Pierre-Yves Dermagne
Le consensus démocratique survivra-t-il à la N-VA ?
Quousque tandem abutere patientia nostra ? Même si la formule pourrait plaire à son président, cette question cicéronienne ne pourrait être que rhétorique à l’adresse de la N-VA.
Abuser de la patience des démocrates, qu’ils soient politiques, académiques, syndicaux, mutuellistes, associatifs ou citoyens, le parti de Bart De Wever le fera, avec une froide constance, aussi longtemps qu’il escomptera en retirer des bénéfices électoraux. Des signes laissent à penser que les temps sont favorables à la démagogie, pourquoi donc changerait-il une méthode qui peut s’avérer gagnante ?
La vraie question est donc de savoir jusqu’à quand les démocrates – et ils restent jusqu’ici majoritaires ‑ choisiront de laisser ainsi abuser de leur patience, de leurs principes, de leurs valeurs… et de tout ce qui, au fond, a nourri, chez nous, une société de progrès politiques, éthiques, économiques et sociaux. Oh, bien sûr, les stars de la N-VA peuvent encore aller plus loin. Mais quand on a injurié ces « junkies » de Wallons, évoqué les « raisons » de la collaboration, mis en cause l’utilité sociale de certaines communautés immigrées, confié notre politique d’asile au régime soudanais, incriminé les parents de Madwa dans la mort de leur fille, menacé les recteurs qui n’ont pas le bon sens de « soutenir le pouvoir » et promis de renégocier ou de « contourner » la Convention de Genève, on a déjà largement démontré ce que l’on était et jusqu’où on était prêt à descendre. Alors, certes, après l’algarade, la N-VA sait aussi reculer stratégiquement. Comme disait Jules Renard – pas André, que BDW se rassure : « Il y a des gens qui retirent volontiers ce qu’ils ont dit, comme on retire une épée du ventre de son adversaire ». Ainsi, le rétropédalage constitue sans nul doute le principal geste que la N-VA consent à faire pour l’environnement. Et au-delà, il reste le sacro-saint recadrage primo‑ministériel ! L’absolution totale et récurrente consentie avec une indulgence plénière par le chef putatif de la majorité, toujours prompt à minimiser toutes les outrances face au péril de la radicalisation syndicale et de la trumpisation de la gauche.
Mais derrière la dialectique majorité-opposition, et pour tenter de dépasser celle‑ci, la question reste bien de savoir « jusqu’à quand » nous pourrons faire comme si de rien n’était et comme si rien n’avait changé dans la manière de faire de la politique depuis l’avènement de cette majorité malade de son déséquilibre. La démonstration a été faite qu’elle n’était pas « kamikaze » pour elle-même ; reste à savoir maintenant si elle n’est pas suicidaire pour notre société.
Car l’inhumanité calculée de la N-VA, son obsession d’opposer pour régner et son aversion viscérale pour les corps intermédiaires quels qu’ils soient n’imposent pas simplement aux citoyens une douloureuse période de régression sociale et sociétale, ils mettent en cause les fondements même de notre société ; une société qui a prospéré sur le dialogue et le respect, sur cette concertation désormais honnie par la droite radicale et sur un « compromis » qu’on a sans doute laissé, trop vite, accuser de tous les maux.
Ainsi, sans idéaliser le passé, force est de constater que nous avons glissé de la concertation à la confrontation, de la recherche du consensus au passage en force ; au point que cette funeste dynamique a essaimé du fédéral – plus conflictuel par nature – vers notre Wallonie où le « modèle mosan », porté par Paul Magnette, tendait à s’imposer naturellement, de la volonté commune. Ce qui constituait un avantage comparatif de notre Région par rapport aux États forgés par le conflit, nous sommes en train de le déconstruire voire de le démolir, sous l’effet délétère de la polarisation qui fait de chaque groupe et bientôt de chaque homme, un étranger, un adversaire et un concurrent.
Cette société dont rêve la N-VA et que ses partenaires font émerger avec elle, n’est effectivement pas celle pour laquelle se battent les socialistes. Mais elle n’est pas non plus celle à laquelle aspirent d’autres formations, différentes, adversaires parfois, mais avec lesquelles un accord a longtemps été possible, sur la base d’un socle sociétal qu’on pensait irréductible.
À l’instar d’autres formations extrémistes et populistes dont souffrent aujourd’hui nos voisins européens, la N-VA a l’extraordinaire faculté de faire resurgir les tendances les moins nobles que comptent tous les partis. Au-delà de ses intérêts immédiats, chacun doit en être conscient pour éviter de tomber ou de s’enferrer dans ce piège. Le très honorable travail réalisé jadis par Louis Michel pour purger son parti de ses tentations nauséabondes et en faire une formation libérale sociale en phase avec ses valeurs humanistes et la sociologie de notre terre ne doit pas être liquidé à la légère dans les remous d’une succession. De même, un parti comme le PS ne peut renoncer à son devoir de pédagogie envers son électorat qui, pour une part, est sans conteste celui dont on peut le plus légitimement comprendre les inquiétudes, dans un monde où la solidarité semble toujours devoir être financée par ceux qui n’ont déjà que trop peu. Il importe donc aussi que le PS, qui est tout sauf la caricature laxiste qu’en donne De Wever, assume avec clarté et fierté le sens des responsabilités dont il a toujours fait preuve – y compris en matière d’immigration – et porte sur tous les terrains son combat historique pour la laïcité ; le principe juste par excellence qui impose qu’on défende l’égalité homme-femme jusqu’à l’ostentation et qu’on n’oublie jamais que le respect de la religion de l’autre implique aussi que tous respectent le droit de chacun à ne pas pratiquer la religion de « sa communauté ». Je me réjouis donc que le PS ait été parfaitement clair sur cette question de la laïcité lors de son congrès doctrinal de novembre dernier, tout comme il est sans ambiguïté sur sa politique migratoire ; une politique qu’il assume, là où d’autres, prétendument plus radicaux, évitent soigneusement ce « sujet qui fâche ».
Sur de tels enjeux de société, seul le consensus démocratique permet de progresser. La question est donc de savoir si nous voulons réduire le monde et le fonctionnement de ce pays à une confrontation binaire de modèles caricaturaux ou si nous voulons restaurer cet accord sur les valeurs qui place un certain nombre de principes au-dessus du légitime affrontement des idées politiques.
Bien sûr, la réponse ne nous sera pas donnée demain, alors que s’annoncent déjà les élections de tous les niveaux, qui nous conduiront aux portes de 2025. Mais elle doit être posée dès maintenant et présente à l’esprit de tous ceux qui s’apprêtent à mener campagne, sur un projet. Simplement pour savoir si la cohésion démocratique qui a fait vivre ce pays et nos Régions survivra à l’indigne spectacle qu’on nous impose depuis quatre ans.
Voilà pourquoi, loin de la dimension institutionnelle qu’elle a remisée, la N-VA reste aujourd’hui le problème… de tous.
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