Caroline Lamarche
Le post-scriptum de Caroline Lamarche: l’ombre de la neige (chronique)
Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.
Lorsqu’une libraire disparaît, ce n’est pas une bibliothèque qui brûle, comme on le dit de la disparition des vieillards, signifiant par là que leur expérience et leurs souvenirs ne nous sont plus accessibles. Ce sont des centaines, des milliers de livres qui se rappellent à nous, au contraire. Les centaines de volumes que nous avons achetés sur son conseil, les milliers de livres que nous avons caressés des yeux sous son regard attentif, tourné à la fois vers le dehors – les clients à accueillir – et vers le dedans – le dernier coup de coeur à partager avec délicatesse.
Brigitte de Meeûs, qui nous a quittés brusquement à l’âge de 76 ans, était une libraire intemporelle, la fée des livres. A l’heure qui lui fut fatale, elle était au travail, debout parmi eux. Dans le souvenir de ceux qui l’ont admirée et aimée, elle restera la figure tutélaire de Tropismes, l’une des plus belles librairies d’Europe. Située dans la galerie des Princes (« que l’on devrait appeler désormais la galerie de la Princesse des livres », a dit l’un d’entre nous), Tropismes, avec ses miroirs, ses moulures dorées, ses colonnes ouvragées, ses tables garnies à profusion, Tropismes, resplendissante tel un inépuisable cabinet de curiosités, m’a souvent fait penser à la réserve précieuse où le jeune Daniel, fils du libraire Sempere, est convié à un rituel qui se transmet de génération en génération: « adopter » parmi des milliers de volumes celui qui accompagnera son existence. Ce sera L’Ombre du vent, qui donne son titre au fantastique roman de Carlos Ruiz Zafón. Les lieux magiques, ceux qui vous introduisent au voyage intérieur, sont de plus en plus rares. On y revient comme vers une maison d’enfance, on y pénètre comme chez soi, on en repart lesté de futurs voyages. Il n’est pas rare d’y trouver des perles un peu oubliées. L’ultime ouvrage « adopté » par Brigitte de Meeûs, le dernier qu’elle a confié à ses libraires en leur disant: « Lisez, tout est dedans », n’est pas un best-seller de la dernière rentrée mais un roman d’Ivo Michiels, traduit du néerlandais il y a cinquante-cinq ans. Dedans? Une écriture scandée qui frôle l’expressionnisme lyrique, la fureur de la guerre et la peur de l’amour, les beuveries et les bondieuseries, une enfance endurante, la neige enfin qui, depuis, déserte nos contrées. Et cette neige de plus en plus rare, de plus en plus discrète, fournit à elle seule la métaphore de ce qu’est la littérature. Car si l’on ne prend soin des veilleurs de son royaume, elle fondra elle aussi, saison après saison. Pourtant, qui d’autre qu’elle est capable de nous parler de la mort avec les mots du rêve?
– « Regarde, il tombe des millions de flocons, chaque flocon qui tombe est-il un rêve? »
– « Quand je rêve, ce sont des millions de flocons de rêve qui tombent. »
Brigitte de Meeûs eût aimé que l’on partage ces lignes pour accompagner son dernier voyage. Grâce aux libraires à qui elle manque tant aujourd’hui, c’est chose faite. Avec eux, ensemble, nous poursuivons son rêve.
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