Le recours à la violence peut-il s’avérer payant et faire reculer un pouvoir?
La France, poudrière sociale. Quand l’impuissance de la rue face à l’intransigeance du pouvoir n’exclut plus la voie de la violence.
Jean Vandewattyne, sociologue du travail (UMons, ULB, Groupe d’analyse des conflits sociaux)
La contestation gagne-t-elle en violence, au vu des manifestations parfois houleuses contre la réforme des retraites ou des durs affrontements autour de projets de mégabassines en France?
Je ne suis pas sûr que le durcissement de la contestation auquel on assiste se traduise systématiquement par une violence qui serait plus forte ou plus intense que celle des années 1970 ou 1980. La société de l’image dans laquelle nous vivons, où réseaux sociaux et professionnels de l’information au sein des médias traditionnels mettent l’accent sur la violence dans la contestation, lui donne un poids qui a pour effet de minimiser la dimension pacifique des mobilisations sociales. Prudence, donc. En revanche, on observe une radicalisation des enjeux, notamment ceux liés à la question du travail et à l’environnement. On se trouve face à des perspectives du présent et du futur très sombres et très anxiogènes qui peuvent alimenter une radicalisation des actions.
Jean Vandewattyne: «Le fond de l’air, à travers peurs et imaginaires, est plutôt favorable à des postures plus autoritaires.
Le pouvoir, par une attitude jugée intransigeante, est-il en train de nourrir l’émergence d’un droit de se sentir en état de légitime violence?
Je préfère parler d’un état de légitime défense plutôt que d’un état de légitime violence. Ne rien faire face aux enjeux actuels devient problématique, la passivité ou l’indifférence en viennent à pouvoir être considérées comme des formes de violence.
La radicalisation n’est-elle pas une conséquence logique de formes orthodoxes de contestation qui seraient en train de montrer leurs limites?
Nos sociétés se sont construites dans la violence, elles se sont aussi pacifiées et régulées en mettant en place des institutions et des dispositifs de concertation générateurs de compromis en guise de solutions aux conflits. Mais ces institutions se trouvent, en quelque sorte, dépassées. Elles présentent des défaillances à la lumière des enjeux actuels qui deviennent, notamment pour les jeunes, une question même de survie quand on pense, par exemple, aux enjeux climatiques. Refonder un compromis social autour d’un projet de société qui favorise les solidarités est, à mon sens, un impératif majeur.
Les courants politiques qui plaident pour réduire le poids des syndicats seraient bien inspirés d’y réfléchir à deux fois avant de vouloir se passer de leur rôle d’amortisseurs de la colère populaire?
Chercher à affaiblir les organisations syndicales qui, historiquement, ont réussi à canaliser les mécontentements, à les transformer en revendications et en amélioration des conditions de vie du monde du travail, revient effectivement à commettre une lourde erreur politique. La volonté, portée par le discours d’une droite néolibérale, de déconstruire ces corps intermédiaires au profit d’une collection d’individus, ne pourra que favoriser une contestation incontrôlée et les luttes des uns contre les autres.
Opposer le monopole de la violence d’Etat, la seule légitime, à la violence forcément illégitime des luttes sociales, est-ce mal poser le débat?
Oui. Toute violence d’Etat n’est pas en soi légitime. Ce qu’il faut questionner, c’est la nature de l’Etat en question, du régime en place. La violence symbolique que peut représenter un jet de sauce tomate lancé par des jeunes activistes climatiques sur une œuvre d’art, par ailleurs protégée, ne doit pas être, selon moi, d’emblée discréditée. Ce genre d’action ne relève pas d’une confrontation physique ouverte mais elle traduit un désarroi de ne pas être entendu. Je trouve que certains comportements présents au sein de la classe politique participent aussi d’une violence, une violence, en quelque sorte, en col blanc, beaucoup plus problématique et dévastatrice. C’est notamment le cas en Belgique avec cette incroyable affaire de compléments de pension indûment versés à d’anciens présidents de la Chambre et, peut-être, du Sénat. De tels faits ne peuvent qu’alimenter la défiance des citoyens à l’égard du monde politique.
La disqualification de la contestation par les agissements de «casseurs» ne fait-elle pas de ceux-ci les alliés objectifs du pouvoir?
En l’occurrence, dans le cas français, ces agissements permettent surtout à un ministre de l’Intérieur de se mettre en valeur. Il y a un usage, une instrumentalisation politique de ces violences qui conduit à s’interroger sur la capacité à créer du vivre-ensemble. La brutalité des forces de l’ordre dans ce contexte est particulièrement interpellante. Dans une certaine mesure, on est en droit de se demander si l’effet recherché n’est pas de provoquer plus de violence encore, de manière à pouvoir plus aisément discréditer les mobilisations sociales. Le fond de l’air, à travers les peurs et les imaginaires, est plutôt favorable à des postures plus autoritaires.
Un sentiment, sinon la conviction, que la violence peut payer et faire reculer un pouvoir est-il en train de s’ancrer?
Face au discours anxiogène, à l’incapacité du monde politique à se montrer à la hauteur des enjeux, face à l’inertie ambiante, ce raisonnement a une certaine cohérence et peut trouver écho auprès de certains. Mais encore une fois, de quelle violence parle-t-on? Occuper un rond-point, dégonfler les pneus de véhicules SUV, relèvent selon moi davantage d’actes de désobéissance civile que d’une violence frontale. Les violences frontales entre manifestants et forces de l’ordre en marge de la contestation liée à l’installation de mégabassines en France renvoient à un enjeu fort, vécu de manière intense par des jeunes qui veulent faire bouger les lignes contre une forme d’agriculture industrielle prédatrice de ressources naturelles. Qualifier ces affrontements d’écoterrorisme est un jeu dangereux qui relève en France du bras de fer verbal entre la droite et l’extrême droite. Là encore, la pratique journalistique, en mettant en exergue ces affrontements, tend à invisibiliser d’autres comportements et choix de nombreux jeunes, et de moins jeunes également, qui s’investissent dans des projets porteurs de sens.
Marc Cools: «Je ne crois pas à l’instrumentalisation, par l’Etat, des casseurs dans le cadre d’une stratégie de la tension.
L’enjeu, notamment climatique, sur fond d’ambiance de fin prochaine de l’humanité, rend-il inévitable une escalade dans la confrontation avec le pouvoir?
Tout dépendra de la capacité de nos sociétés à répondre aux enjeux majeurs qui, pour une partie de la population, relèvent désormais d’une question de survie. Force est de constater qu’aujourd’hui, pour de nombreux jeunes, les réponses apportées par le monde politique ne sont pas à la hauteur des défis à relever. De manière plus globale, on ne peut qu’être interpellé par la place occupée par la violence dans les séries télé et les jeux vidéo. Tout se passe comme si la violence était un comportement social banal, un moyen unique de résoudre des problèmes et de trouver des solutions.
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