Le scoutisme, l’école des managers ?
Le fait de signaler sur un CV un passage par un mouvement de jeunesse retient-il encore l’attention des recruteurs ? En Belgique, de nombreux politiques, entrepreneurs, magistrats et responsables associatifs ont adhéré très jeunes au scoutisme, au patro ou aux faucons rouges. Scout un jour, leader toujours ?
C’est une école informelle, dont la salle de classe est la forêt. Une école qui ne nécessite aucune formation préalable et qui ne délivre aucun diplôme. Pourtant, de multiples décideurs politiques en sont issus, comme Charles Michel et Paul Magnette, ainsi que nombre de syndicalistes, d’avocats, de chefs d’entreprise ou de responsables associatifs. Une » école de management « , en somme.
» Je suis entré à 5 ans et j’en suis parti à 24, en pleurant beaucoup. Oui, le scoutisme fut ma première famille, avant que j’entre dans une autre, ma famille politique « , raconte Laurent Hacken, 34 ans, secrétaire politique du CDH et, jusqu’il y a peu, chef de cabinet-adjoint de l’ex-ministre bruxelloise Céline Fremault. Il a vécu toutes les étapes : baladin, louveteau, éclaireur, pionnier, puis chef chez Les Scouts, précédemment appelés Fédération catholique des scouts Baden-Powell de Belgique. » Jusqu’alors, j’étais un gamin frêle, asocial et renfermé sur ses parents… » Sous le totem de Kinkajou, qualificatif » malicieux « , Laurent Hacken apprend à gérer des budgets, à faire face aux urgences, à pallier les imprévus, à animer un groupe, à bâtir des projets… Cette vie pédagogique, rien d’autre selon lui ne vous l’apprend. » C’est-à-dire la solidarité dans l’action et le travail en équipe pour aller tous vers le haut, y compris les plus faibles. Car, en dépit de sa hiérarchie interne, le scoutisme est une institution culturellement égalitaire. » Le trentenaire affirme en avoir fait un tronc commun, qu’il résume par la parole de Robert Baden-Powell, le fondateur du mouvement : » Essayez de quitter cette terre après l’avoir rendue meilleure que vous ne l’avez trouvée. » Et qu’il complète par ces deux articles de la loi scoute : » Le scout s’engage là où il vit « , » Le scout sourit et chante, même dans les difficultés « . » J’ai retrouvé les mêmes phrases, les mêmes valeurs au CDH « , affirme-t-il.
Ils sont nombreux à affirmer que c’est là qu’est née leur envie de s’engager.
La liste d’anciens scouts, patronnés ou faucons rouges, ressemble en fait à un influent annuaire d’alumni, qui traverse les générations. Les exemples foisonnent dans les rangs sociaux-chrétiens. Joëlle Milquet, Maxime Prévot, Céline Fremault, Alda Greoli, Marie-Dominique Simonet, Pierre Kompany, Opaline Meunier, Hervé Doyen, Melchior Wathelet père et fils, Guy Lutgen, Jean-Pierre Grafé, Michel Lebrun, Raymond Langendries, Clotilde Nyssens… Pareil chez Ecolo : Isabelle Durant, Olivier Deleuze, Josy Dubié, Muriel Gerkens, Georges Gilkinet, Benoît Hellings, Sarah Turine, Arnaud Gavroy, Arnaud Pinxteren, Simon Moutquin, Rodrigue Demeuse ont tous en commun d’avoir été scouts. Quelques socialistes ont fréquenté également cette école une bonne partie de leur jeunesse. Parmi eux, Jean-Claude Marcourt, Charles Picqué, José Happart, Pierre Muylle, Alain Hutchinson… Rudy Demotte, Paul Furlan, Dimitri Legasse ont, en revanche, rejoint les faucons rouges, dont la référence au socialisme serait aujourd’hui avant tout d’ordre éthique : l’éducation citoyenne et culturelle (y inclus une culture socialiste) mais non politique et qu’il ne faut pas confondre avec le Mouvement des jeunes socialistes, héritier des Jeunes gardes socialistes, qui s’adresse à des jeunes plus âgés et, eux, engagés dans le débat politique. D’autres ont adhéré au patro, mouvement paroissial plus populaire et surtout implanté en milieu rural. C’est le cas de Jean-Michel Javaux, Marie-Martine Schyns, Bénédicte Linard ou de Benoît Lutgen.
L’axe gauche-droite
De leur séjour au sein de ces mouvements de jeunesse, beaucoup disent qu’il fut un passage essentiel dans leur parcours, qu’il a forgé leur identité. » C’est de là que me vient le goût de la politique. Le scoutisme, c’est avant tout le collectif, l’action collective. Et l’action politique est une action collective « , rapporte Hervé Doyen, ex-député et bourgmestre de Jette, en Région bruxelloise.
Il ne faudrait pas croire cependant que le scoutisme ne prépare qu’à une carrière plutôt à gauche. Au MR, au MCC et à DéFI, quelques-uns en sont issus comme Didier Gosuin, Marie-Christine Marghem, Sabine Laruelle, Richard Miller, Jean-Paul Wahl, Gérard Deprez, François-Xavier de Donnea… Hélène Lebrun, jeune bourgmestre, relie son passage chez les scouts » à une période très collective « . » Les valeurs qu’on y forge, comme la tolérance, l’écoute, la solidarité, ne sont pas liées à un axe politique gauche-droite. Ce sont des enjeux que nous défendons, un socle commun. Il s’agit davantage d’une question de priorités mises en avant par les partis. » Même chose dans le récit de Richard Fournaux, ex-maïeur et aujourd’hui député provincial, qui fut chef de section au patro. » Il y avait les jeux de nuit. Le matin, on se lavait coûte que coûte, sous la pluie ou dans l’eau froide des rivières. Mais il y avait aussi des moments de foi, la dimension spirituelle « , explique-t-il, reconnaissant que le patro fut sa » matrice « . » Le patro m’a appris l’humanisme et le souci des autres. C’est lui qui m’a véritablement préparé au service d’autrui, qui m’a incité, par exemple, à tenir des permanences sociales. »
Si les mouvements de jeunesse marquent tant, c’est parce que le scoutisme reste, selon les personnes que Le Vif/L’Express a sollicitées, une école de vie, dont les piliers n’auraient pas changé : le partage, l’entraide, la sincérité, le vivre-ensemble dans la nature. » Chez les scouts, on est impliqué, les affaires autour de nous nous concernent. On doit agir en groupe, explique Laurent Hacken. C’est très participatif. On définit ensemble ce que l’on fait, ce que l’on mange… Oui, on peut y voir un parallèle avec les mouvements d’éducation populaire qui font appel à l’intelligence collective plus qu’aux experts. » En d’autres termes : l’avantage de pouvoir travailler les valeurs démocratiques dans l’action. Rien d’étonnant, dès lors, qu’ils soient nombreux à affirmer que c’est là qu’ils ont tout appris, là qu’est née l’envie de s’engager en politique.
Les talents humains
C’est une lapalissade : l’apprentissage de la vie en groupe prépare à diriger des équipes. La » débrouille « , elle, sert à faire beaucoup avec peu de moyens. Ainsi Charles-Ferdinand Nothomb estime avoir été préparé comme ministre et comme président de la Chambre, lorsqu’il était second de sizaine et chef de patrouille ; Jean-Marc Nollet y avoir acquis ce que les études de science politique n’avaient pas permis, soit gérer les premiers budgets et démêler les relations humaines ; feu Jean-Pierre Grafé, à aménager son temps et à avoir une méthode efficace… » Avoir 18 ans et encadrer une quarantaine de gamins, le week-end et l’été, ce n’est pas rien. Mais il faut aussi savoir gagner le leadership, prendre la parole en public, trouver les mots pour motiver les coéquipiers ou apaiser les tensions. Ça dispense un savoir-être assez tôt « , poursuit Laurent Hacken.
Les mouvements n’hésitent pas à faire valoir cette carte. L’outil Scout leader skills, mis au point par deux écoles de management (HEC-ULiège et Vlerick Leuven Gent Management School) et diffusé depuis 2012 par Les Scouts, a précisément été conçu pour aider les jeunes animateurs à traduire leur expérience scoute en langage RH. En gros : une centaine de questions et un bilan de compétences. Au total, une vingtaine d’aptitudes sont testées et un feedback indique celles qui sont le mieux maîtrisées, à quel niveau et comment les valoriser dans le milieu professionnel. Concrètement, il s’agit d’évaluer les compétences » douces » (sens des responsabilités, créativité, organisation, etc.) acquises grâce à l’engagement, par opposition aux hard skills (les connaissances professionnelles) (1). Des soft skills, des talents humains, qui font dire à ceux que Le Vif/L’Express a sondés que le scoutisme est » une école de management « .
être scout, c’est être équipé d’une boîte à outils qui permet de s’en sortir mieux que d’autres.
Pour Olivier Marquet, ex-directeur de Triodos, banque positionnée sur le terrain éthique et durable, et directeur général d’Unicef Belgique, le scoutisme lui a donné » l’ambition d’accomplir de grandes choses et d’emmener les autres pour les réaliser « . Comme souvent, l’adhésion au scoutisme – dans une unité francophone d’Anvers – s’explique par une histoire familiale. Ses parents étaient scouts, lui y a fait tout le parcours, jusqu’à assistant chef de troupe. » Etre scout, c’est être équipé d’une boîte à outils qui permet de s’en sortir mieux que d’autres et qui a contribué à rendre possible ma vie professionnelle, analyse Olivier Marquet. J’ai constaté que ceux qui occupent des fonctions dirigeantes sont nombreux à être passés par le scoutisme. »
Son expérience entre en résonance avec celle de Grégoire Dallemagne (Luminus), Philippe Bodson (Glaverbel, Société générale de Belgique, Tractebel), Jean Hilgers (directeur de la Banque nationale de Belgique), Yves Delacollette (ex-Deutsche Bank Belgique), Gilles Samyn, bras droit d’Albert Frère… En parcourant l' » annuaire » des anciens, on note d’ailleurs pas mal d’avocats ou de militants syndicalistes… Benoît Dejemeppe, magistrat, Thierry Marchandise, juge et ex-procureur, Rodrigue Demeuse, avocat et fraîchement élu sur la liste Ecolo, Luc Misson, avocat de l’arrêt Bosman… Ainsi, lorsqu’il était procureur du roi à Bruxelles, Benoît Dejemeppe affirmait que, pour exercer cette fonction, son expérience de scout l’avait davantage servi que ses études de droit.
Pour Robert Vertenueil, secrétaire général de la FGTB, les faucons rouges ont aussi été sa matrice. Entré à 6 ans, il en devient, à 23 ans, le président national. » Ce qui fait la différence entre celui qui a fréquenté les faucons rouges, a fortiori s’il l’a fait longtemps, comme moi, et celui qui n’a pas eu ce bonheur, c’est que les valeurs, non seulement nous y croyons, mais nous les avons vécues. Pour un faucon, l’amitié, la solidarité, le sens du combat, la fraternité, ce ne sont pas que des mots, des concepts intellectuels ; ce sont des réalités qu’on a éprouvées, qu’on a ressenties dans ses tripes. Je ne serais pas ce que je suis si je n’avais pas été faucon rouge et je crois que je le resterai toujours. Le mouvement pourra toujours compter sur moi, je lui dois beaucoup et je ne l’oublierai jamais. »
Cibles claires
Mais l’expérience du scoutisme est-elle vraiment une valeur ajoutée sur un CV ? L’apprentissage de la vie autour d’un projet se révèle hypermoderne, selon l’économiste Jacques Defourny (ULiège) (2). Il est le paradigme autour duquel on fait tourner les entreprises. Du côté des recruteurs, l’avis semble nuancé. Le scoutisme demeure un élément valorisant pour un jeune diplômé, ayant souvent peu d’expériences à mettre en avant. Mais pas seulement. Ainsi, au Forem, on indique le scoutisme, au même titre que des activités associatives, des stages, des voyages à l’étranger, etc. Tout ce qui va permettre de mettre en oeuvre des compétences non techniques, des softs skills, qu’on a encore trop tendance à sous-estimer. Le scoutisme peut en outre constituer un véritable réseau. Il y a aujourd’hui 170 000 scouts, patronnés et faucons rouges en Belgique, répartis entre cinq fédérations différentes – un taux de pénétration parmi les plus élevés en Europe. Un tissu important donc, surtout mobilisable à l’échelon local d’une ville ou d’un groupe. » Mais à 18 ans, c’est rarement pour ces raisons que le jeune s’engage comme animateur « , souligne Olivier Marquet.
En revanche, il forme réellement une porte d’entrée en politique, particulièrement à partir de l’échelon local. Richard Fournaux estime tout devoir au patro, » tremplin de son entrée en politique « . Il a ainsi été approché, en 1987, par le PSC (CDH, aujourd’hui) pour figurer sur la liste communale. » Ils sont venus me trouver parce que j’étais le président du patro de Neffe. » Laurent Hacken, lui, affirme » suivre de très près » les deux jeunes chefs de sa commune, qu’il » a déjà tâtés politiquement « .
(1) Vingt compétences classées en trois catégories. Compétences interpersonnelles : négocier, motiver, piloter, coacher, collaborer, communiquer, faire preuve d’empathie, gérer les conflits. Compétences fonctionnelles : prendre l’initiative, rectifier, réfléchir en termes de résolution de problèmes, réfléchir de manière critique, décider, fixer les priorités, gérer son temps, organiser. Attitudes : diversité, loyauté, flexibilité, orienté apprentissage.
(2) » Scouts, guides, patros : en marge ou en marche ? « , Le 15e jour du mois, mensuel de l’ULiège, 2012.
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