Carte blanche
Le racisme expliqué à des adolescents (carte blanche)
Dans le cadre d’un récent Atelier-Débats au sein du « Projet de Cohésion Sociale » situé à Molenbeek-Saint-Jean, quelques adolescents, grandement affectés par la mort tragique de Georges Floyd, nous avaient demandé de leur expliquer ce qu’était, à nos « yeux de philosophe » (sic), que le racisme. Notre exposé les avait frappés par ses « bizarreries intéressantes » (re-sic) qu’ils n’avaient, jusque là, insistèrent-ils, jamais entendues. Nous livrerons donc ici quelques-unes de nos bizarreries sur le racisme.
Pour pouvoir aborder la question du racisme, il est nécessaire, au préalable, de répondre, en quelques mots, à cette question : Qu’est-ce que l’Homme ?
- Contrairement à ce qui se chante odieusement, l’Humain n’est pas un animal, a minima, pour deux raisons majeures. Premièrement, la néoténie (ou la prématuration de l’enfant qui, pour ses premières années, dépend entièrement des soins et de l’éducation de ses parents) montre bel et bien que le petit-homme ne vient pas au monde avec des « instincts » qui lui dicteront comment être-au-monde. Pour savoir comment être-au-monde, l’Humain se doit, assurément, pour devenir parlant, d’immigrer dans cette dimension trans–individuelle qu’est le champ du langage incarné et porté par ses parents. Tout humain est, en ce sens, un immigré : il porte un nom, prénom; il parle une langue; il vit dans un monde ou encore pratique une culture dont il a hérité et qu’il a faite sienne. Une identité quelconque est ainsi non pas une essence (on ne naît pas Belge ou Français), mais un pur produit de l’existence (on devient Belge ou Marocain). Deuxièmement, contrairement à nouveau à l’animal qui se contente ou se satisfait de ce que mère-nature lui offre, l’Humain, lui, s’est toujours caractérisé par une foncière insatisfaction qui l’a toujours contraint à ajouter, dans cette mère-nature – au point, aujourd’hui, de la saccager -, des choses qui n’y étaient présentes d’aucune façon : poteries, rites funéraires, vêtements, parures, domestication ou élevage d’animaux, armes, plats culinaires (passant ainsi du cru au cuit, pour reprendre Lévi-Strauss), abris ou maisons, temples, églises, livres ou bibliothèques, musées, institutions, hôpitaux, asiles, écoles, tribunaux, prisons, centrales nucléaires, avions, fusées, gadgets…. (C’est à croire que les plans de l’hypothétique providence divine ont omis l’existence de l’Humain puisque, à l’inverse des animaux qui avaient, ont, tout à portée de pattes, les humains ont dû, eux, tout inventer et, à la sueur de leur front, tout fabriquer d’eux-mêmes !…)
- L’insatisfaction de l’Humain, à l’origine donc du « pot-pourri de hors nature » (Lacan) qu’il produit, ne cesse de produire, dénonce, à nos yeux, la présence mystérieuse en l’être de l’Humain d’un Manque métaphysique ou plutôt ontologique[2], inextinguible ou impossible à combler. En chaque humain, il y a assurément ce Manque – une espèce de « tumeur » invisible à toute radiographie ou à tout scanner ! – que l’Humain, agité qu’il est par Lui, ne cesse pas de vouloir traiter ou résorber par l’entremise du Désir, de l’Amour ou de la Consommation. Ce Manque est, assurément, partout : Il sous-tend toute civilisation. Tout ce qu’élève cette dernière est parcouru ou transi par le Manque. Sans Lui point donc de civilisation, et encore moins de néolibéralisme puisque celui-ci, ne vivant que par Lui, ne cesse de l’exploiter à outrance. Qu’est-ce d’autre, en ce sens, que le Progrès si ce n’est cette illusion qui nous donne à croire que ce Manque se comble au fur et à mesure des avancées technoscientifiques (ou, demain, transhumanistes) ? Or, il n’en est rien : face à ce Manque, entre l’Homme de « la grotte de Lascaux » et l’Homme au « Smartphone » d’aujourd’hui, il n’ y a eu nul Progrès ! Certes, dans l’histoire, les manières de faire avec Lui ont changé, mais ces manières n’ont en rien entamé, même d’un iota, ce Manque. Ce Manque ontologique constitue la seule et unique essence de l’Homme. Tout le reste n’est, au fond, qu’artifices. Relevons néanmoins que si le Manque a inspiré les créations de l’Homme de la grotte de Lascaux, le Manque s’évertue à plutôt être aspiré par l’Homme au Smartphone ! Comme le dit un personnage d’aujourd’hui de Houellebecq : « Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Néandertal. » [3]
- Dit en passant : ce Manque ontologique fait de l’Humain un éternel malade mental au sens où le mental lui-même constitue une réponse ou un produit de cette maladie structurale qu’est le Manque. La santé mentale est donc une contradictio in adjecto. La santé comme « état de total bien-être » (sic) que vise l’OMS ne concerne ainsi pas l’Humain !
- Dire que le Manque constitue l’essence de l’Humain, c’est dire que l’enfant qui choit au monde vient avec ce Manque. Ce ne sont ni ses parents ni la Civilisation ou ni des dieux qui L’ont produit en lui, mais, a contrario, ces derniers viennent comme des réponses à ce Manque, lourd de détresse. C’est ce Manque qui ouvre le petit-homme à l’Autre (parents…), qui L’amène à en appeler, par les cris ou les larmes, à l’Autre, à ses soins, ses mots et à son amour. « Jouir sans entraves », comme le promeut l’actuel discours néolibéral, constitue en ce sens une ineptie : Il n’y a, en effet, de jouissance que déterminée par le Manque. Si le Manque n’existait pas, aucune jouissance ne serait donc permise à l’Humain.
- Le Manque, disions-nous au point 2., est partout. Deux exemples suffiront. Le Désir se spécifie de ceci : il est indestructible (Freud) du fait même que le Manque (ou l’absence d’Objet, o majuscule) le détermine. Tout objet ontique[4] ou du monde ainsi désiré est un objet, fondamentalement, inadéquat face au Manque (ou à l’Objet). Disons la chose autrement : si le Manque est donc ontologique ou un Manque-à-être, le Désir s’évertue à traduire ce Manque-à-être en manque-à-avoir ou en un manque ontique, manque d’un objet sensible ou du monde. Cette absence de rapport (être/avoir ou ontologique/ontique) est ce qui rend le Désir indestructible ou infini. Bref, sans le Manque point de Désir donc. L’Amour, notre deuxième exemple, lui dénote le Désir d’un être de s’unir avec un autre être pour se sentir faire Un avec lui. C’est parce que chacun des partenaires amoureux est pris par le Manque qu’il y a donc l’élan amoureux. Mais, à nouveau, l’être aimé est dans l’impossibilité de résorber le Manque de l’être aimant, et réciproquement. Dans l’Amour, au fond, chaque partenaire fait don de son Manque (ou de « ce qu’il n’a pas ») à l’autre.
- En quoi, maintenant, le Manque ontologique est-il donc lié au racisme ? Tout d’abord, cette définition : le racisme est une haine de la manière dont l’Autre (l’Étranger) jouit de l’existence. Comme le dit le psychanalyste J-A Miller : « Qu’est-ce qui fait que cet Autre est Autre pour qu’on puisse le haïr, pour qu’on puisse le haïr dans son être ? Eh bien, c’est la haine de la jouissance de l’Autre. C’est même là la forme la plus générale qu’on peut donner à ce racisme moderne tel que nous le vérifions. C’est la haine de la façon particulière dont l’Autre jouit. »[5] Cette jouissance de l’Autre ou le mode d’être-au-monde de l’Étranger (culture, religion…), le raciste le présume lui dérober quelque chose : un confort ou une « pureté » identitaire (vécue entre soi ou entre « semblables »); des finances publiques (l’Étranger supposé profiter de la sécurité sociale…), une sécurité (l’Étranger perçu comme délinquant, violeur…)… . Dans le racisme, le Manque est ainsi externalisé. Alors qu’Il n’est imputable à personne, le raciste ou le discours raciste l’impute, précisément, à l’Étranger : « Si vous jouissez si mal ou si le manque de la chose X. ou Y. vous traverse, dit-il à ses militants, c’est la faute à ces étrangers qui profitent de votre argent, qui sèment l’insécurité dans vos villes, flétrissent la pureté de votre identité par leurs croyances ou pratiques religieuses moyenâgeuses ou barbares, souhaitent vous déloger de chez vous (« grand remplacement »), convertissent ou prennent vos femmes… .« .
- Notons que si le discours raciste se profile non pas donc sur fond du Manque, mais sur fond d’une possibilité folle d’absence du Manque (évacuer les étrangers, promet-il, ce serait enfin jouir pleinement !), alors tout discours raciste est un désir obscur qui vise la mort de la Parole, du Désir ou de l’Amour. (Il n’est ainsi pas étonnant que tout régime totalitaire se caractérise par une Parole bridée, muselée ou censurée, un Désir réprimé ou ratatiné au statut du besoin (animal) et un Amour traqué ou puni. Cf. Orwell, 1984.) Au fond, si le Manque est cet élan vital qui pousse chacun à persévérer dans l’être ou dans la vie, le propre du discours raciste consiste plutôt, en sapant ce Manque, à inviter chacun à pétrifier ou à mortifier son être.
- Le discours raciste essentialise l’identité : elle ne serait pas le fruit d’une immigration dans le champ de l’Autre (ou une aliénation), mais d’une manifestation interne, « organique » ou « génétique ». En ce sens, pour ce discours, les citoyens qu’il défend seraient moins parlants que parlés ou machinés par leur héritage génétique. C’est dire la déshumanisation qu’il leur témoigne !
- Pour le discours raciste, il n’y a ainsi pas de « je », il n’y a que du « nous » (« Belges », « Français »…). Chacun est donc invité à noyer ce qu’il est ou son « je » dans le « nous ». Rien ne singulariserait ainsi Patrick de Pierre puisque tous deux seraient « Français ». Pourtant, outre leurs idiosyncrasies physiques (peau, visage, cheveux…) qui les distinguent radicalement l’un de l’autre, les goûts et couleurs de Patrick ne sont pas ceux de Pierre : le premier a choisi d’être plombier et l’autre professeur; le premier aime les femmes plutôt rousses alors que le second les préfère brunes; la vie, l’histoire, les rêves, cauchemars, traumatismes ou désirs du premier ne sont pas ceux du second; le second aime beaucoup lire alors que le premier pas du tout; etc. . On l’a compris, le lieu singulier d’où parle le « je » de Patrick n’est donc pas celui du « je » de Pierre. Dit autrement, la manière dont Patrick fait avec le Manque n’est en rien celle de Pierre, et réciproquement.
- Concluons. Le discours raciste (politique ou autre) est un discours non seulement qui exploite le Manque qui gît en chacun, mais aussi qui exhorte chacun à l’imputer à l’Étranger (ou au migrant, à l’homosexuel, aux femmes…). Ce Manque, du coup, le discours raciste m’invite à le muer en haine de l’Étranger qui n’est donc rien d’autre que la haine de soi, soit la haine du Manque qui me détermine. En d’autres mots, haïr l’Étranger personnifié et externe, c’est haïr cet Étranger dé-personnifié et interne – qui grouille en moi – : le Manque ontologique.
(Nous retenons du débat cette remarque, pertinente et comique, d’une adolescente : « Le raciste, nous disait-elle, est au fond un âne qui désire devenir cheval ! ». Il y a ce fantasme-là, en effet, à l’oeuvre chez le raciste : Refuser sa « nature » d’homme frappé par le Manque en rêvant, funestement, à un sur-homme délesté du Manque. Un âne ne deviendra, assurément, jamais cheval !)
Ben Merieme Mohamed – Assistant social et philosophe
[1] Manque qui, relatif à l’Être, ne se comble par nul objet du monde (cf. infra).
[2] Manque qui, relatif à l’Être (ontologie), ne se comble par nul objet du monde (cf. infra). Notons que ce Manque, des philosophes lui ont donné d’autres noms : « Négatif » (Hegel), « Désespoir » (Kierkegaard) ; « Abîme sans fond » (Heidegger) ; « Castration » (Freud)… .
[3] M. Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, 1988, p. 250.
[4] Relatif à l’étant, à toute production humaine. L’ontique (Étant) s’oppose en ce sens à l’ontologique (Être).
[5] Jacques-Alain Miller (cours « Extimité », inédit) cité par Camilo Ramirez, Haine et pulsion de mort au XXIe siècle, L’harmattan, 2019, p. 93.
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