Le gouvernement De Croo va baisser la fiscalité sur le travail. Mais comment?
Alors que le gouvernement De Croo ne promettait que de «préparer» une réforme fiscale pour la prochaine législature, il baissera la fiscalité sur le travail avant la fin de cette année, selon des modalités qu’il faudra encore négocier. Le Vif a mis la main sur les documents qui l’expliquent.
Ainsi fonctionne le gouvernement De Croo. Les réformes les plus incertaines sont celles qui finissent par se faire, tandis que les plus assurées sont abandonnées. Ainsi, le Premier ministre avait annoncé tout l’été un budget 2023 bourré de nouveautés. Pourtant, il dut se contenter, lors de son State of the Union, le 11 octobre, d’acter quelques prolongations d’anciennes décisions, et de répéter mollement qu’il protégeait ménages et entreprises.
Tandis que son accord de gouvernement ne promettait rien d’autre que de «préparer» une très filandreuse réforme fiscale et que les propositions du ministre des Finances, le CD&V Vincent Van Peteghem, étaient plusieurs fois repoussées, y compris parfois par Alexander De Croo lui-même, il est désormais acquis que la fiscalité sur le travail, au moins sur les plus bas revenus, sera sensiblement allégée avant la fin de l’année.
C’était tout sauf gagné à l’entame du week-end des 8 et 9 octobre, celui du conclave budgétaire. Mais les «notifications du budget pluriannuel 2023-2024» envoyées aux ministres au terme de la séquence somptuaire fédérale sont limpides: il y aura une réforme fiscale.
Et elle sera négociée et décidée dans les semaines à venir. «Pour accroître le pouvoir d’achat des travailleurs […], le gouvernement demande au ministre des Finances de soumettre, d’ici à décembre 2022, une première phase détaillée et ambitieuse de réforme fiscale qui aura pour fil conducteur la réduction des charges pesant sur le travail, l’objectif étant d’entamer la mise en œuvre de cette réforme dès cette législature», écrit-on à la 36e des 105 pages de notifications.
C’est à la fois une réduction des formulations de l’accord du gouvernement, puisqu’on en fera beaucoup moins, et une amplification, parce qu’on fera quelque chose. C’est une victoire pour un CD&V bien en peine Et ce n’était pas gagné du tout.
Les engagements énoncés et les «principes directeurs» censés guider les travaux étaient si nombreux et contradictoires qu’ils ne semblaient n’avoir qu’une chance, celle de ne pas se réaliser.
La préparation de la préparation
L’ accord du gouvernement De Croo, signé le 30 septembre 2020 par les sept présidents de partis de la Vivaldi, proclamait en effet une ambition si suspecte que, très rapidement, il apparut qu’elle n’était qu’incantatoire. «Le gouvernement prépare une large réforme fiscale afin de moderniser, simplifier et rendre le système fiscal plus équitable et plus neutre», indiquait le rapport des coformateurs, Paul Magnette et Alexander De Croo.
Les engagements ensuite énoncés (l’augmentation du taux d’emploi, le soutien aux ambitions climatiques, l’encouragement de l’entrepreunariat (sic), la stimulation des investissements, la lutte contre la pauvreté, le soutien à la famille) et les «principes directeurs» censés guider les travaux (réduire la charge sur le travail, élargir la base imposable sans augmenter la charge fiscale globale, supprimer les déductions, les réductions et les régimes d’exception, présenter la réforme en temps utile, la soumettre aux évaluations nécessaires, minimiser les possibilités d’optimisation fiscale, contribuer à la rencontre des objectifs environnementaux de la Belgique, prélever et collecter l’impôt aussi efficacement que possible) étaient si nombreux et contradictoires qu’ils ne semblaient n’avoir qu’une chance, celle de ne pas se réaliser.
C’était du reste une volonté délibérée des négociateurs de l’époque. «L’ accord de gouvernement précise qu’on ne fera pas de réforme fiscale. Il indique qu’on préparera une réforme fiscale. Quand on dit qu’on préparera, c’est qu’on ne le fera pas», précisait ainsi au Vif, fin 2021, le président du Parti socialiste, Paul Magnette. «Maintenant, on peut toujours faire plus que ce qu’il y a dans l’accord de gouvernement, donc si Vincent Van Peteghem arrive à trouver une formule… J’aimais plutôt bien une série des mesures évoquées, comme la globalisation des revenus, la lutte contre la fraude, etc. Mais on dit qu’on va préparer une réforme fiscale comme on dit qu’on va préparer une réforme de l’Etat: c’est pour la législature suivante, donc ce sont deux dossiers qu’on n’est pas censés trancher sous cette coalition», complétait-il, un peu perfidement.
La formule que semblait devoir trouver Vincent Van Peteghem, à ce moment, consistait, en fait, à se trouver quelques slogans marquants pour les élections de 2024. Et à attribuer au conservatisme des adversaires la responsabilité de ce report. La seule évolution notable de la fiscalité (sur le travail en particulier), beaucoup plus explicitement formalisée dans l’accord de gouvernement, elle, portait sur le «verdissement» des voitures de société, et était entérinée dès le printemps 2021. Vincent Van Peteghem avait alors trois ans pour préparer sa campagne. Alors, il prépara.
La poubelle et le chiffon enflammé
Il prépara si bien sa préparation que le groupe d’experts auquel il avait confié la tâche de préparer sa préparation de réforme fiscale, dirigé par le professeur Mark Delanote (UGent), rendit un rapport qui fut immédiatement rangé dans une poubelle dans laquelle on jeta promptement de l’essence et un chiffon enflammé. Il était là encore question de vastes changements (baisse de la fiscalité sur le travail, suppression du quotient familial et de la distinction entre personnes physiques et constituées en société, imposition à taux unique sur les revenus du capital, fin des avantages pour les voitures de société et autres chèques- repas, etc.).
Trop, manifestement. Le rapport, présenté le 5 juillet, était démoli par le président du MR Georges-Louis Bouchez, dans les minutes suivantes, et par son homologue de l’Open VLD, Egbert Lachaert, dans les heures qui suivirent.
«Insuffisant», «totalement inopérant» et «pas du tout digne d’un travail d’experts», scandait Georges-Louis Bouchez, qui déplorait «que des recommandations politiques soient émises par des experts avec une idéologie aussi marquée».
«Ce rapport semble plutôt pointer vers un mode d’emploi de la paupérisation générale en Belgique qu’une réforme fiscale et positive», ajoutait-il. Cela n’empêchait pas Vincent Van Peteghem de déposer, pour la forme, son projet de préparation de réforme fiscale devant ses camarades du gouvernement, juste avant le 21 juillet et les vacances.
Le premier point de son «épure pour une vaste réforme fiscale» s’engageait, fût-ce dans le lointain. «Nous augmentons la quotité exemptée d’impôt», annonçait le ministre, «de 9 270 euros à 13 390 euros, soit le niveau du revenu d’intégration pour une personne isolée», car «nos charges sur le travail doivent être réduites». La rentrée, qui serait brûlante sur la question du pouvoir d’achat, allait permettre au ministre des Finances de ressortir l’épure de sa corbeille.
Et la baisse de la fiscalité sur les plus petits revenus comme principe, partagé par tous les partenaires de la coalition, avec la quotité exonérée d’impôt comme instrument que prône, depuis longtemps, le MR, serait son pied dans la porte du 16 rue de la Loi.
La porte, dans un premier temps, fut toutefois claquée au visage de Vincent Van Peteghem. Le 7 octobre, il présentait par surprise une note assez ambitieuse à ses camarades du kern.
Son premier point, bien sûr, réclamait la hausse de la quotité du revenu exemptée d’impôt de 9 270 euros à 13 660 euros au 1er avril 2023. La mesure priverait le trésor public de 825 millions d’euros dès 2023, de 2,2 milliards d’euros en 2024 et de 3,3 milliards d’euros en 2025. Ces six milliards seraient, assurait le ministre des Finances, compensés parce qu’il «est tenu compte raisonnablement d’effets de retour de 20%», et parce que d’autres dispositions figuraient dans cette note de sept pages: la suppression graduelle des subsides pour combustibles fossiles, la suppression du quotient conjugal, la simplification de la déclaration, des modifications sur les voitures de société et quelques mesures techniques.
«Dans une deuxième phase», poursuivait le document, «le ministre des Finances élaborera le reste de la réforme fiscale plus large d’ici à septembre 2023. La réforme sera étalée sur une période de sept ans afin de permettre une transition progressive vers le nouveau système, et entrera en vigueur le 1er janvier 2026.»
Ce n’était pas le moment et ce n’était pas prévu, ce qui énerva tout le monde et reporta ces revendications. Mais cette note fut mise dans une corbeille que, pour l’occasion, on n’ enflamma pas. Mieux, même. On était d’accord pour dire qu’on allait la ressortir très vite, et ce fut notifié à la fin des discussions budgétaires.
Et c’est ce qui fut consigné dans les notifications.
1 300 euros nets par contribuable
«La réforme visera à rendre la fiscalité plus neutre à l’égard des différentes formes de cohabitation, à simplifier la déclaration en ce qui concerne le nombre de codes et la perception et à offrir un cadre assurant plus de sécurité juridique aux citoyens et aux entreprises. La réforme fiscale tendra également à augmenter le pouvoir d’achat des ménages par le biais, entre autres, d’une augmentation de la quotité exemptée pour atteindre le niveau du revenu d’intégration d’un isolé, un renforcement du bonus à l’emploi social et fiscal et/ou du crédit d’impôt pour les bas revenus, sans réduire la compétitivité des entreprises. Une attention particulière sera également accordée aux nombreux défis environnementaux et climatiques», peut-on y lire.
Les partenaires de la Vivaldi le veulent. Mais pas tous de la même manière. C’est de cela qu’on parlera dans les semaines à venir.
Il est donc établi qu’à la fin de l’année la Vivaldi se sera mise d’accord pour, dès l’exercice fiscal prochain, réduire la fiscalité sur les revenus du travail, alors qu’elle n’avait pas prévu de le faire avant la prochaine législature.
Le principe est, donc, partagé par tous. Mais ses modalités d’application sont encore en discussion. C’est ainsi que chacun se positionnera dans les prochaines semaines. Vincent Van Peteghem, lui, a déjà rencontré ses collègues vice-Premiers en tête à tête pour s’entendre. Il a même vu, paraît-il, quelques présidents de parti pour s’assurer du périmètre qui lui est offert pour abaisser la fiscalité sur les revenus du travail.
Le sien, de président, a déjà réitéré ses ambitions. «Nous avons proposé d’augmenter la quotité exemptée d’impôt de 9 000 à 13 000 euros, ce qui représentera un gain de 1 300 euros net pour chaque contribuable», rappelait-il dans Le Soir, le 14 octobre, en précisant que les montants étaient, eux, encore discutables. «Je pense que l’enveloppe totale, égale à six milliards, sera revue, plus petite, mais nous franchirons une première étape importante, je le veux.» Les partenaires de la Vivaldi le veulent aussi. Mais pas tous de la même manière. C’est de cela qu’on parlera dans les semaines à venir.
Fiscalité sur le travail: forfaitaires contre progressifs
Le plus en ligne avec le ministre des Finances, parmi les partenaires francophones de la majorité, est sur ce point le Mouvement réformateur. La hausse de la quotité exemptée d’impôt est à son programme depuis des années, et Georges-Louis Bouchez l’a encore répété, le 12 octobre, dans un débat houleux à la RTBF avec ses collègues présidents. Mercredi 19 octobre, sur LN24, il a, pourtant, tenu des propos extrêmement critiques à l’endroit des mesures compensatoires, pour financer la réforme, proposées par Vincent Van Peteghem en début de conclave budgétaire.
Mais à gauche, la perspective d’un avantage forfaitaire, qui verrait le petit salaire net augmenter d’autant que le gros, est considérée moins favorablement. «Surtout qu’avec l’indexation automatique des salaires, les plus hauts revenus sont déjà plus largement protégés», précise un ministre. Le PS propose de n’alléger l’impôt, «soit via une réduction fiscale ciblée, soit via une augmentation des frais forfaitaires déductibles», à hauteur d’au moins une centaine d’euros par an, que pour les travailleurs dont le revenu est inférieur au revenu médian. Ecolo, lui, envisage de consacrer les sommes dégagées à un crédit d’impôt qui serait également progressif, «par exemple cinquante euros pour les revenus moyens, cent pour les bas revenus et 150 pour les très bas», en fonction du budget mis à disposition.
Car il faudra, aussi, trouver des moyens, alors que le déficit nominal a grimpé à plus de 33 milliards d’euros pour 2023, selon les documents envoyés à la Commission européenne par la secrétaire d’Etat au Budget.
La notification budgétaire le prévoit.
Elle prévoit surtout qu’il faudra trancher, grand classique du répertoire gauche-droite, entre recettes nouvelles et dépenses réduites. «Cette réforme peut être financée par un transfert de charges dans le cadre de la fiscalité plus large et par des économies sur les dépenses et, compte tenu d’effets retour raisonnables, par un effort net qui ne soit pas inférieur au montant nécessaire pour supprimer la partie restante de la CSSS (NDLR: la cotisation spéciale de sécurité sociale, qui sera progressivement supprimée)», peut-on y lire.
Un autre classique, plus fédérateur celui-là, porte sur la consommation.
«Parallèlement, il sera demandé au ministre des Finances et au ministre des Affaires sociales et de la Santé publique d’également proposer un tax shift d’ici à janvier 2023, décourageant la consommation de produits moins bons pour la santé et encourageant la consommation de produits sains», poursuit la notification, annonciatrice d’un énième kern plein d’enjeux.
Sans doute est-ce là le prix de la magie de cette petite réforme sauvée des eaux.
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