La vie après le coronavirus: les comportements « de crise » des consommateurs vont-ils perdurer?
Les consommateurs ne conserveront pas tous leurs comportements de clients confinés. Mais ils ne reviendront pas pour autant à leurs habitudes d’antan. La crise aura marqué les esprits… et les portefeuilles.
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Elle range son vélo devant la poissonnerie et en ressort quelques minutes plus tard avec deux beaux filets de cabillaud qu’elle glisse dans ses fontes avant de se remettre en route. » Je n’aurais jamais fait ça il y a six mois « , se dit-elle. C’est vrai. Mais il y a six mois, c’était le temps d’avant. Depuis, la crise du coronavirus a semé dans nos vies un peu de mort, quelques grammes de peur, du temps étiré, de l’enfermement, des odeurs de gâteaux dans les maisons. Et des vagues de questions. La fermeture soudaine d’une majorité de boutiques a fracturé notre quotidien de consommateurs. Au pied-de-biche. Il a fallu, d’un coup, se débrouiller autrement, oublier ses habitudes et s’approvisionner, de bonne ou de mauvaise grâce, d’une inédite manière. Depuis le 18 mars, tout a changé. Peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours.
Il y a, davantage que par le passé, une réflexion sur la source des produits et leur accessibilité.
» Il y aura un avant et un après, déclare Alexandra Balikdjian, docteure en psychologie de la consommation à l’ULB. Après un temps de sidération, chacun s’est trouvé des stratégies compensatoires. Pour peu qu’elles se soient révélées efficaces et qu’elles lui aient procuré du plaisir, le consommateur n’en changera plus lorsque le rideau sera retombé sur la crise. » Surtout si celle-ci dure.
Depuis la mi-mars, selon les données recueillies par la firme d’études de marché GFK, 32 % des consommateurs ont dépensé moins, ou nettement moins que d’habitude ; 30 % ont consommé plus ou beaucoup plus et 38 % n’ont pas noté d’évolution. Les moins dépensiers justifient leur prudence, à hauteur de 37 %, par le fait que les temps à venir sont incertains. » Ceux qui ont vu leurs revenus diminuer avec la crise consommeront sans doute moins dans les mois d’après-crise, pour se refaire une santé financière « , avance Dominique Michel, patron de Comeos, la fédération patronale du secteur des commerces. Quelque 28 % des gens pensent de fait que leur situation financière va se dégrader durant l’année à venir, selon GFK.
Avec le virus, les postes de dépenses ont changé : les ventes de barbecues – en ligne – ont augmenté de 548 % durant la première semaine de confinement, selon GFK ; celles de machines à pain, de 390 % ; celles de tondeuses pour cheveux, de 355 %. Le matériel informatique, qui permet le travail à domicile, y compris scolaire, a connu la même évolution, avant même l’annonce du confinement : + 148 % pour les imprimantes, + 237 % pour les ordinateurs. Beau succès aussi pour les livraisons de repas, emplâtre à la fermeture des restaurants, les jouets pour enfants, et les plateformes de streaming. Pour l’essentiel, des dépenses a priori non récurrentes.
Du côté de l’alimentation, les Belges ont massivement dépensé : 400 millions d’euros de plus au cours du premier mois de confinement, sans compter les produits d’hygiène… En très net recul, en revanche, les ventes de produits de mode, de voitures, de voyages et de billets d’avion. Ce n’est pas une surprise.
Durant cette période, le commerce en ligne a progressé comme jamais. Ceux qui, jusque-là, y avaient résisté, soit 15 à 20 % des consommateurs, ont sans doute essayé. Et ce noyau dur a fondu. La montée en puissance du commerce digital était en cours depuis dix ans mais elle a connu ces dernières semaines une forte accélération. Idem pour les commerçants eux-mêmes, dont les retardataires de la transition numérique ont subi via la crise un fameux coup de fouet. Pour échapper au virus, le paiement électronique, voire le paiement sans contact s’est généralisé.
» Les consommateurs ont redécouvert le moyen d’obtenir des produits par des canaux différents, assure Alexandra Balikdjian, avec, pour une partie d’entre eux, un plus grand souci de la production locale et de la qualité du bien acheté. Il y a, davantage que par le passé, une réflexion sur la source des produits et leur accessibilité. » Les commerces de proximité s’en frottent les mains, au détriment des plus grandes surfaces, et certainement des hypermarchés. » Cette tendance était déjà à l’oeuvre avant la crise sanitaire, surtout en zone urbaine, mais elle s’est renforcée avec la crise « , analyse Jean-Philippe Ducart, responsable de la communication chez Test-Achats.
Un peu, beaucoup, passionnément
Ces nouvelles pratiques disparaîtront-elles avec le virus ou se seront-elles assez ancrées pour durer ? Tout dépendra de la durée de la crise, donc du temps durant lequel les clients auront pris le pli de consommer autrement. Mais s’il se confirme, le changement de mode de consommation ne concernera pas tout le monde, ni tout le temps ni radicalement. Tout dépendra aussi des impulsions politiques à venir. Les investissements repartiront-ils » comme avant » ou seront-ils orientés vers une économie plus durable, plus locale, voire plus belgo-belge ?
En matière de mobilité douce, par exemple, les autorités locales ont pris des mesures qui facilitent les déplacements des cyclistes et des piétons. La météo est plutôt favorable, la circulation incroyablement fluide et l’air, non pollué. Pas dés- agréable. Sur le fond, les gens se rendent compte, en tout cas en ville, que la voiture n’est pas aussi indispensable qu’ils le pensaient. Abandonnerons-nous tous la voiture individuelle pour autant ? Rien n’est moins sûr.
Car les transports publics risquent d’être un brin anxiogènes, comme le covoiturage. » L’expérience de consommation sera cruciale dans les premiers moments de retour à la normalité, affirme Alexandra Balikdjian. Si tout se passe bien en train, le consommateur le reprendra. Sinon, il y renoncera. » L’avion, qui concentre de nombreux voyageurs, rafraîchis par le conditionnement d’air pendant des heures et dans un espace réduit, sera sans doute moins séduisant que par le passé. Les vacanciers pourraient ne pas renoncer à leurs séjours à l’étranger mais opter pour un autre mode de déplacement.
La crise aura en tout cas éclairé d’une lumière particulière nos modes et nos priorités de consommation. » Globalement, on se rend compte qu’on a besoin de moins « , glisse Jean-Philippe Ducart. Contraint de payer le plus souvent par carte, ce qui rend les états de dépenses plus faciles à suivre, privé de sorties dans le monde culturel, les magasins de vêtements et les restaurants, le consommateur aura certainement pris conscience de la structure de ses dépenses. Et découvert avec étonnement et parfois ravissement ce que le confinement lui permettait d’économiser. » Ils ne sont sans doute pas prêts à allouer à nouveau autant à l’avenir pour certains postes, pense Alexandra Balikdjian. C’est une sorte d’éducation par le manque. »
La Banque nationale de Belgique, pour qui la consommation privée devrait se contracter au moins de 5,7 % au premier semestre 2020, s’attend tout de même à un » assez net rebond » ensuite.
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