Bert Bultinck
L’arrogance culturelle de l’élite réveille les formes les plus profondes de la colère
« Toiser les Belges qui pensent autrement détruit plus que ce que l’on souhaite », estime le rédacteur en chef de Knack Bert Bultinck. « L’arrogance des intelligents engendre des tonnes de ressentiment. »
La plupart des Flamands le déconseillent: coloniser le Congo, voter pour Filip Dewinter ou griller des Somaliens. C’est une association étrange, mais l’écrivain belge David Van Reybrouck a écrit au moins un livre ou une pièce de théâtre sur les trois sujets. « Congo » et « Mission » écrivent et réécrivent l’histoire de notre ancienne colonie. Son essai « Pleidooi voor populisme » (Un plaidoyer pour le populisme, non traduit en français, NDLR) tente de comprendre les gens qui votent pour des politiques d’apparence loufoques. Et « Para », sa pièce de théâtre, retrace un scandale national : les paras belges en mission de paix en Somalie en 1993 qui grillent un habitant local au-dessus d’un feu. Pour prendre du recul sur 2016, rien de tel que l’oeuvre de Van Reybrouck. Elle pourrait bien cacher les clés pour l’avenir.
Dans les trois cas, Van Reybrouck éprouve plus d’empathie pour l’homme blanc que d’habitude : dans ses histoires, le colonisateur/missionnaire, le membre de la classe moyenne mécontent et le militaire traité de raciste redeviennent humains, ce qui n’est pas sans risques, car cela ouvre la porte à une justification de leur comportement. L’auteur semble balayer les aspects les plus laids d’un oppresseur rancunier, haineux ou carrément criminel. Dans Para, on prétend qu’il n’était pas si terrible de griller quelqu’un: « Ils le tiennent à un mètre au-dessus de la flamme. »
C’est préoccupant, mais l’année écoulée nous a peut-être montré qu’il est parfois plus judicieux d’essayer de comprendre que de condamner. L’élection de Donald Trump a surpris « l’élite » – pas seulement les banquiers, mais aussi la classe supérieure intellectuelle. En 2016, Trump n’a pas été le seul signal d’alarme. L’agressivité contre les réfugiés de ce pays a également suscité des réactions irrationnelles. L’approbation à une administration armée, aux forces spéciales renforcées et les rêves d’arrestations sans vérification juridique ne présagent rien de bon non plus. Trump n’a pas été le seul signal d’alarme de 2016. Dans un premier temps, les personnes hautement qualifiées ont exprimé leur apitoiement ou leur étonnement, mais peu à peu un certain affolement s’est emparé d’eux : d’où cela vient-il ? Et que pouvons-nous faire contre ce sentiment ? Ici et là, on a commencé à comprendre qu’il ne suffira pas de trouver les électeurs de Trump ou de futurs électeurs de Dewinter stupides et de continuer.
L’arrogance culturelle de l’élite financière et intellectuelle réveille les formes les plus profondes de la colère
Toiser les Flamands qui pensent autrement – plus à droite, plus amer, plus en colère – détruit plus que ce qu’on souhaite. L’arrogance culturelle de l’élite financière et intellectuelle réveille les formes les plus profondes de la colère. Et une voix pour un populiste n’est que le moindre mal. Les humiliations sont subtiles : l’élite se moque rarement ouvertement du perdant, que ce dernier soit un perdant de la globalisation, de la robotisation ou simplement victime de ses propres défaillances. Même si cette élite est animée par les meilleures intentions, il y a un risque réel d’humiliation. Les exigences morales qu’elle pose sont parfois trop élevées pour elle, pour le perdant elles sont carrément extraterrestres. La prolifération de bonnes intentions, au nom des Lumières et des droits de l’homme, transforme tout le monde en perdant. Mais davantage les perdants: ils sont toisés parce qu’ils ne disposent pas de l’espace pour même réfléchir à se former les bonnes opinions.
Et engager la conversation avec un raciste ne signifie pas que le racisme n’est pas problématique – au contraire. Et même si c’est une bonne idée de discuter avec ses électeurs, Trump reste dangereux. Les conclusions de « l’exécrable élite bien-pensante » sont souvent les bonnes. Mais il est inutile de se moquer des adversaires de ces conclusions. Et l’élite aurait intérêt à prendre conscience de ses propres défaillances. Avoir raison est une chose, obtenir gain de cause en est une autre. Voilà le marteau et l’enclume de 2016 et certainement de 2017 aussi : comment les gagnants vont-ils tirer les perdants – et les perdants les gagnants – dans un projet de société positif au sein duquel les uns ne doivent pas se sentir humiliés et les autres ne doivent pas se sentir offensés. En tenant à ses principes, certainement, mais en maintenant la conversation avec le voisin en colère. Ce ne sera pas facile. Mais un silence bien visé peut faire des miracles. Et quelques secondes de compréhension aussi.
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