Le coronavirus va-t-il révolutionner la digitalisation de notre économie ?
C’est ce qu’affirment les experts du secteur. Jusqu’ici peu investies en la matière, les PME belges n’ont à présent plus le choix. Certaines montrent déjà la voie.
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Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements. » Charles Darwin, prophète de la transformation digitale ? A tort, le Web attribue souvent au célèbre naturaliste cette phrase qui fait le bonheur des conférenciers en entreprise, mais qu’il n’a pourtant jamais formulée, assurent les rares experts de ses ouvrages. Qu’importe le crédit. La citation résume » la » priorité économique à l’ère postcoronavirus : s’adapter ou mourir. Subitement, la crise actuelle a en effet affecté tout ce qui façonne notre activité économique. Les ventes ou les services. La logistique. Les rapports humains. L’organisation du travail. La communication. Dans ce contexte inédit, le matelas digital que certaines entreprises ont acquis ces dernières années ne constitue pas seulement un précieux moyen pour amortir le choc à court terme. Il est surtout en passe de devenir leur plus grand atout pour s’adapter à l’ère postcoronavirus.
53 % des PME belges affirment vouloir davantage miser sur la digitalisation après la crise du coronavirus.
» Il y aura un avant et un après en matière de digitalisation et d’organisation des entreprises « , affirme Marc-Alexandre Legrain, consultant en stratégie digitale et fondateur de Management Academy. En particulier pour celles qui ont trop longtemps négligé les opportunités digitales, que ce soit par principe, par méconnaissance ou par manque de temps. » Les manuels d’histoire retiendront le mois de mars 2020 comme la date pivot d’un changement de notre économie, résume Eric Pansin, CEO d’Ordiges, qui édite des logiciels de gestion pour des acteurs publics et privés. Cette crise a révélé toutes les failles dans l’organisation des entreprises. Elle va les pousser à avancer dans la bonne direction. » Message en partie reçu. Dans un sondage mené par le bureau de recherches iVox pour le compte de la société Teamleader, 56 % des PME belges indiquent qu’elles seront dorénavant plus favorables au travail à domicile. Et une sur deux (53 %) annonce vouloir à l’avenir miser davantage sur la digitalisation.
Ces dernières années, la notion de transition digitale s’est vidée de son sens déjà nébuleux, à mesure que les entreprises ou les administrations s’en sont emparées pour célébrer la moindre nouveauté numérique. Exactement comme ces villes qui s’autoproclament smart cities après avoir acquis deux bornes wifi publiques et une appli pour payer le parking. Une boutique en ligne sur un site obsolète, un nouveau programme austère pour Richard-de-la-compta, une formation à Excel 2016 en 2020 ? Transition digitale ! » Quand on leur parle de digitalisation, beaucoup d’entreprises nous disent qu’elles ont déjà un site Web « , soupire Marc-Alexandre Legrain. Pourtant, celle-ci est censée désigner un processus bien plus global et ambitieux. Qui vise, au minimum, à exploiter les possibilités du numérique et de l’automatisation dans chaque maillon d’une activité : des processus internes jusqu’à la vitrine commerciale en ligne.
» Pragmatisme à la Belge »
Facturation, suivi de commandes, gestion d’achats et de stock, vente en ligne, valorisation du travail à distance, numérisation de la relation client… » Une difficulté fréquente, c’est de trouver un logiciel de gestion suffisamment transversal pour que tous les rouages d’une entreprise puissent s’y imbriquer parfaitement, témoigne Marc-Alexandre Legrain. Cela nécessite une réflexion en amont. » Pour Ruben Pieraerts, cofondateur de l’agence Alinoa, » beaucoup d’entreprises actives depuis plusieurs années veulent développer de l’intelligence artificielle, alors qu’elles délaissent leurs outils de base. Il y a encore énormément d’évangélisation à faire en la matière, au-delà des touches cosmétiques de digitalisation. Quand on voit que des entreprises ferment parce qu’elles ne savent pas organiser des réunions à distance, cela pose question en 2020. » De son côté, Eric Pansin pointe le » pragmatisme à la belge » de ces acteurs publics qui veulent encore imprimer et réencoder toutes les factures qui leur parviennent désormais au format numérique.
65 % des entreprises wallonnes ne veulent pas se numériser pour ne pas avoir à grandir.
Bon nombre de PME sous-estiment également ce que la notion de digitalisation va induire. » Leur première erreur, c’est de croire que la transition digitale est une étape à atteindre, et non un processus continu, constate Renaud Delhaye, de l’Agence du numérique (AdN), plus connue sous la bannière Digital Wallonia. De ce fait, elles perdent rapidement l’avance qu’elles avaient prise sur les concurrents. La seconde erreur, c’est de penser que leurs clients vont spontanément utiliser les nouveaux supports digitaux. Les PME ont très peu de ressources pour être proactives en ce sens. Ou pire, elles n’ont pas les compétences pour gérer leur notoriété en ligne. »
La Belgique serait-elle à la traîne en la matière ? » Plutôt en milieu de peloton « , rectifie Jeroen De Wit, administrateur délégué de l’entreprise gantoise de logiciels Teamleader, qui compte des clients dans six pays européens. » Aux Pays-Bas, les PME qui nous contactent ont déjà travaillé en amont sur la solution qu’elles souhaitent développer. En Belgique, elles savent rarement où elles veulent aller, ni même pourquoi. En revanche, le degré de digitalisation me paraît plus faible encore en Allemagne. » A en croire l’indice européen relatif à l’économie et à la société numériques (Desi), la Belgique serait troisième, dans l’Europe des Vingt-Sept, en matière d’intégration de la technologie numérique dans les entreprises. Mais les résultats semblent biaisés vu la méthodologie utilisée : en ne tenant compte que des entreprises comptant plus de dix employés, l’indice Desi exclurait 95 % des acteurs belges du secteur marchand et 96 % du non-marchand, comme le montrent les chiffres de l’Office belge de statistique (Statbel) pour l’année 2017.
Deux tendances se dessinent au niveau de l’intégration des outils numériques. La première est liée à l’ancienneté : les entreprises établies depuis de nombreuses années éprouvent en général plus de difficultés à moderniser leurs infrastructures, surtout si celles-ci sont lourdes. La deuxième serait géographique : » Plus on descend vers le sud du pays, plus le degré de maturité est faible « , avance Ruben Pieraerts, qui a pu constater un fossé Wallonie-Flandre en tant qu’ex-président de la Fédération des métiers du Web (Feweb). Tous les deux ans, Digital Wallonia publie son baromètre de la maturité numérique des entreprises wallonnes. Ses enseignements confirment le sentiment de tous les experts interrogés : il y a bien une évolution ces dernières années, mais elle n’est pas assez rapide. » C’est probablement en matière d’automatisation des processus de travail que l’on a le plus progressé, résume Renaud Delhaye. Là où on est encore franchement mauvais, c’est quand il est question du numériser la relation client et d’exploiter ces données à des fins commerciales. Si 75 % des entreprises wallonnes achètent en ligne, seules 10 % d’entre elles vendent par ce canal-là. » Dans le dernier baromètre numérique, 65 % des participants annoncent même ne pas vouloir se numériser pour ne pas avoir à grandir.
Success stories
Bien plus qu’un gain financier, la digitalisation offre pourtant une ressource tout aussi précieuse : du temps. » Quand certaines entreprises observent une diminution de leurs coûts, celle-ci est toujours liée au temps qu’elles parviennent à libérer pour effectuer d’autres tâches « , confirme Jeroen De Wit. Moins de travail administratif, c’est tout bénéfice pour se focaliser sur les services rendus aux clients ou aux ambitions de croissance. A l’aube de la crise, ce sont surtout les acteurs déjà résolument investis dans une logique digitale qui ont pu d’emblée limiter les dégâts.
A Etterbeek, l’entreprise familiale Les Parquets du monde, créée il y a plus trente ans, fait partie de ces rares PME qui ont constamment fait évoluer leur vaisseau digital. Un site Web au début des années 2000, puis un magasin en ligne il y a dix ans, des outils hébergés sur le cloud pour travailler à distance et, plus récemment, des logiciels automatisés pour la facturation et le suivi des commandes. » Nous ne sommes pas rentables dans le contexte actuel, mais notre webshop nous a au moins permis de maintenir une partie de nos activités et de dépanner nos clients professionnels, commente Benoît Harris, patron des Parquets du monde. Nous restons accessibles en permanence via le Web. Le vrai bénéfice de ce que l’on a réalisé, c’est que nous serons directement opérationnels à la réouverture. La digitalisation est pour nous un gain de confort, de temps et de flexibilité : grâce à ces outils, n’importe qui peut reprendre une vente en cours. » Aujourd’hui, la PME s’attelle, avec l’agence Alinoa, à développer un webshop dans une optique plus commerciale, en travaillant entre autres sur son référencement. » J’espère avoir un résultat abouti d’ici un an ou deux « , conclut Benoît Harris, dont l’objectif principal consiste à préparer la relève.
75 % des entreprises wallonnes achètent en ligne mais seules 10 % d’entre elles vendent par ce canal-là.
Consultant en stratégie digitale, Marc-Alexandre Legrain se devait de montrer lui-même l’exemple en tant qu’entrepreneur. Via sa société Management Academy, il est devenu un expert du blended learning, une technique d’apprentissage éprouvée qui combine des séquences de formations à distance et en présentiel. Comme pour le secteur événementiel, le coronavirus a lourdement affecté son agenda. » En deux heures de temps, toutes les formations en présentiel prévues pour les prochaines semaines ont été annulées, raconte-t-il. Je ne pouvais pas admettre une telle perte de chiffre d’affaires. En un week-end, j’ai donc trouvé une solution pour faire migrer tout l’apport pédagogique présentiel sous un format 100 % digital et interactif. Mais pour réussir ce tour de force dans un délai aussi court, il faut avoir l’habitude de jongler avec les outils numériques. » Ce qui n’est pas dans l’ADN de nombreux entrepreneurs.
Bientôt un bond dans les demandes d’accompagnement digital ? Il est encore trop tôt pour l’affirmer. Jusqu’ici, les professionnels du secteur faisaient régulièrement face à des interlocuteurs convaincus des atouts d’une transformation digitale ambitieuse mais paradoxalement réticents à passer à l’action. La crise du coronavirus pourrait faire sauter ce verrou historique. Parce qu’elle ne leur laisse plus d’autre choix.
Jamais les Belges n’avaient autant travaillé à distance, hormis pour les services cruciaux et essentiels. Une solution miracle pour les embouteillages, un casse-tête pour les informaticiens des grandes entreprises, dont les serveurs n’étaient pas adaptés en ce sens. Dès les premiers jours du confinement général, le réseau privé virtuel (VPN) utilisé par une série de fonctionnaires européens n’a par exemple pas tenu le coup. Le problème se manifeste principalement chez des grands acteurs établis depuis plusieurs années, qui ont conçu un réseau en étoile, à partir de gros ordinateurs peu flexibles. » Cette crise du coronavirus ne fait que mettre en exergue que nombre d’entreprises […] sont incapables de faire travailler leurs collaborateurs à distance. Indirectement, cela traduit aussi leur niveau de transformation digitale « , indiquait récemment l’entrepreneur français Gilles Babinet au média Atlantico.
Le recours soudain au télétravail constitue aussi un défi en matière de sécurité. » En raison du besoin important de matériel, beaucoup de services IT ont ressorti de vieux ordinateurs et équipements VPN avec les meilleures intentions du monde. Mais ceux-ci ne sont plus à jour et donc à peine sécurisés, ou pas du tout « , relève Geert Baudewijns, CEO de la société Secutec. A moyen terme, de nombreux experts estiment que la crise en cours signe l’arrêt de mort des VPN, au profit de solutions tout aussi sécurisées mais hébergées de manière décentralisée, sur le cloud.
Les Régions ont mis en place des primes spécifiques pour la numérisation ou la transformation digitale d’une activité économique.
La Wallonie a réformé ses aides dédiées au numérique en mars 2017. Elle a entre autres créé les chèques » maturité numérique » et » cyber-sécurité » : ceux-ci couvrent chacun 75 % du coût total hors TVA d’une mission de consultance externe (audit ou accompagnement) pour leur thématique respective. Dans les deux cas, le montant maximal s’élève à 60 000 euros sur trois années. Coworking, consultance stratégique, webmarketing pour l’exportation : ces autres chèques plus spécifiques ont également une dimension numérique. Le montant de l’intervention wallonne pour l’ensemble des chèques ne peut dépasser 100 000 euros par an et 200 000 euros sur la période de trois ans.
Outre des appels à projets ponctuels à vocation numérique comme BeDigital ou Next Tech, tous clôturés et en cours d’évaluation, la Région de Bruxelles-Capitale propose une prime Web. Celle-ci finance une mission de consultance externe pour créer ou optimiser un site internet, ainsi que pour développer une plateforme d’e-commerce. Elle ne concerne que les entreprises de moins de 50 équivalents temps plein (ETP). Elle couvre à la base 40 % du coût de la mission, pour un montant maximal de 5 000 euros par année civile. Selon les critères remplis par le bénéficiaire (start-up, entreprise sociale ou circulaire, secteur prioritaire, diversité), elle peut toutefois financer jusqu’à 60 % de la mission. Une prime à la consultance intervient également en matière de transformation numérique (digitalisation et sécurisation informatique) pour les entreprises de moins de 250 ETP. Elle s’élève à maximum 10 000 euros par année civile, selon les mêmes modalités que la prime Web.
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