construire sur le rôle positif que le digital peut jouer dans notre société.
Olivier Vergeunst (Isit-Be): « La hausse des usages contrecarre les gains d’efficacité des grands data centers »
Pour Olivier Vergeynst, directeur de l’Institut belge du numérique responsable (Isit-Be), les investissements prévus par Microsoft sont l’occasion de faire remonter cette nécessaire valeur dans l’agenda politique. Mais accentuent aussi l’effet rebond du numérique.
La construction de trois nouveaux data centers est-elle incompatible avec un usage du numérique durable et responsable?
Non, clairement pas. De toute façon, le développement du numérique s’accélère et s’avère positif dans plusieurs domaines. A usage équivalent ou à croissance maîtrisée, les grands data centers sont une bonne chose, puisqu’ils sont moins énergivores que l’addition de petites infrastructures. Parmi les impacts d’un data center, il y a évidemment la consommation et le refroidissement, mais surtout la fabrication des équipements. Plus les échelles sont grandes, plus ces impacts sont faibles, puisque l’on a besoin de moins de redondances. Malgré le peu d’informations circulant sur les grands data centers de Google ou Microsoft, on sait que leurs machines sont spécialement conçues pour cet usage, ce qui est plus efficace.
L’arrivée de ce type d’acteurs renforce aussi la problématique d’un mix électrique sans nucléaire et de sa décarbonation.
A usage équivalent, précisez-vous. Or, la consommation de données en provenance du cloud explose…
Il faut tenir compte des objectifs commerciaux de ces grands acteurs, qui conçoivent leurs services de manière à ce que nous les utilisions toujours plus. La hausse fulgurante de ces usages contrecarre totalement les gains d’efficacité énergétique des data centers. L’un des grands enjeux, c’est la définition du niveau de digitalisation que l’on estime utile ou pas, sachant que l’impact principal du numérique est lié aux équipements des utilisateurs.
A l’heure actuelle, tout ce qui semble concourir à davantage de numérique semble, au contraire, positivement accueilli par le politique…
C’est une tendance mondiale. Et même si la Commission européenne mène des travaux pour réduire les impacts du numérique, c’est toujours dans cet esprit de fuite en avant. De quelle société voulons-nous? Ce débat fait défaut à l’heure actuelle. A l’échelle belge mais plus encore à celle de l’Europe, puisque c’est là que l’on peut davantage changer les choses. En France, plusieurs élus se sont saisis de la problématique, mais elle est toujours perçue comme un frein à la compétitivité économique.
Avez-vous l’impression que Microsoft s’engage, au moins en partie, dans une logique basée sur le numérique responsable?
De ce que je perçois, Microsoft est le grand acteur qui pousse le plus loin la réflexion. Il se montre davantage transparent par rapport à l’impact de l’utilisation de ses services. Depuis près de deux ans, les grandes peuvent accéder à un outil permettant de calculer l’empreinte carbone liée à l’utilisation d’Azure (NDLR: le nom de la solution complète de Microsoft pour l’informatique en cloud). Il prévoit la même chose pour l’application de visioconférence Teams et la suite Office (Word, Excel, etc.). Pour des raisons de secret industriel, on ne peut pas savoir si les estimations de Microsoft sont correctes, mais c’est déjà plus que ce que font Google et Amazon. Cela dit, le groupe continue à accroître la capacité informatique pour le secteur des énergies fossiles, ce que Greenpeace lui avait reproché il y a quelques années.
S’ils n’étaient pas prévus en Belgique, les data centers annoncés par Microsoft auraient été construits ailleurs. A choisir, est-ce un moindre mal?
Le fait d’avoir un écosystème IT qui grandit en Belgique est une façon d’avoir plus de poids dans la politique informatique globale, et donc d’insister potentiellement sur nos valeurs, dont le numérique responsable. C’est ce que l’Europe a réussi à faire avec le Règlement général sur la protection des données, par rapport à l’usage des données personnelles. A l’échelon belge, l’arrivée de ce type d’acteurs renforce toutefois la problématique d’un mix électrique sans nucléaire et de sa décarbonation. En misant certes sur les énergies renouvelables, ils en prélèvent une partie du potentiel au détriment d’autres secteurs, tandis que l’installation de leurs propres champs de panneaux photovoltaïques peut être discutable en termes d’artificialisation des sols.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici