Marco Van Hees
La valeur ajoutée des syndicats, c’est la différence entre le XXIe et le XIXe siècle
Dans une récente tribune d’opinion publiée sur levif.be, le député wallon MR Olivier Destrebecq affirme que « la valeur ajoutée des syndicats est égale à zéro ». Pour étayer sa thèse, le parlementaire libéral réécrit l’histoire et la réalité sociales de ce pays. Mais au-delà, il relaye aussi une inquiétante évolution empruntée par les partis de la majorité fédérale vis-à-vis des droits syndicaux…
Monsieur Destrebecq a, il est vrai, fait de l’antisyndicalisme l’un de ses chevaux de bataille. En 2012, avec quelques militants du PTB, j’avais d’ailleurs été à son domicile, tôt le matin, pour lui remettre un « fouet d’or », suite à ses propos récurrents contre les syndicats et le droit de grève. Passons en revue ses dernières allégations… pour l’assurer qu’il mérite toujours son prix.
1. « Ce 7 octobre aura lieu une grève nationale dont le déroulé est cousu de fil blanc », écrit M. Destrebecq, ajoutant que « cela ne servira strictement à rien » et que la grève devrait être utilisée comme « moyen ultime de protestation » et non comme « moyen standard ».
Rappelons d’abord à ce fin analyste des faits syndicaux que ce 7 octobre 2015 était un jour de manifestation – particulièrement réussie – et non de grève générale. Mais faisons abstraction de cette petite nuance et admettons même la restriction imposée par le libéral à l’utilisation de la grève comme seul moyen ultime de protestation : à l’issue d’une année de gouvernement Michel, qui s’est caractérisé par un niveau d’attaques antisociales inversement proportionnel au niveau de la concertation sociale (dont la suédoise, N-VA en tête, semble vouloir signer l’arrêt de mort), n’a-t-on pas la démonstration que la mobilisation des travailleurs reste le seul levier que puisse encore actionner les syndicats.
Si M. Destrebecq s’aventurait dans les ateliers des usines, il entendrait nombre d’ouvriers lui dire que l’action de ce 7 octobre ne vient pas trop tôt, mais trop tard : c’est parce que le mouvement social ne s’est pas poursuivi, fin 2014, que le gouvernement a pu faire passer toutes ces mesures unanimement acclamées par les fédérations patronales.
2. « Les syndicats ne font pas les lois, cette prérogative revient au Parlement et au Gouvernement », proclame le parlementaire. L’histoire sociale montre que la réalité est un peu plus complexe que cette vision formaliste. Si des révoltes ouvrières n’avaient pas éclaté en 1886, y compris dans la région de M. Destrebecq, où l’armée abattit plusieurs manifestants, le Parlement aurait continué à nier l’existence même de la question sociale. Chaque avancée sociale fondamentale, dans notre pays, est le produit de mouvements sociaux ou de rapports de force qui sont loin de se cantonner à ceux de la mathématique parlementaire.
3. « Le droit à la grève est important, mais pas absolu », revendique le député wallon, dont le légalisme – si exacerbé quand il s’agit de clôturer le périmètre du parlementarisme – semble être à géométrie variable. Car s’il n’est pas absolu, le droit de grève n’en est pas moins fondamental et régi par des conventions internationales reconnues par la Belgique. C’est donc à la lumière de celles-ci, et non de la seule pensée du libéral louviérois, qu’il convient de l’apprécier.
Ces conventions stipulent que le droit de grève ne peut être limité qu’à de très rares exceptions et, dans les services non vitaux pour la société, sa limitation éventuelle doit être le fruit de la concertation. Or, le gouvernement fédéral semble faire peu de cas de ces règles en ce qui concerne l’introduction d’un « service garanti » (même plus qualifié de « minimum ») à la SNCB, puisque l’accord de gouvernement prévoit de se passer de l’avis des syndicats si celui-ci est négatif. J’ai interrogé la ministre Jacqueline Galant à la Chambre quant à ces considérations, mais sa réponse a totalement évacué tout aspect juridique.
4. « Les individus ont une personnalité juridique, de même que les associations et les entreprises. Il n’est plus acceptable que ce ne soit pas le cas des syndicats », affirme encore l’audacieux M. Destrebecq. Car il en faut, de l’audace, pour tout à la fois mener des attaques antisociales rarement égalées dans l’histoire récente de notre pays, menacer le droit de grève à travers l’introduction d’un service garanti et, en plus, exiger des syndicats qu’ils acquièrent une personnalité juridique.
La personnalité juridique est un marche-pied pour la responsabilité juridique des syndicats et tout parlementaire un peu cultivé sait que c’est à travers cette responsabilité que, dans les années 1980, Margaret Thatcher a cassé les syndicats britanniques – et la résistance sociale qui l’accompagne. Si telle est l’inspiration de M. Destrebecq, qu’il ait au moins le courage de le dire ouvertement.
5. « Il existe des lois pénales auxquelles tous les citoyens doivent se soumettre sous peine de sanctions. La grève ne légitime en rien les infractions à ces règles », ajoute-t-il. Mais les travailleurs grévistes, qui défendent péniblement leur emploi et leurs acquis, sont-ils les premiers concernés par ce rappel ?
S’il faut répéter que personne ne doit pouvoir échapper à des sanctions méritées, ne faudrait-il pas d’abord le faire à l’adresse de ces grands fraudeurs fiscaux qui échappent systématiquement aux pénalités ? Ou aux banquiers spéculateurs et menteurs, responsables de la crise financière et de l’endettement public, qui ne semblent pas trop s’inquiéter d’un procès qui va à vau-l’eau ? Ou à la famille Emsens, troisième fortune belge, qui a commercialisé l’Eternit pendant des décennies, sachant pertinemment que l’amiante qu’il contenait ferait des milliers de victimes, et a été sanctionnée par… un titre de baron ? Ou encore au groupe VW et ses responsables, dont les mensonges ont causé un préjudice grave à l’environnement et à la santé publique sans que l’on sente de la part de notre gouvernement fédéral la volonté de prendre des mesures à la hauteur de l’imposture et des dommages ?
6. « La lutte des classes est un concept dangereux du XIXe siècle qui inscrit la société dans la violence et l’opposition », conclut M. Destrebecq, semblant insinuer que c’est l’énoncé du concept qui génère sa matérialisation dans le monde réel. Pourtant, n’est-ce pas le gouvernement auquel participe son parti qui démontre le plus efficacement l’existence d’une lutte des classes dès lors que les mesures de la suédoise sont autant vantées par les organisations patronales qu’elles sont vilipendées par les organisations syndicales ?
En dénonçant la lutte des classes, M. Destrecq s’immisce lui-même dans les échauffourées de cette lutte. Toutefois, la violence qu’il évoque n’a rien à voir avec la véritable violence de la lutte des classes : celle des licenciements pour le profit, des pertes de revenus, de la pauvreté croissante, de la destruction des services publics et de la sécurité sociale, des acquis sociaux sans cesse rabotés…
Face à cette « violence des riches », comme l’ont nommé les sociologues Pinçon et Charlot, les syndicats restent le principal bouclier. Ce n’est pas la conceptualisation des luttes des classes qui nous ramènerait au XIXe siècle, mais bien une neutralisation des syndicats, qui titille de plus en plus de représentants des partis de droite. La valeur ajoutée des syndicats, c’est le différentiel entre un XXIe siècle un tant soit peu civilisé et un XIXe siècle où l’absence de droits syndicaux correspond à l’absence de droits sociaux.
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