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Le plan de bataille des compagnies aériennes

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Au-delà du besoin urgent de trésorerie, la restructuration de Brussels Airlines anticipe une diminution soudaine mais durable de la demande, dans un secteur jusqu’ici porté par une croissance linéaire. Dans le ciel de demain: moins d’acteurs, mais une concurrence toujours féroce.

 » Les épidémies futures limiteront- elles le désir et la liberté des gens de voyager, tout en générant des défis économiques importants pour l’industrie ?  » Nous sommes en 2018. Dans son étude sur l’avenir de l’aviation jusqu’à l’horizon 2035, l’Association internationale du transport aérien (Iata) recense cinquante facteurs de changement pour le secteur. Les potentielles  » maladies infectieuses et pandémies  » n’y constituent alors qu’une entrée parmi d’autres. A côté du terrorisme, d’événements climatiques majeurs ou des enjeux géo- politiques, elles figurent toutefois déjà parmi les treize facteurs présentant le plus haut degré d’incertitude pour le futur. Plate recommandation pour un vague champ des possibles sur le plan sanitaire :  » Alors que les compagnies aériennes doivent être vigilantes et préparées, l’Iata devrait également souligner le rôle de plus en plus important que toutes les parties prenantes, en particulier les gouvernements, doivent jouer pour garantir que les réponses sont conformes aux directives de l’OMS (NDLR : Organisation mondiale de la santé) et aux réglementations sanitaires internationales.  »

Pour bon nombre de compagnies, la crise du coronavirus constitue un accélérateur, plutôt qu’un déclencheur d’incendie.

Nous sommes en mai 2020. Aucune compagnie aérienne ne s’était préparée au scénario actuel. Clouées au sol par le coronavirus, même les plus rentables se voient subitement contraintes de sabrer dans leur flotte d’avions, les salaires et leurs effectifs : 12 000 licenciements chez British Airways, 5 000 chez SAS, 3 000 chez Ryanair et Virgin Atlantic, 2 000 chez Icelandair… L’hécatombe ne pouvait épargner Brussels Airlines, détenue à 100 % par le géant allemand Lufthansa depuis janvier 2017 et déjà concernée par le plan de restructuration Reboot, annoncé en novembre 2019. Celui-ci visait à engendrer quelque 160 millions d’économies annuelles pour redresser la marge bénéficiaire de Brussels Airlines, presque nulle en 2019, à 8 % en 2022. En février dernier, deux des trois syndicats avaient signé le préaccord en vue de privilégier des départs volontaires. Et puis, la pandémie est venue assombrir le tableau. Le 12 mai, la compagnie aérienne annonce la suppression de mille emplois, soit un quart de son personnel, ainsi qu’une réduction structurelle de 30 % de sa flotte (de 54 à 38 avions). Avec, dans la foulée, un plafonnement des salaires et une diminution des barèmes jusqu’à 20 %.

Comme tant d’autres compagnies, la maison mère Lufthansa se tourne vers une aide d’Etat de la Belgique en guise de bouée de sauvetage, pour permettre à Brussels Airlines d’affronter les mois et les années qui viennent. En s’opposant, ici comme à l’étranger, à toute ingérence de ses sauveurs dans son business. A l’heure de boucler ces lignes, le groupe allemand n’avait toujours pas trouvé un terrain d’entente avec le gouvernement belge concernant les conditions d’octroi, incluant des garanties en matière d’emploi, de cette aide d’Etat estimée à 290 millions d’euros minimum.

Lente résurrection

Pour l’ensemble du secteur aérien, la résurrection s’annonce aussi longue que la crise fut fulgurante. Avant l’émergence du coronavirus, le secteur du transport aérien de passagers misait sur une croissance linéaire à l’échelle mondiale (environ 5 % par an), comme l’attestait la trajectoire de ces dernières années. Mesurés en passager-kilomètre payant, les revenus de 2020 devraient finalement chuter de 50 % par rapport à 2019, et de 60 % par rapport aux prédictions initiales pour cette année, selon l’Iata. A l’instar d’autres compagnies, ce n’est qu’en 2023 que Brussels Airlines, si elle survit, pourrait renouer avec le niveau des recettes de 2019. Mais les données de l’Iata démontrent que, pour l’ensemble du secteur, un déficit de 10 % par rapport aux prédictions d’avant-crise pourrait toujours persister en 2025.

A quoi ressembleront désormais les compagnies aériennes ? Fait indéniable : celles qui survivront seront globalement plus petites et plus endettées envers les des Etats qui les ont renflouées. Au-delà du besoin urgent de trésorerie, les restructurations annoncées visent également à calibrer les effectifs à la demande subitement plus faible de demain. D’après le groupe financier franco-allemand Oddo BHF, les compagnies aériennes européennes, qui employaient jusqu’ici 400 000 personnes, pourraient se retrouver avec un sureffectif de 30 % lors de la reprise, en juin ou en juillet. Quelque 130 000 emplois se verraient ainsi menacés à court ou à moyen terme.

A ce stade, le tableau des faillites se révèle toutefois moins noir qu’annoncé.  » En moyenne, le secteur a encore des liquidités pour deux à trois mois, commentait, en mars dernier, le directeur général de l’Iata, Alexandre de Juniac. Au-delà de juin, je crains que la moitié des compagnies aériennes ne soient susceptibles de faire faillite.  » Finalement, le recours massif aux aides d’Etat, combiné aux restructurations et à la perspective d’une relance très progressive, laisse entrevoir un avenir pour ceux dont les finances étaient globalement saines.  » Aucun grand nom du transport aérien n’est encore tombé à cause de cette crise « , résumait récemment au Figaro Paul Chiambaretto, spécialiste de l’aviation à la Montpellier Business School. Les faillites comptabilisées à ce stade concernent essentiellement des compagnies régionales, pour lesquelles la crise actuelle constitue le coup de grâce à un business déjà en état de mort clinique depuis plusieurs années.

En 2020, les revenus des compagnies devraient chuter de 50 % par rapport à 2019.
En 2020, les revenus des compagnies devraient chuter de 50 % par rapport à 2019.© ERIC LALMAND/BELGAIMAGE

Comme pour d’autres secteurs, le coronavirus compresse dans le temps l’inextricable lame de fond du transport aérien de passagers, à savoir la disparition graduelle des com- pagnies aériennes. Depuis plusieurs années, le nombre de faillites est en général supérieur à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché. Mais la compétition reste rude : en 2019, les compagnies aériennes étaient en concurrence avec d’autres pour 80 % des 5,7 milliards de sièges disponibles, selon les données de l’Iata (et même avec cinq autres ou plus, pour 29 % d’entre eux). Au niveau des déplacements intraeuropéens, le modèle low cost, avec Ryanair et easyJet en tête, s’est imposé avec force. Avec respectivement 137 et 80 millions de passagers en 2018, les deux compagnies devancent d’ailleurs largement Emirates (3e avec 59 millions) et Lufthansa (4e, 51 millions) sur la scène du trafic international mondial – 10 millions pour Brussels Airlines.

Une « bagarre monstrueuse »

Même avant la crise, la bataille s’annonçait tout aussi intense pour les compagnies centrées sur les liaisons intercontinentales.  » Avec le déplacement du centre de gravité vers l’Est (la globalisation via le développement des pays émergents) et le pouvoir d’achat actuel des pays du Golfe, la bagarre va être monstrueuse, prédisait Gilles Bordes-Pages, directeur des relations stratégiques chez Air France. Elle va se traduire par une diminution du nombre d’acteurs. Pratiquement tous les scénarios pour 2050 comparent une situation actuelle avec 1 000 compagnies, environ 20 000 avions, et une situation future avec 600 à 700 compagnies, 40 000 avions. Cette guerre sur l’intercontinental va être mortelle pour un grand nombre de compagnies européennes.  » Vu ce contexte, le coronavirus constitue dès lors un accélérateur plutôt qu’un déclencheur d’incendie.  » Je ne peux que conclure que le secteur était peut-être déjà un peu en surcapacité « , confiait Jan Smets, le président de Brussels Airlines, à L’Echo le 16 mai.

La crise pourrait changer la façon dont les acteurs du marché développent et financent leurs activités. En mars dernier, l’agence Bloomberg révélait que les principales compagnies aériennes américaines avaient consacré 96 % de leur flux de trésorerie pour racheter leurs propres actions sur c ette dernière décennie, plutôt que d’investir dans leur entreprise ou stocker des fonds en cas de coup dur. Une pratique désormais proscrite pendant six ans pour les acteurs qui se tournent vers une aide ou un prêt des Etats-Unis. Jusqu’ici, beaucoup de compagnies aériennes commerciales utilisaient les paiements des futurs voyages pour faire face à leurs dépenses d’aujourd’hui.  » Cela fonctionne bien tant que les ventes de billets se déroulent au rythme habituel. Le problème survient lorsque vous avez une baisse inhabituelle des ventes anticipées de billets ou, pire encore, comme c’est le cas aujourd’hui, lorsque les gens disent : « Je ne voyage pas le mois prochain ; je veux qu’on me rende mon argent » « , commentait récemment Bob Mann, un spécialiste du secteur, dans la revue américaine Politico. L’après-crise pourrait aussi accroître l’assise financière de grands groupes non européens dans l’actionnariat des compagnies du Vieux Continent, jusqu’ici limitée à 49 %. La Commission est censée présenter cette année une réforme des règles en matière de propriété et de contrôle.

Adossée à Lufthansa, Brussels Airlines garde toutes ses chances de se frayer un chemin dans le ciel tant convoité de demain, même si sa voilure s’en voit réduite. A défaut de miser sur la quantité, les compagnies aériennes devront plus que jamais se recentrer sur la qualité de leurs services et sur la réduction de leur empreinte carbone. Une sobriété finalement légèrement plus conforme aux enjeux environnementaux, qui conditionneront eux aussi leur survie.

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