Le Bon Usage de Maurice Grevisse fête ses 80 ans !
Comment expliquer cette tradition d’excellence belge qui essaime dans toute la francophonie ? Retour sur une aventure qui n’est pas près de s’éteindre, et qui en est à sa 16ème édition.
Par-delà le Moyen Age jusqu’à l’Antiquité, la grammaire, l’algèbre et la rhétorique, mais la musique aussi bien, faisaient partie des disciplines majeures, fondements de l’éducation dispensée aux jeunes en ces temps-là. La grammaire, par exemple, codifiait la norme en matière de » bien-parler « . Car la norme en effet prévalait jusqu’il y a peu. Et c’est précisément là la révolution copernicienne qu’accomplit le grammairien wallon Maurice Grevisse (Rulles, 7 octobre 1895 – La Louvière, 4 juillet 1980), instituteur promu universitaire, avec Le Bon Usage en 1936, puisque le titre en soi dénotait déjà quelque prise de liberté en regard de la tradition puriste.
Aussi, dès 1936, la modeste maison d’édition Duculot de Gembloux était lancée. Elle ne le fut point sans un choeur d’éloges et de louanges qui passait par le grand lexicographe Paul Robert (les dictionnaires du nom) et l’écrivain André Gide, qui jurèrent leurs grands dieux que ce Bon Usage était bel et bien la meilleure grammaire de langue française de son époque. Bernard Pivot, des années plus tard, animateur de l’émission littéraire Apostrophes, ne les démentira pas en accordant un exceptionnel aparté à Maurice Grevisse dans les années » soixante-dix « . Il récidivera même par la suite avec le célèbre confrère de Grevisse, Joseph Hanse, auteur du Dictionnaire des difficultés du français moderne – perpétué après coup par Daniel Blampain.
Un certain André Goosse
Un panthéon de grammairiens belges était ainsi né. A ces hommes, du reste, il nous faut impérativement désormais ajouter le nom d’André Goosse (Liège, 16 avril 1926, UCL), quoique toujours bien alerte à plus de 90 ans, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises, gendre et fils spirituel de Maurice Grevisse, son continuateur aussi, qui signe à présent la 16e édition de l’ouvrage tant renommé, correspondant aux 80 ans du titre fondateur.
Moult autres noms pourraient encore être inscrits au frontispice de la gloire belgo-grammairienne, parmi lesquels on ne saurait décemment occulter celui de Léon Warnant, auteur dès 1964, chez Duculot derechef, d’un Dictionnaire de la prononciation française dans sa norme actuelle. On ne pourrait non plus oblitérer celui de Marc Wilmet, carolorégien d’origine mais bruxellois par adoption universitaire, auteur dès 1997 d’une brillante Grammaire critique du français, et élève parmi bien d’autres du grand philologue belge Roland Mortier, expert du XVIIIe siècle à l’université de Bruxelles, dont la disparition l’an dernier représente de toute évidence une perte inestimable pour le rayonnement francophone de la Belgique à l’étranger. Autant que le départ, avant lui, de son éminent disciple Raymond Trousson, qui avait lui aussi signé de très honorables travaux sur les philosophes des Lumières.
L’excellence belge
Beaucoup, beaucoup d’autres noms ont concouru à l’excellence grammairienne belge. Il nous faudrait encore citer Albert Doppagne (ULB), par exemple, bras droit de Joseph Hanse (UCL) dans la réalisation d’une intransigeante Chasse aux belgicismes, publiée naguère par la Fondation Charles Plisnier sous l’égide de l’Office du bon langage. Ouvrage couronné par l’Académie française, qui elle-même, dans le champ de la grammaire et selon le témoignage du respectable linguiste liégeois Jean-Marie Klinkenberg, engendra un ouvrage d’une notable » imbécillité qui suscita la risée générale « .
De l’intérêt manifesté en Belgique francophone pour la syntaxe, Jean-Marie Klinkenberg justement nous assure qu’il remonte très loin. » Il y eut déjà des textes fort intéressants au XVIIIe siècle. Cette préoccupation du « bien-parler » se révéla rapidement en Belgique. Au XIXe, l’on notait également un large souci de se corriger par rapport à Paris, et cette tendance se renforça encore au XXe avec l’enseignement obligatoire. »
Fragilité linguistique
» Nos grands grammairiens, poursuit le professeur émérite de l’université de Liège, constituent en quelque sorte l’aboutissement d’une tradition. A savoir qu’au départ, la Belgique francophone souffrait d’une fragilité, d’une insécurité linguistique, d’un doute quant à sa réelle conformité à la norme. La norme française, issue d’Ile-de-France par l’effet d’un centralisme culturel très puissant, régnait sans partage. » A tel point, ajoute-t-il, que la » chasse aux belgicismes » représenta un courant dominant jusqu’il y a une vingtaine d’années. Courant puriste, bien évidemment.
Cette mode pointilleuse, très nette chez Joseph Hanse par exemple, s’avéra moins prégnante chez Grevisse. Le Bon Usage, en effet, échappe un peu à la règle. Il se veut plus modeste. Le linguiste français Jacques Capelovici (1922-2011), » Maître Capelo » pour les intimes, qui arbitrait naguère les jeux télévisés francophones, était » un cuistre non informé « , sourit à cet égard Jean-Marie Klinkenberg. » En comparaison de quoi, nous avons développé chez nous une grande technicité dans la formation de la langue. Notre formation philologique est très objectivante. »
Un caractère descriptif
Déjà assez tolérant par essence à ses débuts, Le Bon Usage poursuivi et complété par André Goosse à partir de 1980, tend à devenir plus descriptif et moins puriste sous sa férule. Le Pr Goosse, faut-il dire, est un homme large et consensuel. Tout cela, du reste, résume un caractère bonhomme, pour ne pas dire débonnaire. » Les deux se diront « , tranche-t-il régulièrement sans trancher, de même qu’il eût peut-être dit lui-même : » L’un ou l’autre se dit et se disent. » Il accorde une attention soutenue aux formules les plus marginales, les plus novatrices, là où Joseph Hanse s’attachait davantage à traquer les » formules condamnées « . Bien que, quand Albert Doppagne condamnait ainsi la » drève » ou le » kot « , Hanse mit à la fin un peu d’eau dans son vin.
Il reste à voir naturellement qui, de nos jours, peut incarner la suprême autorité en fait de norme. Il y eut un temps, c’est vrai, reconnaît Jean-Marie Klinkenberg, où » l’Académie française, fondée par Richelieu dans le cadre royal et centralisateur du XVIIe siècle, exerça une vraie suprématie « . Mais que fallait-il attendre d’une assemblée peuplée de politiques et de généraux ? Il se trouvait là, certainement, un fétichisme de la langue qui ne correspond plus actuellement à l’évolution de la francophonie en général, de sa diversité et de sa pluralité d’institutions. A l’instar de ce qu’on a vu naître en Belgique, puis ailleurs, il y a quelques décennies, avec les Quinzaines du bon langage.
Fini de décréter
Plutôt donc que de décréter, la grammaire belge de nos jours s’applique à décrire la langue française, selon toutes ses modalités et ses » étrangèretés » – si l’on peut s’autoriser. Octogénaire cette année, le Grevisse en version papier constitue évidemment un outil considérable mais également peu maniable. Aussi, Duculot – passé entre-temps sous contrôle français, ce qui tend naturellement à élargir sensiblement sa diffusion – avait enfanté depuis longtemps des éditions restreintes destinées aux écoles. C’est là en effet le caractère utilitaire d’une grammaire par ailleurs très proche en même temps de la linguistique scientifique.
Dans la préface de la 6e édition du Grevisse, parue en 1959, le professeur Desonay, de l’université de Liège, expliquait ainsi : » Le Bon Usage est un gros livre, parce que son auteur n’a voulu éluder aucune des chausse-trapes de cette langue française dont Colette disait : « C’est une langue bien difficile que le français. A peine écrit-on depuis quarante-cinq ans qu’on commence à s’en apercevoir ». » Et le lettré liégeois d’ajouter que l’oeuvre de Maurice Grevisse jouissait d’un » crédit non pareil « , tant à l’étranger qu’en Belgique. » Un crédit dont nous aurions le droit de nous enorgueillir. »
Sous la conduite d’André Goosse, nous voici aujourd’hui à la 16e édition. Non sans noter que, dans son avant-propos de 2007, le dauphin désigné de Maurice Grevisse justifiait ainsi son travail depuis 1980, parlant d’une » remise à jour et à neuf du concept éculé ou galvaudé de bon usage « . » Il ne s’agissait pas de substituer d’autres jugements péremptoires aux jugements de la tradition puriste, mais de montrer, par l’observation de l’usage réel, combien sont précaires ou arbitraires ou simplistes ou même vains beaucoup de ces jugements. » André Goosse y souligne en bas de page que le mot » faute » lui vient rarement à l’esprit.
Un avenir garanti
De son côté, Joseph Hanse (1902-1992), qui fut président du Conseil international de la langue française, précise en 1983, dans sa propre préface au Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne que ce travail auquel il s’était attelé sans désemparer depuis cinquante ans – même si la première édition n’avait paru aux éditions Baude qu’en 1949 – s’inscrivait dans le cadre d’un » vaste projet, conçu et annoncé dès 1933, sous le coup de la déception causée en 1932 par la trop fameuse Grammaire de l’Académie française « .
Il est également précisé dans l’introduction de 1983 que l’auteur a voulu exercer une politique du juste milieu, » loin du purisme comme d’un libéralisme excessif « , où il s’efforce d’exalter la souplesse du français vivant, écrit ou parlé, et de rendre compte des régionalismes recueillis dans toutes les provinces de la Francophonie. Quant à la Grammaire critique de Marc Wilmet, rééditée elle aussi à plusieurs reprises, Jean-Marie Klinkenberg observe sagement qu’avec quelqu’un comme Dan Van Raemdonck dans son écurie, » la race des grands grammairiens belges n’est pas éteinte « .
Heureusement car, comme y insistait Montaigne dans ses Essais (II, 12) : » La plus part des occasions des troubles du monde sont grammairiennes. » Voilà qui est bien dit.
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