Carte blanche
Le libre accès à l’information juridique : une opportunité démocratique… et budgétaire
Chaque mois, près de 400 revues juridiques diffusent plusieurs centaines d’articles relatifs essentiellement à la législation et à la jurisprudence belges et européennes.
Ces textes sont (co-)rédigés par des spécialistes des secteurs publics (législateur, juges, professeurs, chercheurs, greffiers) et privés (avocats, notaires, huissiers et juristes d’entreprise). Ils concernent des questions d’intérêt général telles que l’actualité du droit, les décisions des cours et tribunaux, mais aussi des points de doctrine[1] – doctrine dont nous ne traitons pas ici. Ces articles requièrent tant de leurs auteurs que de leurs évaluateurs une connaissance fine, approfondie et technique du droit. Ils sont lus, évalués puis sélectionnés ou rejetés par des pairs (peer reviewing) effectuant un travail d’édition (edition). Si certaines revues juridiques rétribuent parfois leurs auteurs, le principal mode de rétribution est symbolique et tient au prestige de la revue, lequel est lié à son ancienneté, au nombre de ses lecteurs et à sa maison d’édition (publisher). En l’absence de maison d’édition publique, les auteurs n’ont longtemps eu d’autre choix que de passer par des intermédiaires marchands pour mettre en page, imprimer, relier et diffuser ces textes. Aujourd’hui, l’encadrement juridique de ces pratiques pose question, de même que l’accès aux publications et leur prix exorbitant pour le citoyen lambda. En outre, quelle est la proportion de jurisprudence réellement accessible, même pour le professionnel capable d’y mettre le prix ? Ces questions se posent d’autant plus à l’heure de l’Open Science (selon laquelle le savoir constitue un bien public dont l’accès doit être libre et gratuit), de l’e-administration (c’est-à-dire l’usage des TIC par les administrations publiques pour améliorer leur fonctionnement interne et rendre les services publics plus accessibles aux usagers) et des réseaux sociaux (permettant de publier directement, gratuitement et largement).
1.Un prix justifiable ?
Prenons un exemple concret : Mlle A, étudiante en droit, Mr B, journaliste, et Mme C, présidente d’une association, qui souhaitent accéder à des données législatives et jurisprudentielles. Avec beaucoup de chance, ils les trouveront sur Juridat, le portail du pouvoir judiciaire, qui répertoriait… 0,5% des décisions rendues depuis 1945 en mai 2019. Sinon, ils peuvent soit passer par la bibliothèque de l’université (pour A), soit acheter les textes en ligne « à l’unité » ou via un abonnement (pour B et C) via les sites Jura ou Strada. Mais ces options coûtent cher à la collectivité qui finance une grande partie des pratiques intellectuelles de rédaction et d’édition de même que le budget de la bibliothèque universitaire. Pourquoi payer encore l’accès à ces données d’intérêt général ? Parce que les pratiques techniques, marginales mais nécessaires, sont prises en charge par le marché à défaut de l’être par l’État ? Toutefois, s’agit-il encore d’un marché ?
Selon Richard Swedberg[2], on peut parler de marché quand des relations de concurrence (entre plusieurs offreurs, d’une part, et entre plusieurs demandeurs, d’autre part) donnent lieu à une ou plusieurs relations d’échange (par exemple entre l’offreur et le demandeur ayant pris le dessus sur leurs concurrents). Or, du côté de l’offre, la concurrence cède le pas à un double mouvement de concentration et de massification. Concentration, car les petites maisons sont progressivement rachetées par de (plus en plus) grosses multinationales (comme Larcier et Wolters Kluwer, en Belgique) dont le prestige gonfle et rejaillit sur les auteurs. Massification, car l’augmentation constante du nombre de lois, jugements et arrêts, conjuguée à la hausse des financements (surtout publics) à la recherche, alimente une inflation de publications parues dans des revues, journaux et collections de plus en plus nombreux et spécialisés. Concentration et massification favorisent la hausse des prix là où une véritable concurrence permettrait probablement de les limiter. Du côté de la demande, on observe une situation de captation. Les citoyens A, B et C n’ont d’autres choix que de payer pour accéder au contenu, même s’ils vivent dans une ville dont l’Université, le Palais de justice, les Hautes Écoles, les administrations provinciales-régionales-communales possèdent chacun des abonnements exclusifs et identiques, tous financés publiquement. La situation actuelle, marquée par un oligopole des éditeurs, justifie-t-elle le prix des publications juridiques, la captivité de leurs lecteurs et de l’État ?
2.Les modalités d’accès trop restrictives
Depuis quelques années, les éditeurs juridiques misent sur la digitalisation. Ils en ont fait un axe d’innovation et de communication stratégiques, annonçant régulièrement de nouveaux services basés sur l’intelligence artificielle. Si l’accès électronique aux contenus est désormais possible, son prix en réduit l’accès aux bibliothèques universitaires et judiciaires ainsi qu’aux bureaux d’avocats dotés d’un budget suffisant. Quant aux modalités d’accès, elles sont souvent restrictives et s’appuient tantôt sur l’interdiction d’envoyer les sources à un destinataire externe (à l’université ou au bureau), tantôt sur une consultation limitée à l’écran (screen only), sans oublier l’obligation de passer par l’intranet, voire même par les murs de l’organisation abonnée. Ces modalités s’expliquent par la régulation marchande qui prévaut dans le secteur. Elles n’en restent pas moins peu pratiques. Comment justifier un prix si élevé pour un usage si restrictif qui pose problème aux lecteurs mais aussi aux auteurs ? En effet, dans une économie de la connaissance, la valeur d’une publication est directement corrélée à sa diffusion. Moins la publication circule, moins elle a de valeur. Cela pose également un problème politique et juridique. En effet, l’Open Science tend à s’imposer comme une norme dans le milieu académique, où le droit est enseigné. Un décret de mai 2018 précise ainsi que toute publication rédigée dans le cadre d’un financement ou d’une subvention partiels par la Communauté? française doit être rendu public « de quelque manière que ce soit »[3]. Rapidement, largement, librement et gratuitement précisera-t-on. Quant au cadre du décret, ne doit-il pas être étendu aux magistrats et aux avocats cumulant parfois une fonction d’enseignant ?
3.Ouvrir l’accès aux publications juridiques : une nécessité démocratique
Soyons clairs : sans la présence des éditeurs juridiques, personne n’aurait aujourd’hui accès aux sources juridiques. Le mérite de ces entreprises est d’avoir endossé un rôle crucial permettant l’archivage et la distribution de ces ressources tout en empêchant la contrefaçon. A l’ère du numérique, leur rôle est appelé à se redéfinir, tout comme celui de l’État. Si le numérique constitue, pour les « gros » éditeurs, une opportunité de profits, ne constitue-t-elle pas pour l’État de droit l’opportunité d’enfin prendre en charge l’une de ses missions longtemps privatisée par défaut ? L’État, dont l’une des missions consiste à encadrer les activités marchandes, n’a-t-il pas ici l’occasion d’enfin réguler l’activité des intermédiaires privés sur ce qui s’apparente de moins en moins à un marché de biens publics ? Dans cette optique, l’État ne peut-il pas s’appuyer sur des initiatives citoyennes telles qu’openjustice.be qui démontrent que la société civile est une force productrice de services communs et non pas une addition de consommateurs passifs et captifs ? L’État peut-il avancer sur la voie du partage des communs, idée en germe tant dans le décret sur la Science Ouverte de mai 2018 que dans la révision de l’article 149 de la Constitution ?
Par Christophe Dubois (Professeur de Sociologie, ULiege), Pieterjan Montens (Betagouv/dinum), Anne-Sophie Vandendooren (juriste et développeur), Renaud Hoyoux (développeur), Jeoffrey Vigneron (avocat au Barreau de Bruxelles, lawgitech.eu) et Zorana Rosic (chercheuse à l’UNamur) pour le collectif OpenJustice.be
[1] Elle consiste en un travail de commentaire et d’indexation basé sur l’analyse d’experts (soumise au droit de la propriété intellectuelle) et sur l’usage d’outils développés par les maisons d’édition. Dans un État de droit, la doctrine peut constituer un contre-pouvoir et elle s’exprime au travers de la liberté d’expression permettant de critiquer la législation et la jurisprudence et de demander au législateur de clarifier ou corriger certains textes.
[2] SWEDBERG R., 1994, « Markets as Social Structures », in Neil Smelser and Richard Swedberg (eds.), Handbook of Economic Sociology. New York and Princeton: Russell Sage Foundation and Princeton University Press, pp. 255-282.
[3] Décret visant a? l’établissement d’une politique de libre accès aux publications scientifiques (open access), M.B. 28-05-2018.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici