Le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw: « Cette année, nous avons déjoué des attentats »
Frédéric Van Leeuw est un des magistrats les plus haut placés et influents de Belgique. Il est le visage de la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme. Au tournant du siècle, il a traité le dossier de bandes de jeunes Africains à Bruxelles, il a enquêté sur la mort de Joe Van Holsbeeck en 2006. Interview réalisée avant les faits de la gare de Bruxelles-Central.
Mais Van Leeuw est aussi un francophone bruxellois qui a trouvé sa femme à Anvers et qui y a appris à parler néerlandais. Et il travaille une fois par semaine comme bénévole dans un restaurant de sans-abri à Bruxelles. Et quand on lui demande ce qu’il pense de l’affaire Samusocial dans sa ville, il écarte son indignation d’un geste de la main : « Comme procureur, je ne peux rien dire à ce sujet », mais son attitude en dit long.
La semaine prochaine son homologue français François Molins lui décernera la Légion d’honneur. En France, il n’y a pas de plus grande distinction. « C’est surtout symboliquement qu’elle est importante. Ce n’est pas une récompense pour moi, mais pour la justice belge et nos services de sécurité. Après les attentats de novembre 2015 à Paris, certains politiques français ne nous ont pas facilité la tâche ».
Ils estimaient que la police et la justice belge avaient commis des bévues.
Frédéric Van Leeuw: La pression de Paris était grande, mais nos collègues français n’ont jamais partagé leurs critiques. Au contraire.
L’état belge vous a-t-il également donné un signe de reconnaissance ?
Il y a beaucoup de lettres de félicitations, mais je n’ai pas reçu de médaille ou de charte, si c’est ce que vous voulez dire. Notre pays n’a pas cette culture. Ici, on est encouragé discrètement.
Et cela alors qu’on attend beaucoup de vous et de la police: la protection totale contre le terrorisme.
C’est facile à dire: « La Justice s’occupera de tout ». C’est irréalisable, même si vous disposez de tous les moyens possibles. La Justice est un maillon de la chaîne. La lutte contre l’extrémisme et la polarisation relève de notre responsabilité à tous. Qui a commis les attentats à Paris, Bruxelles et Londres ? Ce ne sont pas des gens qui ont émigré récemment. Non, généralement ce sont des jeunes qui ont grandi en Europe et qui étaient en décrochage. Cela doit nous faire réfléchir. À notre société, à la façon dont nous agissons les uns envers les autres.
Ou n’agissons pas les uns envers les autres.
Justement. Les auteurs de ces attentats sont presque toujours de jeunes allochtones de la troisième génération. Ils devraient se sentir chez eux ici. Ils sont nés et sont allés à l’école ici. Ils parlent notre langue. Ce sont des enfants de notre monde globalisé. Mais soudain ils se sentent attirés par ce qui se passe dans de lointains pays musulmans. Pourquoi ? Parce qu’ils se sentent exclus. Nous ne les regardons pas, au sens littéral et figuré. Ils portent évidemment une partie de la responsabilité, mais on ne leur donne tout simplement pas les mêmes chances qu’aux jeunes autochtones flamands ou wallons. Parfois ils vivent dans de véritables ghettos où ils perdent toute perspective. Un ghetto ne se construit pas seulement de l’intérieur, il se construit aussi de l’extérieur. Nous ne pouvons l’ignorer.
Nous devons d’ailleurs veiller à ce que le même phénomène ne se produise pas parmi les jeunes Turcs belges. On me signale que certains d’entre eux sont également en train de radicaliser. Qu’ils se laissent exciter par de la propagande venue de Turquie. Ne commettons pas la même erreur en les repoussant aussi.
Certains politiques affirment que les jeunes musulmans reçoivent toutes les chances et mettent la religion en cause.
Je vois un grand vide spirituel. Au fond, « radicalisation » n’est pas le bon mot. Il comporte le mot « racine » alors que ces jeunes sont déracinés. Ils ne connaissent plus leur culture et leur religion. Du coup, ils ne sont pas assez critiques à l’égard des propositions de recruteurs. Ces derniers peuvent tout leur faire accroire.
Beaucoup de personnes ne se rendent pas compte de ce qui se passe dans les quartiers défavorisés de Bruxelles. Où un jeune de la capitale peut-il encore entrer en contact avec quelqu’un de son âge d’Anvers, de Malines ou de Courtrai ? Dans le temps, le service militaire permettait de se rencontrer. Je n’ai jamais été militariste, mais ce service assurait un sentiment de communauté. En même temps, c’était le rite de passage entre la puberté et l’âge adulte. Ce genre de « passages » partagés ont disparu. Du coup, certaines jeunes continuent à avoir des crises d’adolescence et ils veulent partir jouer les héros en Syrie ou en Irak. Nous devons à nouveau créer des lieux de rencontre pour les différentes cultures.
L’EI semblait presque battu en Syrie. La bataille de Raqqa, la capitale du califat, est en train de prendre fin. Bientôt, beaucoup de djihadistes rentreront en Belgique : que faudra-t-il faire d’eux ?
D’abord, il faut les envoyer en prison. La Belgique est sévère pour ceux qui reviennent : ces deux dernières années, aucun pays n’a amené autant de djihadistes devant le tribunal. Mais nous ne pouvons pas simplement les enfermer et jeter la clef. Il s’agit de types différents à qui il faut donner une approche personnalisée. Nous devons réaliser qu’ils ont fait ou vécu des choses terribles. Et tôt ou tard il faut leur donner la chance de revenir vers notre société. Nous ne pouvons tout de même pas les condamner à mort ?
Qu’est-ce que vous demanderiez à ces foreign terrorist fighters ?
Pourquoi as-tu choisi cette voie? Et comment as-tu pu en arriver là ? C’est le genre de question que je poserais.
Quand je travaillais comme magistrat de la jeunesse à Bruxelles, j’ai eu beaucoup de bonnes conversations avec des jeunes qui n’avaient pas de perspective. Parfois, ils ne voyaient pas d’autre issue que le suicide. Quand ils avaient cela en tête, c’était difficile de leur faire changer d’avis. De la même manière, pour certains djihadistes, le terrorisme est une tentative de suicide camouflée.
Croyez-vous en les experts de déradicalisation qui travaillent en prison avec les djihadistes revenus?
Oui, mais attendons trop de leur part. Ils ne peuvent pas tout résoudre. Leur travail n’est pas facilité non plus par les compétences éparpillées dans notre pays. L’état fédéral enferme, mais les régions sont en grande partie responsables de l’accompagnement de prisonniers. Le régime imposé à un djihadiste à la prison de Bruges peut très fort différer de celui mis en place à Ittre, dans le Brabant wallon.
Une fois que les jeunes sont radicalisés, il est souvent trop tard. Nous devrions faire davantage pour l’éviter. Comparez la situation aux sympathisants des Cellules Communistes Combattantes (CCC), qui ont commis des attentats dans notre pays dans les années quatre-vingt. À l’époque, ils avaient été condamnés à perpétuité, mais entre-temps ils sont libres. Et la question se pose si leur pensée est toujours aussi radicale et s’ils sont toujours violents.
La polarisation a-t-elle grandi après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? Selon certains, ils ont marqué le début d’une troisième guerre mondiale.
Depuis, le monde a énormément changé. Nous devons nous demander si la première guerre du Golfe en Irak et les ingérences occidentales militaires en Afghanistan étaient une bonne idée. Cette prétendue « guerre préventive » a justement déclenché beaucoup d’agression. La guerre et la violence ne sont jamais la solution.
En tant que magistrat, je n’utilise jamais le mot « guerre ». Je ne me bats pas contre la terreur et le terrorisme. J’enquête et je mène des procès. En ce sens, ‘foreign terrorist fighter’ est un terme ambigu : soit c’est un terroriste, soit c’est un combattant ou un soldat. Pour moi il s’agit dans ce cas-ci de terrorisme. C’est une forme de criminalité organisée. Pour la combattre, l’état nous a donné des moyens supplémentaires, tels que la mesure qui lève le secret professionnel pour les assistants sociaux. Nous devons utiliser ces moyens avec prudence. Si on vous donne une foreuse puissante, vous percerez beaucoup plus précisément. Mais si vous ne l’utilisez pas bien, vous risquez de détruire tout le mur.
Est-ce pour cette raison que vous ne défendez pas l’état d’urgence?
Après son instauration en France, la polarisation y a justement augmenté. Des mosquées y ont été incendiées, alors que chez nous cela n’a heureusement pas été le cas. Les Belges ne sont pas vite fiers de leurs pays, mais notre réaction sereine aux attentats devrait bel et bien nous emplir de fierté.
Craignez-vous d’autres attentats?
Je suis très inquiet, mais encore plus des réactions possibles à un nouvel attentat. Entre-temps, tout le monde saura qu’aucun pays ne peut tout contrôler. Mais nous avons déjà déjoué des attentats, tout comme nos collègues en Angleterre et en France.
Cette année aussi?
Oui. Ce n’est pas pour rien que le niveau de menace est à 3. Je ne peux pas en parler – nous ne voulons pas faire de publicité pour les terroristes, car c’est leur but. En ce sens, l’attentat déjoué à Verviers, en janvier 2015 était une défaite : les images de la fusillade ont fait le tour du monde. Si cela n’avait pas été le cas, nous n’aurions peut-être pas communiqué sur le sujet. Dire à quel point nous travaillons bien n’est pas mon devoir de magistrat. Je dois faire en sorte que la société soit sûre.
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