» L’aide humanitaire, c’est du business «
Après le terrible séisme qui a frappé son pays le 12 janvier 2010 causant quelque 250 000 morts, le cinéaste haïtien Raoul Peck, parce qu’il se sentait déjà exclu, a décidé de filmer pendant deux ans la mobilisation humanitaire mise en place par la communauté internationale.
Avec le documentaire Assistance mortelle, Raoul Peck tire un puissant réquisitoire contre les bailleurs de fonds et les organisations non gouvernementales. Négligeant le dialogue avec les Haïtiens, marginalisant leur gouvernement, ignorant souvent leurs réels besoins, ils ont produit, selon Raoul Peck, un monstre de gabegie et un fiasco humain. Pour l’ancien ministre haïtien de la Culture et réalisateur du film Lumumba sur le dirigeant anticolonialiste congolais, il est temps de faire table rase d’une « aide au développement » qui ne sert que les intérêts économiques des soi-disant généreux donateurs.
Le Vif/L’Express : Deux ans après le séisme en Haïti, vous dressez dans le documentaire Assistance mortelle le constat de l’échec de l’aide humanitaire internationale. A quoi et à qui l’attribuez-vous ?
Raoul Peck : Je remets en question la structure de l’aide et sa définition. On met dans la même annonce aussi bien l’annulation de la dette que des projets existants ou des décisions comptables qui ne représentent pas d’argent nouveau… On entretient une confusion et personne ne va vérifier qu’entre le lancement et la fin des programmes, on est souvent en dessous du quart des montants de cette aide.
Est-ce le cas pour Haïti ?
C’est largement le cas pour Haïti. Les chiffres sont alarmants. Moins d’un pour cent de l’aide est passé entre les mains du gouvernement haïtien. Et en même temps, on l’accuse d’être corrompu. Si on pouvait réduire la corruption internationale à moins d’un pour cent, ce serait formidable.
Les autorités haïtiennes ont été mises sur le côté par crainte de cette corruption, mais de ce fait-là, le gouvernement n’a pas eu les moyens d’asseoir sa crédibilité et de jouer son rôle dans la reconstruction…
C’est la loi du plus fort. Le donateur a un pouvoir énorme sur le processus de choix, les conditionnalités, les motivations de départ… Des décisions politiques. On n’est pas dans le contexte d’une générosité aveugle et sans contrepartie même si c’est souvent présenté comme tel. On est plutôt dans le cadre d’échanges commerciaux, de géopolitique, de politique tout court, de stratégie entre Etats. Quand on dit que moins de 2,5 % des contrats ont été signés avec des entrepreneurs locaux, on a 97,5 % des contrats qui ont été alloués à des compagnies étrangères et, en grande majorité, provenant du pays des bailleurs. C’est du business. L’aide finance les entrepreneurs des pays donateurs.
Il était donc délibéré de mettre sur la touche le gouvernement haïtien ?
Dire que c’est délibéré, cela voudrait dire que c’est pensé. Plus simplement, c’est dans la logique des choses. A partir du moment où vous gardez la supervision totale sur l’argent que vous êtes censé donner, vous tenez l’autre à l’écart. La mise en avant de certaines conditions en est la première étape : vous aurez la première tranche du financement si vous faites telle chose, etc. Et ces exigences sont conditionnées à des constats que vous dressez vous-même. Donc, c’est vous qui décidez… de dépenser l’aide ici et pas là, dans tel secteur et pas dans un autre. Car pour que cette aide soit votée au Parlement du pays donateur, il faut la justifier. Or souvent, l’argumentation n’a rien à voir avec le pays destinataire. Aux Etats-Unis, des considérations régionales interviennent. Si on aide Haïti, ce serait bien que les produits achetés proviennent de telle région et qu’une partie de cet argent revienne à telle communauté. C’est une longue chaîne de dépendance et d’orientation de cette aide qui fait que, au bout du compte, le receveur reçoit des miettes et n’a aucune influence sur la nature de ces miettes.
C’est donc plutôt un système que vous dénoncez ?
Du temps des « ONG sacs à dos », les gens avaient un certain idéal, allaient travailler dans des endroits difficiles, étaient plutôt proches de la population et prenaient le temps d’écouter, de comprendre, veillaient à une action intégrée dans les communautés. Si une petite ONG qui gérait un budget réduit se retrouve au lendemain d’une catastrophe avec un budget multiplié par dix, par vingt… automatiquement son mode de fonctionnement se transforme. Elle achète des voitures, loue des locaux plus grands, emploie beaucoup plus de monde. S’installe une distance avec les individus… C’est structurel, c’est dans la nature même de l’approche de ces interventions.
Cela explique les travers que vous dénoncez : la multiplication des associations, le manque de coordination, la défense de leurs intérêts…
En Haïti, il y a plus de 4 000 structures. Qu’est-ce que cela implique pour un ministère ? Que vous devrez mettre 4 000 experts comme interlocuteurs de ces donateurs. Il faut instruire les dossiers, faire des études… Avant le tremblement de terre de 2010, Haïti et les principaux bailleurs de fonds avaient conclu un accord prévoyant de réduire les modèles de procédure en vue de soulager le poids incombant à l’Etat haïtien, déjà faible. Le tremblement de terre survient : chacun reprend ses billes et fait comme si rien n’avait existé. Le manque de mémoire institutionnelle est lui-même inhérent à ce processus.
Cette absence de mémoire institutionnelle n’est-elle pas plus surprenante de la part d’ONG que de la part d’une grande puissance comme les Etats-Unis, qui a agi pareillement lors de la guerre en Irak en 2003, par exemple ? L’image et la structure des ONG ont changé. Entre celles qui se sont déployées au Biafra à la fin des années 1960 et les grandes organisations actuelles, c’est le jour et la nuit. Il y a beaucoup moins de visibilité et beaucoup plus de responsabilité, comptable, politique… Beaucoup d’Etats et de bailleurs institutionnels se sont de plus en plus reposés sur des ONG parce que, dans les années 1970 et 1980, les scandales de corruption se sont multipliés dans les pays du tiers monde. Les ONG se sont mises à jouer un rôle auquel elles n’étaient pas préparées. Ainsi l’aide au développement, ou plutôt la soi-disant aide au soi-disant développement, passe désormais en majorité par des ONG qui proviennent des mêmes pays. Un rapport clientéliste s’est instauré : ce n’est donc pas forcément la vision d’une ONG qui va déterminer son action mais la recherche du financement et le secteur sur lequel le pays donateur aura décidé de porter sa priorité. Les ONG deviennent de plus en plus des institutions qui dépendent de l’argent public. Or la logique des ONG est de ne pas être là de façon permanente. C’est ce qui se passe pourtant en Haïti : elles récupèrent petit à petit des responsabilités qui incombent à l’Etat, dans les services de santé, l’éducation l’agriculture.
Le livre L’Aide fatale de l’économiste zambienne Dambisa Moyo a dénoncé, en 2009, le fonctionnement de l’aide au développement. Est-ce à dire qu’il faut tout arrêter et repartir de zéro ? Il faut déjà arrêter de l’appeler « aide au développement ». Ce sera un grand progrès. Ce sont des échanges économiques, pratiquement à sens unique. Bien entendu qu’il faut continuer à octroyer une aide d’urgence après une catastrophe. Les gens ont besoin d’eau, de nourriture, de soins, d’abris. C’est l’après qui est problématique. L’ingérence politique. On prétend favoriser le développement alors qu’on ne met pas en place tout ce qu’il faut pour faire du développement réel. On donne de l’argent et on choisit qui va s’en occuper, y compris en changeant le personnel politique. C’est là où ça dérape. Haïti devrait être le dernier exemple d’échec de cette approche qui dure depuis plus de soixante ans.
Vous laissez entendre qu’en Haïti, les Etats-Unis ont abandonné le président Préval et son dauphin Jude Célestin, candidat aux élections de 2010, pour le futur président Michel Martelly. Ont-ils voulu perpétuer leur influence ?
Il faut arrêter de penser qu’il y a une grande réflexion stratégique des Etats-Unis vis-à-vis d’Haïti. C’est beaucoup plus banal que cela. Le monde politique vit sur un temps de plus en plus court. On essaye de résoudre l’urgence du moment. Donc, on change constamment de politique et de décision au fur et à mesure que les échéances arrivent. On m’a rapporté une engueulade d’Hillary Clinton avec son ambassadeur en Haïti. Elle lui a reproché ses rapports qui ne correspondaient pas à ce qu’elle avait appris lors de sa visite. La grande Amérique se retrouve dans une situation de dysfonctionnement à l’intérieur même de son équipe de cadres. C’est ça la réalité. Aucun ambassadeur n’a envie de reconnaître que le programme qu’il supervise ne fonctionne pas. Il aura plutôt tendance à dire : « Nos interlocuteurs haïtiens sont lents, tardent à signer, ne sont pas réactifs… » Le dysfonctionnement est partagé. Les lourdeurs administratives, les erreurs, les absurdités sont d’autant plus présentes dans les institutions en charge du développement des pays donateurs qu’on y porte moins d’attention.
Comment se traduit l’influence d’une grande puissance comme les Etats-Unis ?
Aux Etats-Unis, une bonne partie de ce que l’on appelle généreusement le lobbying est de la corruption déguisée. Quand deux jours après le tremblement de terre, tel ou tel multimillionnaire appelle un parlementaire américain pour lui demander un contact avec le président d’Haïti, il lui arrange bien volontiers un rendez-vous et, le lendemain, il rentre directement dans le bureau du président. Et il lui dit : je peux prendre en charge tel ou tel secteur ; je vous fournis 150 camions tout de suite, j’investis mon argent ; peut-être serait-il bien, quand l’argent de l’aide sera déboursé, que ce soit moi qui emporte le contrat. Un président dans une situation désespérée répond : « Allez-y, on verra cela plus tard. » On peut appeler cela échange de bons procédés puisque le président ne met rien dans sa poche, dans le meilleur des cas. Mais il y a déjà une incitation à la corruption. L’argent ne vient pas du corrompu ; il vient de celui qui corrompt. Bien sûr, il faut avoir le débat sur la corruption. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt et cela empêche de questionner les problèmes fondamentaux, structurels, politiques et économiques.
Le président Michel Martelly et son Premier ministre ont-ils restauré un peu de la souveraineté de l’Etat haïtien ? C’est difficile pour un gouvernement qui n’est pas issu d’un processus totalement souverain, mais plutôt d’une ingérence, d’arriver à assurer son indépendance. Le bilan, il est peut-être un peu trop tôt pour le dresser. Je suis plutôt pessimiste. La situation actuelle est catastrophique parce que je crains que rien de durable n’ait été vraiment mis en place. Il y a beaucoup d’effets d’annonce et de réussites que personne ne peut vérifier.
Vous avez aussi consacré une partie de votre oeuvre au Congo. Voyez-vous des parallélismes entre ce qui s’y passe et la situation en Haïti en regard du rôle des grandes puissances et des ONG ?
En termes de responsabilités, oui. L’histoire du Congo a été une longue histoire d’ingérence. Mobutu est devenu le dictateur qu’il a été parce qu’il a été appuyé dès le départ par les Américains, les Belges, les Français… Il a su jongler entre ces amitiés différentes et parfois divergentes. Cela a continué après Mobutu. La responsabilité est partagée avec tous ceux qui ont participé à la vie de ce pays depuis sa naissance politique et officielle. L’argent provenant des richesses du Congo (coltan pour les téléphones cellulaires, uranium, or, diamant…) n’est pas consommé par les Congolais. La société civile, qui se mobilise tout le temps, est largement ignorée. Le même phénomène se passe dans les pays du « printemps arabe ». C’est cette même société civile que l’on n’aide pas alors qu’elle a besoin de s’organiser pour résister aux tentatives des uns et des autres.
Un pape qui aspire à « une Eglise pauvre », qu’est-ce que cela vous inspire ?
Dit comme cela, on ne peut qu’accueillir ces paroles de façon rassurante. C’est un retour à la finalité de l’Eglise. On a eu malheureusement trop d’exemples d’une Eglise proche du pouvoir, complice de ceux qui possèdent. Ces paroles de réorientation vers la pauvreté correspondent pour moi à la réalité d’aujourd’hui. Les gens ont besoin de spiritualité et d’humanisme. Et s’il y a un rôle que l’Eglise peut jouer, c’est celui-là. Notre expérience en Haïti est que, trop souvent, l’Eglise a été du côté des plus forts. C’est pour cela qu’elle a éclaté. A un certain moment, les églises de base ont mené la lutte contre le dictateur Jean-Claude Duvalier alors que la hiérarchie était beaucoup plus réticente.
Raoul Peck EN 7 DATES
1953 Naissance à Port-au-Prince. 1963 Rejoint son père exilé au Congo-Kinshasa. 1988 Réalise son premier long-métrage Haitian Corner. 1996 Ministre de la Culture d’Haïti alors que le père Aristide est président. 2000 Lumumba. 2009 Moloch Tropical pour la télévision. 2010 Accède à la présidence de la Fémis à Paris (Ecole nationale supérieure des métiers de l’image et du son).
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