Carte blanche
L’avenir du transport aérien doit être dans les mains du secteur public, des travailleuses et travailleurs et de la population
Comme de nombreuses entreprises du secteur aérien, Brussels Airlines est aujourd’hui en grande difficulté. Mais les plans de sauvetage qui sont actuellement discutés semblent tout à fait inadéquats.
On parle d’un investissement énorme d’argent public, de l’ordre de 400 millions d’euros, avec très peu de contrôle, et un plan de licenciement qui se répercutera ensuite sur tous les travailleurs et travailleuses de l’aéroport. Il s’agit d’une garantie de relancer dès que possible le modèle actuel, au détriment du climat, de l’emploi et des contribuables. Quelle alternative ? Selon nous, il faut une mobilisation rapide des travailleur.euse.s d’une part, et la nationalisation/socialisation du secteur d’autre part.
Accepter les conditions du plan d’aide, c’est subsidier des entreprises privées, sans aucune considération sociale et environnementale.
Avant de proposer des solutions, revenons un moment sur les causes de la situation actuelle. Celle-ci est un des résultats de la politique de libéralisation et de privatisation du transport aérien menée par l’Union européenne.
L’ouverture à la concurrence depuis les années 1990 a encouragé une concentration du secteur, jusqu’à former trois mastodontes : le groupe Lufthansa, Air France-KLM et IAG (British Airways et Iberia). Ces conglomérats sont maintenant « too big to fail ». Ils peuvent négocier en position de force leurs plans d’aide et demander des milliards d’argent public avec très peu de conditions.
Cette libéralisation a aussi été l’occasion de privatiser compagnies et infrastructures aéroportuaires. Si l’objectif annoncé était d’attirer les investissements par une intervention du privé, c’est l’inverse qui s’est produit. C’est l’État qui est resté investisseur majoritaire, et les bénéfices des entreprises privatisées ont été majoritairement versés sous forme de dividendes plutôt que d’investir ou de conserver des fonds pour prévenir des retournements économiques. Par exemple, malgré 9 milliards d’euros de bénéfice au cours des cinq dernières années, Lufthansa dispose de peu de réserves pour traverser la crise.
La compétition et l’accent mis sur le profit à court terme se traduisent par une forte dégradation des conditions de travail. De nombreuses tâches sont sous-traitées et prestées par des travailleur.euse.s aux conditions de travail précaires. Dans les compagnies aériennes, cela implique une forte pression sur les personnels de bord.
La Belgique est un parfait exemple des conséquences de cette politique. L’outil le plus rentable, l’aéroport de Bruxelles national, a été privatisé en 2004, après un investissement public massif dans de nouveaux terminaux, le tout pour un prix extrêmement bas. Il appartient maintenant à 75% à des fonds d’investissement. Ces derniers ont créé une société-écran au Luxembourg pour y rapatrier leurs bénéfices (392 millions au cours des cinq dernières années) et ont établi un montage fiscal pour réduire le montant imposé en Belgique. La privatisation a été accompagnée par une sous-traitance des activités et un sous-investissement dans les infrastructures, qui rendent les conditions très dures pour les travailleur.euse.s dans le catering, pour les bagagistes, la maintenance, le ravitaillement au sol, le gardiennage ou le nettoyage.
Ensuite, la compagnie nationale, autrefois publique, Sabena, devenue Brussels Airlines, a été revendue à deux reprise, à Swissair en 1995 et à Lufthansa en 2017. Ces opérations se sont soldées par deux situations de quasi-faillite, en 2001 et aujourd’hui, et le passage de plus de 10.000 emplois à 3000 si le plan social prévu est appliqué. À deux reprises, la compagnie s’est tournée vers les autorités pour être refinancée. Cette fois, on parle d’une aide de près de 400 millions d’euros, alors que Lufthansa a acquis Brussels Airlines pour 67 millions.
Accepter d’aider Brussels Airlines dans les conditions prévues actuellement revient à subsidier ce modèle. Il est question de prêts, sans prise de contrôle ni même de possibilité de siéger au conseil d’administration. L’objectif est de se retirer dès le retour de la rentabilité. Bien sûr, il ne sera pas possible non plus d’adjoindre de clauses sociales ou environnementales puisqu’elles désavantageraient ces entreprises sur le marché et ralentiraient le retour des bénéfices, donc le remboursement des aides. On subsidiera les licenciements et la baisse des conditions de travail tant chez Brussels Airlines que chez les autres prestataires touchés par la baisse d’activité.
Refuser d’aider le secteur et accepter la faillite des acteurs « fragiles » c’est accélérer la Ryanairisation du transport aérien.
Plutôt que d’aider le secteur avec de l’argent public, certains préconisent de « laisser faire le marché ». Si cette voie est suivie, les acteurs les plus fragiles, comme Brussels Airlines, disparaitront. Mais cela ne se traduira pas par une décroissance du transport aérien bénéfique à l’environnement. Le vide laissé sera comblé par d’autres, plus que probablement des compagnies low cost qui pourront encore réduire les coûts en mettant une pression accrue sur les travailleur.euse.s.
Ces compagnies low cost constituent un autre résultat de la politique de libéralisation européenne. Profitant de l’ouverture du marché, elles se sont implantées dans les aéroports régionaux pour y développer l’offre. Ça leur a permis de négocier en position de force de multiples avantages financiers plus ou moins légaux. On estime que Ryanair, la première compagnie européenne en nombre de passagers, touche plus de 500 millions d’euros d’argent public chaque année en non-paiement de taxes et aides diverses.
Ces low cost ont tiré les conditions de travail de tout le secteur vers le bas. En faisant pression sur les compagnies et les entreprises de support aéroportuaire pour réduire leur coût, ces dernières ont réduit leur nombre de travailleur.euse.s et les salaires. Du point de vue environnemental, le low cost désavantage aussi les autres modes de transport, rendant les alternatives ferroviaires à l’avion difficiles, car plus chères.
Ces compagnies entendent profiter de la crise pour se renforcer, par leur plus grande rentabilité, en contestant les aides à leurs concurrents tout en profitant elles-mêmes de soutien public. Elles semblent y parvenir avec le soutien de la Commission européenne, qui a imposé à la Lufthansa le transfert de 24 droits de décollage et d’atterrissage en Allemagne à ses concurrents (probablement une entreprise low cost).
Là aussi la Belgique fait figure d’exemple. Pour plaire à Ryanair, l’aéroport de Charleroi, détenu majoritairement par la Région wallonne, agit comme un acteur privé en compétition et applique des redevances aéroportuaires jusqu’à dix fois plus basses que celles en vigueur à Bruxelles national. On estime ce subside à la compagnie low cost à environ 50 millions d’euros par an, aux frais de la population wallonne. Cette politique met la pression sur l’aéroport national, pour réduire ses coûts, ce qui se répercute sur les conditions de travail des opérateurs aéroportuaires.
Socialiser le transport aérien pour sortir de la double impasse.
Si l’on ne change pas le cadre de régulation et l’approche libérale du marché aérien, la crise actuelle mène donc à une double impasse : soit on subsidie des entreprises privées et on finance leurs plans de licenciements en cascade, soit on laisse le champ libre à d’autres acteurs prédateurs.
Une autre solution est nettement plus favorable, c’est la socialisation du secteur, compagnies aériennes et aéroports, pour garantir le contrôle public et démocratique sur les sommes investies. Cela fait tout à fait sens d’un point de vue budgétaire. Ainsi, l’aide à Lufthansa et ses filiales (11 milliards d’euros) représente 3 à 4 fois la valeur de l’entreprise et le rapport est le même pour l’aide prévue à Brussels Airlines.
Alors que l’Union européenne cherche à tout prix à éviter que les plans d’aide ne faussent la libre concurrence, il faut au contraire que l’investissement d’argent public soit conditionné à la sortie du marché. Sinon, cela revient à subsidier la concurrence, et gaspiller l’argent de la population belge et européenne en mettant, par exemple, les subsides publics français et néerlandais à Air France-KLM en compétition avec l’argent des Belges, allemands, suisses et autrichiens versé à Lufthansa, au seul profit des patrons et actionnaires des compagnies.
Cela coutera aussi beaucoup moins cher de nationaliser que de suivre les plans d’aide prévus sans aucun contrôle sur les sommes investies, qui risquent de devoir se répéter dans les prochains mois puisque la crise devrait durer plusieurs années.
En ce qui concerne les aéroports, une renationalisation associée à une politique aérienne belge et européenne éviterait la compétition entre infrastructures nationales et régionales qui fait le jeu des compagnies low cost. Par ailleurs, sans cela, l’argent public investi dans les compagnies aériennes atterrira indirectement dans les mains des investisseurs privés aéroportuaires. Ainsi, Brussels Airlines verse plus de cent millions d’euros par ans en redevances aéroportuaires à Brussels Airport.
Le but de reprendre le contrôle public n’est bien sûr pas de continuer le business as usual. Cela doit avoir des impacts positifs tant en termes sociaux qu’écologiques. Pour les travailleur.euse.s, une renationalisation et une réintégration des fonctions annexes se traduirait par un statut unique d’opérateur aéroportuaire, à l’image des employés de la SNCB par exemple, qui les protégerait en temps de crise. Cela éviterait aussi la compétition entre opérateurs concurrents, qui dégrade l’emploi et les conditions de travail.
Pour l’environnement, la (re)création d’un pôle public de transport aérien faciliterait la planification d’un transfert de l’avion vers le train, en reconvertissant les travailleurs et en évitant la concurrence entre opérateurs et le chantage à l’emploi. Un premier exemple concerne la réduction des vols à courte distance. Il faut, pour qu’elle soit acceptée par la population, qu’une offre de trains efficace soit développée en parallèle pour les mêmes destinations. Cette offre de trains nécessitera de nouveaux investissements publics. Mais surtout elle nécessitera une planification pour que la fermeture des lignes courtes et l’ouverture des lignes de trains soient coordonnées. Un autre exemple concerne le développement du train de nuit, qui nécessitera des activités de catering, des stewards, des bagagistes, de la maintenance, etc. Ce sont des emplois qui pourront plus facilement passer du domaine aéroportuaire au domaine ferroviaire si le transfert se fait simultanément au sein de deux secteurs publics. Avec des acteurs privés aux commandes, il n’y a aucune chance de voir cette transition se produire. Reste ensuite la question de savoir si les prix d’une activité polluante comme l’aviation ne devraient pas augmenter de toute façon, par le biais d’une taxe sur le kérosène, une TVA sur les billets d’avion ou une taxe sur les grands voyageurs. Cette question mérite d’être posée. Mais dans tous les cas, elle le sera d’autant plus sereinement si les compagnies aériennes ne sont plus privées et ne déploient pas une armée de lobbyistes pour influencer le débat en faveur de leurs intérêts.
Dans ce contexte, cette reprise de contrôle public et démocratique sur l’aéroport et la compagnie Brussels Airlines dit aller de pair avec une revendication de remise à plat des traités de libéralisation du transport aérien européen. Sans quoi, même publique, la compagnie aérienne sera contrainte de continuer à opérer dans le contexte concurrentiel qui a mené à la situation actuelle, désastreuse pour l’environnement, les travailleur.euses et les finances publiques et ne profitant qu’aux compagnies low cost et aux fonds d’investissement.
En résumé, que ce soit d’un point de vue économique, social ou environnemental, la socialisation est dans bien des cas une condition pour répondre aux enjeux du transport du 21e siècle. Mais pour cela, ou plus généralement pour éviter le plan de sauvetage actuel, une mobilisation urgente doit avoir lieu.
Mathieu Strale, chercheur en géographie, Université libre de Bruxelles
Sacha Dierckx, collaborateur scientifique Denktank Minerva
Anne-Sophie Bouvy, Chercheuse en droit public à l’UCLouvain
Olivier Malay, chercheur en sciences économiques à l’UCLouvain
Tim Christiaens, philosophe, KU Leuven
Wojciech Kębłowski, chercheur en urbanisme à l’Université libre de Bruxelles et à la Vrije Universiteit Brussel
Jonas Van der Slycken, Doctorant en économie écologique, Ugent
Leen Bervoets, doctorante en histoire, Ugent
Lieven Bervoets, biologiste, UAntwerpen
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