Les coulisses de la guerre financière du streaming (analyse)
L’arrivée de Disney+ en Belgique le rappelle avec force : le marché de la vidéo à la demande par abonnement est en pleine expansion. A coups de milliards, les géants comme Netflix tentent d’écraser la concurrence. Mais les opérateurs télécom et les chaînes de télévision veulent aussi leur part.
Un milliard de dollars pour s’offrir The Big Bang Theory chez Netflix. Plus de 400 millions pour Friends sur la plateforme américaine HBO Max. Quelque 250 millions pour acquérir les droits du Seigneur des anneaux en vue d’une série exclusive qui sera diffusée sur Amazon Prime Video. C’est une guerre financière démesurée que se livrent les géants du secteur de la vidéo à la demande par abonnement – plus couramment appelé SVoD, pour Subscription Video on Demand. Tous poursuivent les deux mêmes objectifs. Se façonner le catalogue le plus attractif, pour capter toujours plus d’abonnés, pas nécessairement enclins à payer simultanément pour plusieurs plateformes. Et croître plus vite que les autres, pour gagner la confiance et les millions des investisseurs.
Les revenus potentiels du secteur sont en pleine expansion, comme le résume un rapport du portail de données de marché Statista. Estimés à près de 46 milliards d’euros à l’échelle mondiale en 2020, ils devraient frôler la barre des 76 milliards en 2025, à raison d’une croissance annuelle de 10,7%. A cette échéance, plus de 1,3 milliard de personnes à travers le monde pourraient être abonnées à au moins une plateforme de SVoD, contre 880 millions à l’heure actuelle. Inévitablement, d’innombrables concurrents veulent leur part du gâteau, dont la plus grande revient toujours à Netflix à l’heure actuelle. D’où l’arrivée de prestigieux challengers comme Disney+, lancé en novembre 2019 et disponible en Belgique depuis ce 15 septembre. Mais il en existe bien d’autres. « On assiste à une multiplication des acteurs sur le marché, indique Louis Wiart, professeur en communication à l’ULB et spécialiste des stratégies des plateformes. D’après l’Observatoire audiovisuel européen, il existe plus de 200 services de vidéo à la demande sur abonnement sur le marché en Europe. Malgré cela, on observe aussi une très forte concentration de la consommation : en 2018, Netflix et Amazon captaient à eux seuls 80% des abonnés SVoD en Europe. »
60 millions d’abonnés à Disney+
Il est difficile de comparer avec précision le poids des principaux acteurs du marché, dont certains ne communiquent pas toujours avec transparence sur le sujet. Netflix reste toutefois le leader mondial avec ses quelque 190 millions d’abonnés, selon les chiffres arrêtés en juin dernier. De son côté, le célèbre PDG d’Amazon, Jeff Bezos, revendiquait 150 millions de membres Prime en janvier dernier. Mais sa plateforme SVoD ne constitue qu’un service parmi d’autres de cette formule du géant de l’e-commerce, à laquelle les abonnés souscrivent essentiellement pour profiter d’une livraison plus rapide. Le nombre d’usagers réels d’Amazon Prime Video est donc inférieur. En août, soit neuf mois seulement après son lancement en Amérique du Nord, Disney+ annonçait pour sa part avoir dépassé les 60 millions d’abonnés. Enfin, Apple TV+ compterait entre 30 et 40 millions de membres, bien que la moitié d’entre eux bénéficierait simplement de l’essai gratuit d’un an.
Pour Louis Wiart, il convient de distinguer deux types d’acteurs de la vidéo à la demande, selon la stratégie adoptée. « Tant Netflix que Disney+ sont dans une logique d’intégration verticale, qui consiste à maîtriser toute la chaîne de valeur audiovisuelle, de la production à la distribution de contenu. En revanche, les offres de vidéos à la demande d’Amazon ou d’Apple s’insèrent dans un ensemble plus vaste d’activités. Ces entreprises-là ne cherchent donc pas nécessairement à assurer la rentabilité directe de leur plateforme SVoD mais plutôt à renforcer leur offre globale, notamment pour fidéliser leurs consommateurs. Elles sont dans ce que j’appelle une logique de produit-joint. »
De ce fait, leur ADN conditionne également leur trajectoire d’investissement. Pour assurer leur croissance, les principaux acteurs du marché actionnent essentiellement deux leviers, à coup de milliards de dollars. Le premier consiste à acquérir les droits de diffusion des séries ou des films les plus plébiscités de ces dernières décennies. En mars 2019, Disney avait acquis des actifs de divertissement de la 20th Century Fox pour près de 60 milliards d’euros, notamment en vue d’étoffer le catalogue de lancement de sa plateforme SVoD avec des locomotives telles que les Simpson ou des titres phares de l’univers de Marvel Comics. En 2018, seules quatre productions de Netflix figuraient dans son top 15 des séries les plus regardées (en nombre de minutes cumulées) aux Etats-Unis, très loin derrière des classiques comme The Office, Friends et Grey’s Anatomy. Miser sur leur diffusion, si possible exclusive, s’avère donc crucial pour capter et garder des abonnés. Jusqu’à perdre de vue le nécessaire retour sur investissement ? « C’est le plus gros problème dont personne ne parle, déclarait récemment Dan Rayburn, un expert américain en technologie de diffusion multimédia, dans le Washington Post. Nous n’avons aucune information réelle sur ce qui crée ou réduit le taux de désabonnement. Nous n’avons donc aucun moyen de savoir combien vaut réellement une production audiovisuelle. »
Le deuxième levier vise, au contraire, à financer un maximum de productions propres, garantissant de fait l’exclusivité à la plateforme qui les finance. « Pour 2018, Netflix a ainsi porté à 12 milliards de dollars ses investissements dans la production/achat de programmes originaux (pour des investissements compris entre 5 milliards et 6 milliards en 2016 puis en 2017) », écrivait, en 2019, Lucien Perticoz, enseignant-chercheur français en sciences de l’information et de la communication à l’université Jean Moulin, dans la revue tic&société. « Sur le montant total de ses actifs, qui s’élevait à un peu plus de 19 milliards de dollars en 2017, la part des contenus [propres] représentait à elle seule près de 14,7 milliards, soit plus de 77 % du total. En cela, Netflix se différencie donc très nettement de plateformes telles que YouTube ou même Amazon Prime, pour qui la propriété de contenus exclusifs ne représente qu’une partie très minoritaire du total de leurs actifs. »
Endettement
Logiquement, ces dépenses faramineuses des géants du secteur accroissent considérablement leur dette à long terme. « Aujourd’hui, l’endettement de Netflix est de l’ordre de 14 milliards de dollars, précise Louis Wiart. Il n’est toutefois pas jugé problématique pour le moment par les marchés financiers. Les fonds d’investissement américains dont dépend Netflix, principalement des investisseurs institutionnels et des fonds de pension, font donc le pari qu’à court ou moyen terme, l’entreprise dégagera de la rentabilité. » Un pari risqué ? « Disney et Netflix sont effectivement dans une phase de prise de risques financiers donnant lieu à des montages mêlant recours aux fonds propres de la firme, collecte de fonds auprès de sociétés de capital-risque, paiement en actions, etc. », écrivait encore Lucien Perticoz. « A ce stade, alors même que les analystes financiers oscillent entre inquiétude et optimisme, il est bien évidemment encore un peu tôt pour savoir si ces prises de risques s’avéreront ou non ‘inconsidérés’. »
De leur côté, les chaînes de télévision et les opérateurs de télécommunications tentent de réagir. Au Royaume-Uni, la BBC et ITV ont créé, dès 2017, le service de streaming Britbox. En France, TF1, M6 et France TV se sont alliées pour lancer leur propre plateforme SVoD, Salto, probablement en octobre prochain. En Belgique, Telenet s’est associé à DPG Media (qui possède entre autres la chaîne VTM) pour proposer, dès cet automne, un « Netflix flamand », baptisé Streamz.
Même copieux, le gâteau de la vidéo à la demande par abonnement sera-t-il nécessairement assez grand pour tout le monde ? « Pour le moment, il y a encore de la marge, observe Louis Wiart. Le marché n’est pas encore arrivé à maturité partout dans le monde. Il est dans une phase d’expansion, ce qui fait que tous ses acteurs sont en train de croître, y compris en Europe. En revanche, l’enjeu sera de croître plus rapidement que les autres, surtout pour les plus grands d’entre eux. » Avec la démesure, souvent, comme principale philosophie.
Une course bis à l’ère de la Covid-19
Lors du confinement, certaines plateformes de vidéo à la demande par abonnement ont vu leur nombre d’utilisateurs grimper en flèche. Ce contexte particulier a inévitablement donné lieu à une joute bis entre les géants comme Netflix, Amazon Prime Video et Disney+ : qui comptabilisera la plus forte hausse d’abonnés cette année? Le bureau d’études Kantar s’est penché sur la question à l’échelle des Etats-Unis, en sondant un panel de 20.000 citoyens. Au cours du premier trimestre de 2020, c’est Disney+ qui aurait capté la plus grande part de nouveaux abonnés (30,9%), devant Netflix (15,6%) et Amazon Prime Video (14,1%). Lors du second trimestre, soit en pleine période de confinement, c’est ce dernier qui occupe la première place (23,2%), devant Netflix (15,1%) et Disney (13,3%). De manière générale, 44 % des nouveaux abonnés à l’une ou l’autre plateforme disposaient déjà d’un abonnement chez un concurrent. Une réalité spécifique aux Etats-Unis où la part de marché des services de SVoD est bien plus élevée qu’en Europe.
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