Les Belges, ce peuple migrateur
Du réfugié syrien à l’émigré belge, il n’y a qu’un pas ou presque. Des milliers de Belges ont été eux aussi contraints à l’exil, même si l’amnésie semble avoir recouvert certaines pages de notre passé récent.
« L’émigration belge a été oubliée dans nos histoires officielles », dénonce Anne Morelli, l’historienne qui a consacré voilà plus de quinze ans un ouvrage sur les émigrants belges (1). A l’entendre, on n’aurait conservé qu’une vision positive de l’expatriation pour mieux flatter l’orgueil national, en omettant de prendre en compte la situation d’échec, dans une Belgique, qui poussait à partir : persécutions religieuses, médiocrité des conditions de vie ou misère profonde… « Le rappel de ces pauvres bougres, qui forment, sinon la totalité au moins la majorité des émigrés de nos régions, risque de nous renvoyer dans le miroir de notre propre image ou tout au moins celle de nombre de nos concitoyens, « hors d’usage » de plus en plus nombreux, parasites encombrants, victimes d’une autre crise, d’un autre siècle. Le plus confortable est donc de pratiquer l’amnésie sélective, de ne rappeler que les réussites, malgré des échecs et souffrances nombreux. »
Certes, la Belgique a participé dans une mesure évidemment moindre que d’autres pays européens tels que l’Irlande ou l’Italie à l’émigration, mais jusqu’en 1919, il y eut plus d’émigrés belges que d’immigrés étrangers dans notre pays. Un point commun est cependant évident entre ces mouvements de population : l’espoir d’un mieux-être.
Pourtant, comme pour les migrants de 2015, les sociétés d’accueil des émigrants belges nourrissaient de nombreux préjugés à leur égard. Déjà on entendait qu’« ils venaient prendre notre travail » ou encore qu’ « ils restaient entre eux… » Ce fut le cas en France tout au long du XIXe siècle. Les Belges arrivent à partir de 1840, soit comme journaliers ou saisonniers dans l’agriculture, soit de façon plus durable dans l’industrie textile et les mines de charbon. Ils traversent à pied la frontière, et s’arrêtent surtout dans le département du Nord. Ils constituent la première nationalité étrangère jusqu’à la fin du XIXe siècle, avec un demi-million d’individus dans les années 1880 pour une population belge totale de 6,5 millions. Une situation qui fit dire alors au chef de cabinet belge, Frère-Orban à son souverain, Léopold II : « Sire, une colonie, la Belgique n’en a pas besoin, d’ailleurs, elle a déjà une colonie, c’est la France. »
Parmi ces villes colonisées massivement par les Belges, il y a Roubaix. C’est bien simple : en 1870, la cité est majoritairement belge avec 55 % de la population. Souvent pour des raisons économiques, surtout pour fuir la faim, de nombreux Belges trouvent assez finalement du travail dans les filatures et un salaire plus élevé que celui qu’ils pouvaient espérer en Belgique. Les patrons français les considèrent comme plus faciles à contrôler…
Cette main d’oeuvre docile rencontrera très tôt l’hostilité des travailleurs français, qui considèrent que le « recours à l’immigrant » est un moyen pour les patrons de faire du « dumping » sur les salaires. Dès 1819, les Gantois, installés dans l’industrie textile du Nord, sont mis en cause. En 1848, les ouvriers belges du chemin de fer sont la cible de la vindicte populaire. Les ateliers métallurgiques de la grande couronne de Paris, les carrières d’Orsay, les entreprises de roulages sont le théâtre de véritables opérations commando à leur encontre. De leurs côtés, les corons s’insurgent régulièrement contre les Belges, traditionnelles victimes de cortèges de milliers de Français exaspérés par les « cloutjes » – du nom des sabots qu’ils portent, les « boyaux rouges » ou les « pots d’bure », considérés comme trop soumis aux conditions de travail dégradantes. La « préférence nationale » créera à la fin du XIXe siècle les conditions de véritables violences xénophobes au cri d' »A bas les Belges » comme à Lens ou à Liévin où près d’un millier de citoyens devront fuir. À la même époque, ce sont surtout les Flamands qui seront victimes de réactions racistes, liées notamment aux difficultés économiques et à la hausse du chômage. On les accuse, entre autres, d’être des brutes alcooliques sans foi, ni loi et d’une sexualité exacerbée et agressive.
Mais la France n’attire pas que des hommes. Paris fut, elle aussi, considérée comme un « miroir aux alouettes ». En 1901, la colonie belge dans la Ville Lumière est constituée de 13.904 hommes pour 14.020 femmes. Il faut dire que les jeunes filles belges auraient des caractéristiques « spéciales » facilitant leur engagement. Ainsi, elles se distingueraient par leur irréprochable propreté, leurs habitudes laborieuses et un réel dévouement à leurs maîtres. Sans parler de leur catholicité…
C’est aussi en France que se rendront 250 000 réfugiés belges lors du premier conflit mondial. Un exode massif et très brutal : en quelques semaines, 1 500 000 Belges quittent les campagnes et les villes, dans la panique collective, soit près d’un cinquième de la population. Pendant plusieurs jours, la frontière néerlandaise fut littéralement prise d’assaut par des centaines de milliers d’Anversois. En tout, plus d’un million de réfugiés belges se retrouveront aux Pays-Bas. Dans ces villes et villages frontaliers, ces exilés devinrent rapidement deux à trois fois plus nombreux que le cru. Mais que ce soit en France, aux Pays-Bas ou en Angleterre, ces pays ne s’attendirent pas à un séjour aussi prolongé, imaginant une guerre de courte durée.
Si le premier sujet de mécontentement fut la question du travail des réfugiés, la cause principale de l’accentuation du fossé entre les réfugiés et les populations des pays d’accueil fut la lassitude. On s’était préparé à les recevoir quelques mois, une année tout au plus… Progressivement, l’absence de perspective de la fin de la guerre, l’hécatombe de soldats ou les difficultés d’approvisionnement favorisèrent et accentuèrent le rejet des réfugiés belges. L’on s’aperçut qu’ils n’étaient ni des saints, ni des héros…
Les relations se dégradèrent, particulièrement en Grande-Bretagne. Dès 1916, la presse anglaise monte en épingle des faits divers dans lesquels les Belges sont impliqués. L’année suivante s’avérera encore plus difficile : des échauffourées éclatent dans plusieurs villes, la litanie de reproches adressés aux Belges s’allonge, ce qui explique la méfiance des Anglais face à l’arrivée des réfugiés belges durant la seconde guerre mondiale… Parmi la dizaine de milliers de réfugiés belges qui fuiront l’occupation nazie, certains seront sans ressources. Les autorités britanniques n’auront qu’un seul souci, celui de ne pas donner un régime de faveur aux réfugiés aux dépens des citoyens britanniques.
Quand l’Europe ne suffit pas, il y a aussi l’Amérique. Au milieu du XIXe siècle, chassés de leurs chaumières par un paupérisme profond, des milliers de Wallons de l’Est du Brabant wallon, des cantons de Gembloux et d’Eghezée seront poussés à l’émigration vers le Wisconsin par des recruteurs sans scrupule, n’envisageant que l’appât du gain. Ce sera le cas pour des indigents de Grand-Leez, grugés par leur bourgmestre-recruteur, durent faire 300 km sur un lac Michigan gelé pour rejoindre les terres qu’on leur avait promises. Jusqu’en 1856, les autorités belges s’appliquèrent elles aussi à envoyer Outre-Atlantique des mendiants vagabonds et des détenus libérés. Par la suite, des filières s’organiseront entre autorités locales et transporteurs pour favoriser l’émigration et s’assurer ainsi le monopole du transport des agriculteurs pauvres, contraints de vendre leurs modestes biens pour payer leur voyage vers les États-Unis. En tout, ils seront près de 10000 Wallons à suivre cette route vers l’Amérique, alors considérée comme un pays de Cocagne, un paradis sur terre. La propagande aidant, ces pauvres gens voient dans cet exil la possibilité d’acheter des terres de bonne qualité à bas prix, ce qui représente un rêve pour ces émigrés, sans évaluer toutes les difficultés auxquelles ils seront confrontés : la traversée de l’Atlantique dans des conditions très dures, la langue anglaise qu’ils ne connaissent pas et le climat hostile. Car sur place, après avoir tout abandonné, le paradis promis se révèlera n’être que des arpents de forêt vierge enneigée.
À la même époque, les autorités canadiennes entameront elles aussi une intense campagne de propagande auprès des Belges, et plus particulièrement des agriculteurs pour les convaincre d’immigrer. Attirés par l’espoir de devenir rapidement propriétaires, des milliers de Belges se laisseront convaincre par l’aventure. Ils s’embarquent pour le Canada où ils se répartissent sur l’ensemble du territoire jusqu’en 1950. Catholiques, francophones ou connaissant souvent les rudiments de la langue française, réputés bons travailleurs et bien au fait des techniques agricoles, ils font figure d’immigrés idéaux pour la mise en valeur des grands espaces canadiens. Les attirer semble d’autant plus logique qu’en Belgique, les bonnes terres sont surpeuplées et très morcelées. Pour la plupart des Belges, ce sont les brochures diffusées gratuitement par des agents canadiens présents dans notre pays qui sont la principale source d’informations sur cette terre d’exil. Des informations évidemment partiales qui font miroiter un pays mirifique avec ses forêts giboyeuses, ses rivières poissonneuses, ses étendues de terre immenses, inoccupées et cultivables… Quant aux rigueurs du climat, craint par les Belges, elles sont très largement atténuées. La peur des populations amérindiennes, appelées aimablement « les sauvages », est aussi désamorcée. Rien que des « faux bruits », selon les autorités.
En Amérique latine, c’est le projet de colonisation belge à Santo Tomas au Guatemala qui fera l’objet de toutes les attentions, créant de véritables fièvres d’émigration dans l’ensemble du pays. Outre le soutien de Léopold II, ce projet véhicule un imaginaire utopique où l’on rêve de créer une colonie communautaire, baptisée « Communauté de l’Union ». En 1843, trois bateaux partent, contenant les matériaux pour construire une forge, une boulangerie et une ferme modèle. À bord, une palette de professions : menuisiers, mécaniciens, bûcherons… Des personnes à la vie mouvementée et difficile, issues de l’assistance publique, sont également envoyées par les autorités vers la future colonie. Au final, Santo Tomas sera un échec retentissant en raison d’une mauvaise intégration de la population belge et de différents facteurs : manque de routes, approvisionnement défectueux, tension et méfiance avec les Guatémaltèques. Simultanément, d’autres projets d’installation de colonies belges au Brésil voient le jour et sont également jalonnés de nombreux problèmes, notamment à cause de la déception des ouvriers à qui on a fait miroiter des salaires et des conditions de travail qui ne correspondaient en rien à la réalité. Rixes, abandons de travail, vagabondages, et surtout mendicité seront le lot de nombreux Belges exilés à tel point que les autorités brésiliennes demanderont rapidement au Consulat belge le rapatriement de ces milliers de mendiants très dérangeants…
Aujourd’hui, chaque année, près de 40000 Belges quittent encore le territoire. C’est comme si les villes de Wavre ou d’Arlon se vidaient respectivement de leurs habitants du jour au lendemain.
(1) Les émigrants belges, sous la direction d’Anne Morelli, éditions Couleur Livres, Bruxelles, 1998.
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