Jan Buelens
L’employeur doit-il redevenir le seul juge, comme au 19e siècle?
Avons-nous besoin d’une législation sur la sécurité et la santé au travail? À première vue, personne n’oserait répondre par la négative à cette question. Elle a pourtant été posée implicitement par le patron d’Unizo, Karel Van Eetvelt.
Sous le titre « Werkbaar werk moet je niet in wetten gieten » (De Morgen, le 13 juin 2015) (« Le travail faisable ne doit pas être bétonné dans la loi »), il manifeste son mécontentement à l’égard d’un durcissement de la législation. Il conclut son plaidoyer en disant : « Voilà mes enjeux : montrer comment s’y prendre en pratique et sensibiliser. Je préfère cette approche à une énième extension de la loi sur le bien-être. Nous avons déjà l’analyse des risques, le plan d’action, le plan global de prévention, l’analyse de risques généraux et l’analyse de risques psychosociaux. Pour certains, il n’y aura jamais assez de règles ». Van Eetvelt n’est pas le seul à plaider en faveur de l’autorégulation, les libéraux de l’Union européenne adoptent tous le même point de vue.
Ainsi, il y a le fameux Traité Transatlantique (TTIP) que préparent actuellement les États-Unis et l’Union européenne qui menace la législation sur le bien-être. L’objectif de ce traité commercial est en effet de réduire les obstacles pour les entreprises afin de favoriser les investissements « de l’autre côté de l’océan ». Et les règles en matière de sécurité et de santé constituent des obstacles.
Cependant, l’Union européenne n’a pas attendu ce traité et se focalise sur ledit programme Refit (Regulatory Fitness and Performance program). Dans le cadre de ce programme, les entreprises doivent être dispensées de « red tape », toutes les directives européennes doivent passer un « fitness test » pour voir si elles n’imposent pas trop de charges aux entreprises, car « slim is beautiful ». Concrètement, on étudie quels paragraphes sur la sécurité et la santé au travail peuvent être retirés. Beaucoup de gens trouvent en effet que la législation est trop compliquée. Qui peut être contre une simplification administrative ? L’autorégulation semble attirante et moderne, alors où est le problème ?
Il semble que les messieurs et dames susmentionnés aient oublié l’histoire sociale, ou, même qu’ils préfèrent qu’on ne la leur rappelle pas. Au 19e siècle, il n’y avait pas de droit social. Tout était laissé à l’appréciation de l’employeur. L’idée de l’employeur seul juge. Cette autorégulation a provoqué des situations à la Daens. Aussi, une des premières aspirations du mouvement ouvrier a-t-elle été d’améliorer la sécurité et la santé, de façon à pouvoir rentrer du boulot dans l’état où on était parti le matin. Bref, garantir le droit de base à la vie, à l’intégrité morale et physique et à la dignité. Cette législation n’a été instaurée qu’après des actions sociales et encore très péniblement.
L’évolution de la législation récente sur la sécurité et la santé « doit » elle aussi beaucoup à de graves et mortels accidents de travail. Et ceci autant au niveau européen (par exemple la catastrophe de Seveso en 1976, l’explosion de l’entreprise chimique à Toulouse en 2001) qu’au niveau belge (Marcinelle en 1956, mais aussi plus récemment chez Arcelor-Mittal (2002), à Ghislenghien (2004)…). Il va de soi que l’évolution de cette loi est positive, mais évidemment il vaut mieux prévenir que guérir.
Les défenseurs de la simplification administrative diront qu' »évidemment » ils ne veulent pas lâcher toute la législation. Mais où cela commence et où cela finit-il ?
Imaginez que votre partenaire, fille ou fils se blesse gravement parce qu’une entreprise lui demande d’exercer un métier risqué
Il est exact que la législation sur la sécurité et la santé contient beaucoup de règles. Cependant, les risques sont de nature à justifier une telle règlementation. Imaginez que votre partenaire, fille ou fils se blesse gravement ou décède parce qu’une entreprise lui demande d’exercer un métier risqué. Et qu’après un « examen approfondi », on vous dit que « c’est un incident regrettable, mais qu’aucune règle n’a été enfreinte ». Ou que dans les cercles judiciaires on vous dit que « tout accident de travail signifie que l’analyse de risques n’a pas bien été effectuée, mais on ne peut poursuivre une entreprise uniquement pour cette raison ». Et certainement pas, quand il y a des personnages importants en jeu. Même aujourd’hui, ce genre de jugements sont trop souvent prononcés. Et si, des années plus tard, on condamne quelqu’un , c’est trop souvent un bouc émissaire à qui on refile la responsabilité ou c’est même la victime qui est accusée.
« La situation d’aujourd’hui est-elle comparable au 19e siècle ? » réfute-t-on parfois. Non, et pourtant si.
Heureusement, les situations lamentables du 19e siècle ne se voient plus dans la Belgique de 2015. Et je dis consciemment « ne se voient plus », car derrière les murs de certaines entreprises et de chantiers, se passent des choses innommables, et certainement quand il s’agit d’employés étrangers. De temps en temps, cette réalité filtre, comme cette fois où un entrepreneur a laissé une victime grièvement blessée d’un accident de travail le long de la route, mais a été reconnu par la suite. Ou le cas d’un ouvrier intérimaire de 21 ans engagé au port d’Ostende pour « effectuer de simples tâches techniques : peindre, désherber, tondre le gazon », mais qui a dû faire un boulot extrêmement dangereux (le démantèlement de l’appareillage d’une cage) qui lui a coûté la vie. Extrêmement dur, le jugement faisait état d’un « manque déconcertant de sens des responsabilités de l’entreprise ».
Au fond, rien n’a changé. Aujourd’hui encore, la course aux bénéfices se heurte régulièrement au respect de la législation élémentaire.
Cependant, il y a également des nouveaux risques. Premièrement, à cause de la prolifération de statuts précaires (le secteur intérimaire, la sous-traitance, les faux indépendants…). Et qui niera encore l’existence de stress, de burn-outs, et même de suicides au travail ? Ce sont des phénomènes qu’on ne peut réduire à « un ensemble complexe de facteurs » comme Van Eetvelt essaie de le faire croire dans l’interview susmentionnée. Souvent, les circonstances de travail sont la cause principale et il suffit d’ailleurs qu’il y ait un rapport entre les deux. Quand il s’agit de tenir compte de ces nouveaux risques, la législation actuelle n’en est qu’à ses balbutiements. On engage des psychologues, on assure même le risque, mais on s’en prend très peu aux causes.
Au niveau européen et international, plaider pour un démantèlement de la législation serait totalement insensé : les déclarations ronflantes comme celles du Rana Plaza (l’effondrement d’une usine de vêtements au Bangladesh) sont très vite oubliées. Dans le cas du Rana Plaza, il a fallu remuer ciel et terre pour ne fût-ce qu’obtenir des dommages et intérêts de la part de grands producteurs de vêtements et de meilleures conditions de travail auprès de leurs sous-traitants. La liste d’accidents est longue, et celle des victimes l’est encore beaucoup plus. Tous les ans, l’Organisation internationale du travail nous rappelle que 2,2 millions de personnes meurent en travaillant, soit 5.000 par jour.
Ce débat nous oblige à choisir entre une situation sans règles où on laisse tout à l’appréciation des entreprises, et une législation qui tient compte des risques, anciens et nouveaux, en matière de sécurité et de santé. Mon choix est fait, car malgré les dénégations, la première voie ne fera que plus d’accidents, de stress, de maladies, de burn-outs et donc de victimes.
Jan Buelens est avocat pour PROGRESS Lawyers Network et coauteur du Handboek Welzijn op het Werk (die Keure, 2015) (Manuel sur le bien-être au Travail)
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