Le CRAC, FMI des communes ?
Entre les charges qui augmentent et l’équilibre à respecter, les communes wallonnes bataillent pour boucler leur budget. Surtout la soixantaine sous Crac : sous plan de gestion après l’octroi d’un prêt de la Région. A Verviers, la plate-forme ACiDe remet en cause l’action de ce Centre régional d’aide aux communes.
Les villes et communes de Wallonie se grattent la tête sur l’ultime test de l’année : boucler et faire voter le budget 2017. Depuis plusieurs années, l’exercice se révèle » très délicat » pour des dizaines d’entre elles, glisse Katlyn Van Overmeire, conseillère à l’Union des villes et communes de Wallonie (UVCW). Délicat. Un joli mot pour démarrer son explication : les recettes communales n’augmentent pas mais les charges s’accumulent. En mai, l’UCVW pointait quelques causes : le tax-shift qui enlève des plumes aux centimes additionnels des communes, les transferts massifs de personnes de l’Onem vers le CPAS (coût : 60 millions d’euros), la prise en charge communale des zones de police qui augmente, au fur et à mesure que la dotation fédérale se racrapote… S’y ajoute l’obligation d’avoir un budget à l’équilibre.
Au jeu des chiffres, toutes les communes n’ont pas les mêmes facilités. En Région wallonne, une soixantaine d’entre elles (sur 262), les plus fragiles, voient d’ailleurs un invité largement méconnu du grand public peser, en coulisses, sur leurs choix budgétaires. Son nom sonne comme une fracture : le Crac. Le Centre régional d’aide aux communes. » Au départ, explique Isabelle Nemery, sa directrice, c’était un compte en banque qui servait à travailler sur la dette des grandes villes. En 1995, vu l’ampleur de la dette des communes, on a créé un parastatal pour gérer le compte mais aussi répondre à des nouvelles demandes des villes et communes en difficulté pour l’obtention d’une aide financière de la Région. » Le Crac octroie ainsi des prêts aux entités qui vacillent.
C’est un » mariage pour vingt ans « , dixit Isabelle Nemery : la Région intervient dans le remboursement du prêt à condition que la commune adopte un plan de gestion, bien carré, pour rétablir son équilibre budgétaire » de façon structurelle « . Ce plan concerne aussi les entités consolidées, comme le CPAS ou la zone de police, qui reçoivent des dotations des communes. Ce mariage a un impact clair : le Crac va, dès l’octroi du prêt, superviser et contribuer à l’élaboration des plans de gestion. » Dès que la commune aura un projet de budget, de modification budgétaire ou voudra prendre une décision ayant un impact important, le Crac doit être impliqué. Et ce avant l’envoi de documents aux conseillers communaux. »
» Autoritaire et infantilisant »
Mais l’action du Crac, mélange de conseils et de contraintes, ne fait pas l’unanimité. Créée en 2013, la plate-forme ACiDe (Audit citoyen de la dette, une trentaine d’organisations regroupées pour analyser de manière critique la politique d’emprunt menée par les autorités) s’est penchée sur l’institution, et plus particulièrement sur son action à Verviers, dans le cadre de son travail sur la dette de la commune. Verviers consacre 11 % de son budget communal annuel pour payer la dette. L’ancienne cité lainière se situe en dessous de la moyenne wallonne : 12,4 % selon un rapport Belfius de 2014 sur les finances des communes wallonnes. » Avant la crise de 2008, le montant global de la dette était généralement stable, autour de 70 millions d’euros, affirme Bruno Collet, d’ACiDe Verviers. La moitié de cette somme représentait de l’aide venue du Crac. En dépit d’être conditionnée à des plans de gestion et des mesures d’assainissement, elle ne se résorbait pas. Mais depuis la crise, cette dette s’est emballée, et dépasse aujourd’hui les 94 millions. L’action du Crac ne semble pas réduire l’endettement. »
Pour AciDe, le Crac est comparable à un FMI des communes : il » perçoit la problématique de déficit chronique et de surendettement comme exclusivement imputable aux dépenses « , son action est opaque pour les citoyens et sa relation avec les villes semble teintée d’autorité. Pour étayer cette position, le collectif a notamment transmis au Vif/L’Express un échange de courriers intéressants qui lèvent le voile sur l’action du Crac.
Fin juin 2016, le CPAS de la ville de Verviers s’engage à prendre une série de mesures pour se serrer la ceinture et atteindre ainsi l’équilibre en 2021. Parmi elles : l’augmentation des tarifs en maison de repos, » suite à l’amélioration des conditions d’hébergement » ; n’engager que s’il reçoit des subsides pour le faire ; établir » une priorisation de ses services non obligatoires sur la base de leur coût net respectif « . Quand un CPAS parle de services non obligatoires, il peut notamment s’agir du service de maintien à domicile (repas pour les personnes âgées, aides ménagères). Rapidement, le Crac envoie un rapport au collège communal (et non directement au CPAS) dans lequel il » regrette la maigreur des engagements pris par le CPAS « .
Le ton de la formule, dans une ville où la précarité croît, a choqué ACiDe. » C’est autoritaire et infantilisant. Le courrier indique également, selon nous, que le Crac incite le CPAS à garder au plus bas les salaires des plus précaires, les articles 60 (NDLR : des bénéficiaires du CPAS qui sont engagés comme travailleurs en son sein, et dont la régularisation du salaire doit attendre une position » claire » de la Fédération des CPAS, selon le Crac). Le Crac rappelle au centre public d’action sociale ses obligations mais est-ce que la seule obligation du CPAS est l’équilibre budgétaire ? »
Le rapport entre les villes, leurs entités consolidées et le Crac varient. » Ça dépend surtout des relations individuelles « , selon Katlyn Van Overmeire, de l’UVCW. A Verviers, Martine Renier (CDH), présidente d’un CPAS qui a dû écrémer, contraintes budgétaires obligent, une vingtaine d’emplois ces trois dernières années, détaille le » jeu de négociations » qu’elle met en place lorsqu’elle travaille avec le Crac. » Nous le rencontrons au préalable, lors d’une réunion qui peut être longue, avant de finaliser notre budget. Cette fois, nous avons obtenu la possibilité d’engager de nouvelles personnes, seulement si leur coût est couvert par de nouveaux subsides. C’est un partenaire exigeant qui va vérifier si l’on applique nos engagements. Parfois, ça peut se faire de façon un peu brutale dans la communication, mais on a essayé d’être des bons élèves : on rend des chiffres précis, les résultats financiers de nos trois maisons de repos, le nombre de temps-pleins sur le terrain. C’est aussi une relation particulière, parce que nous nous entretenons avec le Crac alors que notre pouvoir de tutelle est le ministère des Pouvoirs locaux : il donne son accord sur notre budget après l’accord préalable de la Ville et sur avis du Crac. »
En effet : après avoir examiné les plans de gestion d’une commune et de ses entités consolidées (en gros, tout organisme paracommunal qui touche plus de 25 000 euros de subsides de la ville, ce qui comprend notamment, à Verviers, la télévision locale Télévesdre et l’asbl qui organise le festival Fiesta City), le Crac émet un avis qui sera envoyé à Paul Furlan, ministre des Pouvoirs locaux. C’est lui qui validera, au final, les budgets communaux.
Est-ce que, comme le dit ACiDe, les communes deviennent ainsi assujetties à l’avis du Crac, le politique étant balayé par une approche technocratique des budgets, une mise sous tutelle plutôt que » l’accompagnement » affiché publiquement ? Isabelle Nemery signale que le Crac » n’a pas le choix » : il doit respecter le principe d’autonomie communale. » Une commune peut faire tout ce qu’elle veut pour autant qu’elle respecte ses engagements de plan de gestion. » Et si la commune ne respecte pas cette fameuse trajectoire, la sanction peut être brandie. » La plus forte, c’est le remboursement de l’aide régionale. D’un coup. On l’a déjà actionné pour deux communes : elles ont été motivées à refaire un effort. »
On ne pourra pas connaître les noms. Le Crac ne communique pas sur le contenu de ses analyses. Pas plus qu’il ne publie ses rapports annuels sur son site. Les communes ne reçoivent d’ailleurs pas l’intégralité des avis, qui sont réservés au ministre. Philippe Kriescher, conseiller communal Ecolo verviétois, regrette » ce manque de transparence » à l’égard du citoyen et soulève que » le Crac n’est en contact qu’avec la majorité communale. Ce qui m’inquiète, aussi, c’est la tendance que peut avoir celle-ci à se cacher derrière le Crac pour justifier certaines mesures « . Un point de vue partagé par ACiDe, qui souligne une » tendance, au niveau régional et communal, à se servir du Crac pour se dédouaner, comme les Etats le font par rapport au FMI « .
La croisée des chemins
Pour Paul Furlan, le centre n’est pas tenu de publier son rapport sur son site. » Il ne faut pas tirer sur le messager : le Crac est là pour aider à la décision et inciter fortement les communes à faire des efforts. Mais l’obligation d’équilibre, elle émane de plus haut. » Le ministre PS vise les règles européennes approuvées par le fédéral et reconnaît qu’imposer le respect strict de l’équilibre à l’exercice propre est » une mauvaise idée « , notamment lorsqu’une entité veut effectuer un investissement coûteux qui peut user la trésorerie mais aussi, à long terme, lui bénéficier. » Si nous ne voulons pas en dire trop sur le contenu des analyses du Crac au niveau communal, c’est parce que personne n’aime être sous sa tutelle ni que ça se sache, et nous ne voulons pas mettre les communes dans une forme de concurrence « , poursuit Paul Furlan, qui rappelle que leur endettement représente 5 % de la dette belge, alors qu’elles sont à l’origine de 40 % de l’investissement public du royaume.
Pas contraire à l’équilibre budgétaire, l’économiste Philippe Defeyt (Ecolo), ancien président du CPAS de Namur, recommande, lui, qu’une observation bienveillante s’opère sur l’ensemble des communes, pas juste celles » sous Crac « .
En toile de fond, se pencher sur l’action du Crac et le travail citoyen d’ACiDe renvoie à un besoin croissant d’une administration plus transparente et à un débat crucial : quel chemin, à long terme, vont emprunter nos communes, entre une austérité carrée et la volonté de lancer des projets – donc d’investir ? Pierre Demolin, directeur communal de Verviers, évoque bien cette croisée des chemins quand il se réjouit d’avoir obtenu plus d’un million d’euros d’aide de la politique des grandes villes mais espère diablement qu’il pourra s’en servir pour lancer » de nouvelles politiques « . Et non payer les » politiques actuelles « .
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici