« Le pouvoir gouvernemental n’est plus politique »
Après avoir prédit la crise des subprime, l’anthropologue Paul Jorion appelle à restaurer la primauté du politique sur l’économie dans Penser tout haut l’économie avec Keynes. Si on avait bien lu le penseur britannique, on n’en serait peut-être pas là…
Si Paul Jorion a pu annoncer en 2007 la crise des subprime, c’est parce qu’il n’est pas économiste de formation mais anthropologue et sociologue. Dans son dernier ouvrage (1), il rend hommage à une personnalité, John Maynard Keynes (1883-1946), qui avait réussi à prendre ses distances avec l’arbitraire des chiffres pour proposer une critique pertinente des dérives du capitalisme. Pour Paul Jorion, la crise financière de 2007-2008 démontre que le politique doit définitivement primer sur le diktat de l’économie. Rencontre.
En quoi l’héritage de Keynes peut-il aider à expliquer les crises contemporaines ?
Paul Jorion : J’ai participé à un débat sur France Inter sur le thème « Qu’est-ce qui prime aujourd’hui, l’économie ou le politique ? » La réponse est que le politique est traduit entièrement en économique. Les politiques ne parlent que de chiffres, ceux du chômage ou ceux du tax-shift. Résultat : le pouvoir gouvernemental n’est plus politique et se limite à transmettre les messages des mondes économique et financier. A l’époque de Keynes, à la fin du XIXe siècle, l’économie politique avait presque complètement disparu, éliminée par la science économique. Or, Keynes n’a pas du tout une formation d’économiste ; il est essentiellement un étudiant en mathématiques. Grâce à son assurance, il renoue avec la tradition de l’économie politique, met à nouveau à l’avant-plan le politique et rappelle que l’économique lui est subordonné. En 1936, il affirme notamment qu’il y a des niveaux d’équilibre différents dans une société et que ce n’est pas à l’économie de dicter quel est le bon niveau. Pour lui, parmi toutes les solutions possibles, celle qu’il faut privilégier est celle qui minimise le ressentiment dans une population. Il considère que la meilleure façon d’y parvenir est le plein-emploi.
La théorie du plein-emploi comme facteur de diminution du « dissensus social », comme l’appelle Keynes, est devenue une illusion. Quelles autres politiques faut-il alors activer pour y parvenir ?
Il y a deux approches possibles. La première est de déconnecter la question du revenu d’un citoyen ordinaire du travail. On décide de procurer un certain confort de vie aux citoyens sans qu’ils doivent travailler. Ces conditions de décence minimales sont assurées par la société. C’est l’allocation universelle. L’autre approche est de considérer que la question du plein-emploi n’est pas devenue obsolète. Nous utilisons 1,6 fois ce que la planète produit chaque année. Nous ne pouvons plus continuer à agir ainsi. Au niveau mondial le plus élevé, il faut se fixer comme objectif de revenir à une consommation équivalente à ce que la planète produit. Cela consiste à maintenir simplement des conditions de vie acceptables pour tous les êtres humains. Ce n’est pas exorbitant. Cet objectif permettra de créer un nombre considérable d’emplois, qui ne pourront pas être remplacés aisément par les robots : remettre en état les berges des rivières, régler la question des déchets nucléaires, se préparer à la montée des températures et des eaux.
Comment le monde de la finance a-t-il pu générer des produits comme les credit default swap (CDS) à l’origine de le crise de 2008 et de ne pas en prévoir le contrôle ?
La notion de spéculation n’existe pas en science économique. La spéculation est décrite comme une opération comme une autre, de type commercial. Positive parce qu’elle apporte de la liquidité (des gens sur le marché) et positive parce que, prétendument, elle conduirait le prix vers son niveau objectif. Or, chacun sait qu’un prix spéculatif n’est pas un prix objectif ; c’est même son contraire. Il apporte uniquement plus d’argent au spéculateur. C’est une « réussite » de la « science » économique d’avoir su masquer entièrement le rôle de la spéculation dans l’économie.
(1) Penser tout haut l’économie avec Keynes, par Paul Jorion, Odile Jacob, 318 p.
L’intégralité de l’entretien dans Le Vif/L’Express actuellement en vente
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