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La taxe sur les surprofits de l’énergie: un symbole qui changera peu de choses

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

« Le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour « écrémer » les surprofits que réalisent actuellement certaines entreprises de l’énergie », a déclaré Alexander De Croo à l’issue du Comité de Concertation, mercredi 31 août. C’est une victoire symbolique pour les socialistes et les écologistes, qui le réclamaient depuis plus de six mois. Mais dans les faits, cette taxe aura peu d’effets…

C’est une aventure de la mondialisation capitaliste, mais à la mode gallo-romaine. Nous sommes en 2022 après Jésus-Christ. Toute la Gaule belgique est occupée par la taxe sur les surprofits dans le secteur de l’énergie.

Toute? Oui, toute, de Theo Francken (N-VA) à Tinne Van der Straeten (Groen) et de Georges-Louis Bouchez (MR) à Raoul Hedebouw (PTB) en passant par Vincent Van Peteghem (CD&V), ministre des Finances, personne ne résiste à cette idée envahissante.

Même les plus irréductibles, depuis janvier que socialistes et écologistes, au gouvernement, ont commencé à la réclamer, la disent aujourd’hui souhaitable.

Avec cette pointe de circonspection qui taxe d’irréalisme une mesure qu’on n’a pas trop envie de voir se produire – regardez un peu comment les écologistes reçoivent l’hypothèse de la prolongation de réacteurs nucléaires supplémentaires.

Ici, c’est de droite que s’énonce cette résistante aigreur, si typiquement politique, qui amalgame le souhaitable et le possible. «De toute façon, on sait que ça ne se fera pas car légalement, ça ne passera jamais la rampe. Pour taxer les profits, il existe déjà l’Isoc (impôt des sociétés). Plus on fait de bénéfices, plus on paie», affirmait Georges-Louis Bouchez dans Le Soir du 26 août. C’ était après que le PTB, le PS, Ecolo, les syndicats et même le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, se soient mis à la revendiquer.

Mais il contenait, à la requête de la Vivaldi, un chapitre sur la taxation des surprofits des fournisseurs, producteurs et négociants d’électricité.

Après, aussi, que l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni ne la mettent en œuvre.

Mais avant qu’ Alexander De Croo lui-même, le 27 août, à la VRT, ne déclare «une telle mesure nécessaire».

Et avant que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui venait d’avoir eu un contact avec Alexander De Croo, n’officialise, le 29 août, son soutien à une initiative européenne. Elle avait d’abord prévu de l’annoncer dans son discours sur l’état de l’Union, mi-septembre, devant le Parlement européen. Mais l’ Allemagne ayant changé d’avis sur la question, comme, surtout, sur celle de la réforme structurelle du marché de l’électricité, et sur le plafonnement des prix, l’ Allemande ne pouvait l’ignorer. Et elle devait le dire.

Les bardes criards

Sous cette bienveillante protection de l’Empire, le petit village gaulois d’Alexander De Croo pouvait tenir un banquet plus tranquille, au comité de concertation du 31 août. Sans trop se faire casser les oreilles par des bardes criards, muselés pour un temps. «Nous avons été les premiers en Europe, en février-mars, à dire que le marché ne fonctionnait pas», triomphait le Premier ministre, le 30 août, devant la commission de l’Energie et du Climat de la Chambre, réunie en urgence sur le nucléaire, où il fallait qu’il rappelle que l’Europe allait nous aider à plafonner les prix et à percevoir une part des profits engrangés. Question de prestige. Gravée sur le pavois sur lequel se pensait élevé le grand chef de la tribu fédérale, une morale que les événements récents peuvent sembler renforcer: quand les Belges, les plus braves des Gaulois, le veulent, ils le peuvent.

Tinne et Alexandre sont sur un bateau. Lequel tombera à l'eau à l'issue d'une éventuelle taxation des surprofits des multinationales de l'énergie?
Tinne et Alexandre sont sur un bateau. Lequel tombera à l’eau à l’issue d’une éventuelle taxation des surprofits des multinationales de l’énergie? © belga image

Ils la voulaient après d’autres, et l’auront surtout grâce à d’autres, cette taxe sur les surprofits du secteur de l’énergie, devenue possible parce qu’elle était souhaitable.

Son principe se comprend aisément. Puisque les prix de l’électricité sont liés à ceux du gaz, et que les prix du gaz explosent, les producteurs d’électricité, surtout nucléaire, et donc, en Belgique, surtout un opérateur, empochent des trésors de bénéfices sans avoir rien fait. Les consommateurs et les entreprises, eux, voient leurs factures grossir sans rien pouvoir y faire. Taxer les marges énormes de ceux-là, alors, devrait aider à atténuer la facture de ceux-ci.

Possible car souhaitable, donc. Mais cette taxe est-elle vraiment nécessaire?

«C’est en partie une idée pour calmer le jeu», soutient dans un euphémisme plein de dignitas romaine Philippe Defeyt, économiste et ancien coprésident d’Ecolo.

La notion même de surprofit, ajoute-t-il, «relève d’une discussion sémantique, et est aussi un choix politique. Aucune étude ne peut définir une rentabilité trop élevée, ce n’est jamais qu’une convention.» C’est sans doute pourquoi, on le verra plus loin, le gouvernement du plus brave des peuples de la Gaule pensait d’abord à s’aligner sur le métrage romain.

Philippe Defeyt a eu l’occasion de se pencher sur ce sujet récemment.

Les Romains ne sont pas si fous

Avec le groupe d’experts «pouvoir d’achat et compétitivité» réuni sous l’égide du gouverneur de la Banque nationale, Pierre Wunsch, il a remis, début juillet, un rapport au gouvernement fédéral, que certains présidents de parti se sont empressés de moquer.

Mais il contenait, à la requête de la Vivaldi, un chapitre sur la taxation des surprofits des fournisseurs, producteurs et négociants d’électricité.

La ministre fédérale de l’Energie, Tinne Van der Straeten, avait saisi du sujet la Creg, le régulateur de l’énergie, à deux reprises. Elle a dû insister pour recevoir des chiffres. La Creg évaluait en juillet, pour 2022, la marge bénéficiaire excédentaire pour l’électricité nucléaire à 2,1 milliards d’euros, auxquels il faudra retrancher environ 620 millions d’euros de la contribution déjà due depuis les multiples renégociations sur la rente nucléaire.

Et les surprofits étaient estimés à 342 millions d’euros pour les centrales au gaz, tandis que le secteur éolien n’ en réalisait aucun, notamment parce que les subventions perçues diminuent si les prix augmentent.

Le Conseil supérieur des finances, le Conseil d’Etat, la Banque nationale et, enfin, le groupe d’experts susmentionnés, avaient aussi remis leur avis.

Tous n’y étaient pas hostiles, mais, en fait, aucun n’était véritablement enthousiaste, parce que même si cette mesure était souhaitable, elle n’était peut-être pas possible, et que même si elle était possible, elle n’était peut-être pas spécialement nécessaire.

L’ idée de Tinne Van der Straeten s’inspirait de l’exemple italien. Là-bas, en Gaule cisalpine, le gouvernement Draghi a décidé d’imposer, d’abord à 10%, puis à 25%, les bénéfices excessifs réalisés par ses énergéticiens.

Le géant ENI, dont l’Etat italien est actionnaire, et qui a multiplié ses profits par quinze au deuxième trimestre de 2022, était principalement visé. Il est basé dans la Botte.

Aucune des multinationales qui battent tous leurs records ces derniers mois n’ a installé son siège en Belgique. Il y a donc beaucoup moins d’argent à aller rechercher à Bruxelles qu’à Rome ou Lutèce.

Mais, appliquée aux énormes profits réalisés par Engie avec ses centrales nucléaires en Belgique, une telle taxe avec un tel taux rapporterait trois cents millions d’euros environ. Une somme qui n’est pas négligeable. Mais qui est bien peu de choses eu égard aux besoins, et par comparaison aux quatre milliards d’euros déjà versés par l’Etat, au fil de ses différentes mesures d’aide (baisses de la TVA, prolongations et élargissements du tarif social, chèques, etc.).

Les ménages y verraient peu la différence. Les entreprises, dont certaines s’épanouissent dans cette crise – les marges bénéficiaires n’ont, en moyenne, jamais été aussi élevées, dit la Banque nationale – et dont d’autres, celles qui consomment de l’énergie, sont face à de grands problèmes, encore moins.

Les ménages y verraient peu la différence. Les entreprises encore moins. Seule une initiative européenne pourra éviter aux Gaulois que le ciel ne leur tombe sur la tête.

A l’issue du Comité de concertation, mercredi, le Premier ministre expliquait que « le gouvernement prendra les mesures nécessaires pour « écrémer » les surprofits que réalisent actuellement certaines entreprises de l’énergie ».

« Un groupe de travail composé d’experts de la Creg, du SPF Economie et du SPF Finances est chargé d’examiner où se situent ces bénéfices excédentaires, s’ils peuvent être captés en Belgique et quels instruments fiscaux et juridiques peuvent être utilisés à cette fin, tout en assurant des conditions de concurrence équitables dans le secteur de l’énergie.

Dans le secteur de l’énergie nucléaire, nous nous attaquons déjà à ce problème pour les quatre centrales les plus récentes, via l’impôt sur les sociétés, mais aussi un prélèvement supplémentaire dans le cadre de la contribution de répartition. Cette contribution s’élèvera de 750 à 838 millions d’euros cette année, un montant qui sera intégralement redistribué aux consommateurs. »

Selon le ministre des Finances Vincent Van Peteghem, cette contribution extraordinaire doublerait le montant actuel de la taxe nucléaire.

L’idée est donc, d’une part, d’augmenter la proportion (aujourd’hui 38%) des bénéfices perçus sur les quatre réacteurs nucléaires les plus récents, au titre de ce qu’on appelle en Belgique « la taxe nucléaire ». Et, d’autre part, de l’élargir aux autres sources d’électricité, le gaz, bien sûr, mais aussi l’éolien.

Et puis le groupe d’experts pourrait, par miracle, découvrir une martingale qui permettrait de « capter en Belgique » ces marges folles.

En élargissant et en densifiant l’assiette de cette contribution, son rendement pourrait donc être plus élevé que dans la première mouture de Tinne Van der Straeten.

Pourrait.

Parce que les modalités d’application, qu’aujourd’hui la Belgique n’a pas encore déterminées, conduiront inévitablement à des contestations, peut-être devant les tribunaux: la rente nucléaire étant déjà ponctionnée, et puisqu’un même revenu ne peut théoriquement être taxé deux fois, on ne pourra vraiment compter sur cet argent que dans longtemps, s’il arrive un jour.

La dignitas romaine

Il ne restera donc pas grand-chose, une fois la gloire de l’annonce évacuée, si cette taxation des surprofits se réalise dans la configuration à laquelle pensait d’abord la ministre de l’Energie.

Dans le latin de notre temps, on dit «too little too late». Et la langue belge de notre temps n’a pas encore trouvé une expression pour décrire combien il serait compliqué d’imposer une contribution financière à une entreprise avec laquelle on est déjà occupé à négocier la prolongation de réacteurs nucléaires qu’elle ne veut pas prolonger.

«Avant de tous nous exciter sur les surprofits, on ferait mieux de faire en sorte qu’il n’y en ait pas! Quel est l’intérêt d’aller récupérer quelques centaines de millions d’ici six mois alors qu’on peut agir maintenant», s’énerve d’ailleurs, un peu moins dans la dignitas romaine cette fois, Philippe Defeyt, évoquant la possibilité pour la Belgique, seule et souveraine, d’adoucir immédiatement certaines factures «en revoyant, notamment en les lissant, les mécanismes de liaison des tarifs pour les consommateurs aux prix du marché. Aujourd’hui, ces tarifs surréagissent par rapport aux évolutions du marché», déplore-t-il.

Il y a d’autres manières de limiter ces surprofits, quelle que soit la hauteur à laquelle on les estime, qu’en les taxant, de surcroît à un taux limité. Ces manières aspirent, à gauche, à renationaliser le secteur de l’Energie, et, à droite, à «cesser de donner aux marchés l’impression qu’on organise volontairement une pénurie d’énergie», comme l’expliquait mardi dernier Marie-Christine Marghem en Commission énergie. Elle pensait spécifiquement à la prolongation de davantage de réacteurs nucléaires.

Ce sont, de gauche ou de droite, des invocations aussi efficaces que des vœux à Belenos, le dieu du soleil: leurs effets, dans un si petit pays si interconnecté, ne pourraient jamais qu’être marginaux. Car Alexander De Croo aura beau répéter qu’ils sont fous ces marchés, seule une initiative européenne pourra éviter aux Gaulois que le ciel ne leur tombe sur la tête.

Avec cette initiative, promise comme urgente, de blocage des prix, de réforme du marché de l’électricité, et d’encouragement à la taxation des surprofits du secteur, l’Union européenne, enfin, emploiera utilement son imperium. Un blocage des prix rendrait, automatiquement, impossible la réalisation de surprofits.

Heureusement pour eux, les Gaulois ne sont plus tout seuls dans la plaine.

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